Gilets jaunes : le
week-end où tout peut basculer
Si la capitale s’attend à vivre ce
samedi 8 décembre 2018 une de ses journées les plus chaudes depuis des
décennies, la province est également à surveiller.
La
France s’éveille. Beaucoup de regards sont tournés vers elle. Ce samedi 8
décembre 2018 pourrait bien être une de ces dates que retiennent les livres
d’histoire. Nul ne peut prédire comment tourneront les multiples manifestations
prévues aujourd’hui sur le territoire français mais divers indices laissent à
penser que l’escalade entamée voici plusieurs semaines ne prendra pas fin ce
week-end. L’évolution du mouvement des Gilets jaunes ressemble en effet à une
courbe de Gauss qui n’a pas encore atteint son apogée.
Pour
rappel, tout a commencé avec une simple pétition lancée sur Internet fin mai,
laquelle réclamait une baisse des taxes sur le carburant. Très vite appuyée par
des centaines de milliers de personnes, atteignant même le million de
signataires, elle fut suivie par un appel à bloquer le pays le samedi 17
novembre, lancé par deux chauffeurs routiers. Preuve de la popularité des idées
antifiscales, il fut relayé partout sur la toile au point de devenir viral.
Résultat : le samedi 17 novembre 2018 marqua le
début d’un large mouvement populaire d’une nature encore inconnue
jusque-là. Non soutenu par les syndicats,
il mobilisa plus de 287 000 citoyens,
selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Déjà, des troubles se
produisirent. Plus de cent individus dégradèrent la préfecture de Troyes. Des
cocktails Molotov furent jetés en direction des forces de l’ordre sur l’A4. La
journée de protestation déboucha sur 282 interpellations, 409 blessés et un
mort.
UN MOUVEMENT EN EXPANSION
Surtout, elle n’en resta pas là. Les blocages se
poursuivirent en semaine. Une flambée de violence embrasa l’île de la Réunion, où fut décrété un couvre-feu
et où l’armée dut intervenir. L’exécutif, qui avait signalé depuis une dizaine
de jours, par la voix du Président Macron et celle du Premier ministre
Philippe, qu’il ne reviendrait pas sur l’augmentation des taxes sur le
carburant quel que soit le succès de la manifestation, tint parole. La presse
continua à relayer, comme elle l’avait fait précédemment, l’idée que les Gilets
jaunes étaient des extrémistes de droite, quod non.
Conséquence du dédain politique et de l’insulte
médiatique, le pays se mobilisa à nouveau le samedi 24 novembre, de manière plus virulente cette fois. Sur les Champs
Élysées, il y eut des barrages dressés et des heurts entre police et
manifestants. Soixante-neuf personnes furent interpellées dans la capitale, 157
dans toute la France. Le gouvernement tenta une fois de plus d’associer les
troubles à l’extrême-droite (alors qu’ils provenaient essentiellement de
l’extrême-gauche et d’individus inconnus des services de police) ; cela
n’entacha pas le soutien populaire au mouvement (71 % selon l’Ifop, 84 %
selon Odoxa). Plutôt qu’un essoufflement, ce fut un renforcement des gilets
jaunes qui résulta des premiers affrontements entre peuple et pouvoir.
Parmi les professionnels de la politique, d’aucuns virent
une aubaine dans ce qu’ils pensaient être une jacquerie, mais les Gilets jaunes ne furent point dupes des
tentatives de récupération et de manipulation dont ils étaient l’objet. Ils ne
se laissèrent pas diviser par les appels du pouvoir à se structurer et
repoussèrent les avances de Marine Le Pen (Rassemblement National) et de
Jean-Luc Mélenchon (France Insoumise). Les syndicats restèrent également
hors-jeu. Le monde médiatique, lui aussi victime de la colère populaire,
découvrit, à sa plus grande stupeur, preuve de sa déconnexion avec le réel, que
les corps intermédiaires ne jouissaient plus de la moindre considération au
sein de la population. Cela fleurait bon la crise de régime.
L’IMPUISSANCE POLITIQUE
Entre-temps,
le Président Macron était sorti de sa réserve en s’exprimant le mardi 27
novembre dans une allocution télévisuelle du plus triste effet : il ne
répondait en rien à la détresse financière des Gilets jaunes et s’entêtait dans
une politique écologique bien éloignée des préoccupations quotidiennes des
Français. Il était évident que, face à un tel mépris, face à une telle sourde
oreille, la colère hausserait d’un ton.
Cela ne manqua pas. La radicalisation des Gilets jaunes
put s’observer le samedi 1er décembre 2018 à divers endroits de France, au
premier rang desquels Paris. Paris où, au mépris des consignes des autorités,
les manifestants affrontèrent de longues heures durant les CRS, s’emparant de
l’Arc de Triomphe et repoussant plusieurs assauts policiers. Paris où 112
véhicules et six bâtiments furent incendiés. Paris
où de nombreux commerces furent vandalisés et pillés. Paris où un
fusil d’assaut fut volé aux forces de l’ordre.
Paris où les caméras de télévision gravèrent dans la mémoire collective les
images d’une authentique insurrection. La province n’était pas en reste. Des
échauffourées s’observèrent à Marseille, Toulouse, Dijon et Bordeaux. Au Puy-en-Velay, des manifestants assiégèrent la préfecture et y
boutèrent le feu (70 blessés, dont 18
policiers). À Bordeaux, près de 200 insurgés tentèrent de prendre d’assaut la
mairie. Rien qu’à Paris, on arrêta 412 individus ; 133 personnes furent
blessées, dont 23 parmi les forces de l’ordre. Les chiffres de Toulouse doivent
également être mentionnés afin de bien saisir les contours de la
révolte : 58 blessés, dont 48 parmi les forces de l’ordre.
Du bout des lèvres, les médias mainstream osèrent reconnaître que la situation était
quasi-insurrectionnelle mais, depuis l’Argentine où se tenait le sommet du G20,
Emmanuel Macron ne sembla guère s’en émouvoir. Dans une allocution qui avait
des allures du « rien » consigné
par Louis XVI dans son journal au soir du 14 juillet 1789, il parla de
longues minutes d’écologie avant de condamner les violences en France, refusant
de s’étendre sur le sujet. Une humiliation de plus pour les insurgés. Comment
expliquer ce comportement insensé ?
Méconnaissance
de la gravité de la situation ? Croyance aveugle en les thèses
écologistes ? Volonté de renvoyer une image de président fort ?
Toujours est-il que cette prise de parole renforça la haine dont il faisait
l’objet, pourtant déjà incommensurable.
La France se réveilla avec une sacrée gueule de bois. La
presse s’émut du vandalisme qui avait souillé Paris ; les réseaux sociaux
relayèrent avec virulence les exactions des forces de l’ordre. Les tirs
de flashball à hauteur d’homme, qui furent confirmés
a posteriori par des CRS, donnèrent lieu à l’impressionnante image d’un
retraité pacifique, la joue arrachée par une balle, ou à de multiples vidéos
d’individus aux yeux pochés et traumatisés. Ils débouchèrent également sur
le décès accidentel d’une octogénaire touchée
au visage par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait les volets de son
appartement. Plusieurs vidéos circulant sur la toile montrèrent des CRS
qui agressaient des personnes âgées,
qui passaient à tabac des Gilets jaunes au
sol et mains en l’air, qui arrêtaient
certains de leurs collègues infiltrés, qui
étaient accusés par des Gilets jaunes de casser du mobilier urbain sous un déguisement civil ou qui brutalisaient
un journaliste.
AUX ARMES CITOYENS !
Les jours suivants virent la contestation sociale
s’accroître. Le 2 décembre, des centaines d’ambulanciers
manifestèrent devant l’Assemblée nationale.
Les lycéens embrayèrent et envahirent les rues à leur tour. Routiers et
agriculteurs se joignirent à la grogne générale. Lors de sa visite à la
préfecture du Puy-en-Velay le 4 décembre, le Président Macron fut hué et même poursuivi
sur plusieurs centaines de mètres par des
citoyens.
Parallèlement, et c’est peut-être là le plus grave pour
le pouvoir, le mécontentement gagna les rangs des forces de l’ordre. Déjà le
soir du 1er décembre, sur le plateau de BFM TV, des représentants des
syndicats policiers s’étaient plaints à demi-mot de ce que leurs collègues
avaient dû subir pour défendre les conséquences de l’arrogance du chef de
l’État ; ils avaient également évoqué le découragement qui pointait au
sein des troupes. Les jours qui suivirent, des CRS s’épanchèrent
dans les médias. Certains avaient été mobilisés de
6 à 22 heures, sans recevoir à manger ou à boire, sans recevoir non plus de
consignes particulières sur la façon de contenir les Gilets jaunes. Beaucoup
furent frappés par la violence qui leur fut opposée, sans précédent ;
quelques-uns se risquèrent même à parler de scènes de guerre. Le Premier
ministre eut beau les remercier et le Président leur promettre une prime, le
syndicat de police Vigi n’en appela pas moins à une grève illimitée à partir du samedi 8 décembre 2018, date prévue
pour le quatrième samedi de manifestation, ou le « quatrième acte »
ainsi que l’appellent les Gilets jaunes. Dans son communiqué, Vigi ne pratique
pas la langue de bois : « Notre hiérarchie va encore nous envoyer prendre des coups à sa
place et à la place du gouvernement. Nous savons que nous aurons des blessés et
nous craignons d’avoir des morts parmi nous. »
Tel est bien le nœud du problème : des insurgés le
promettaient déjà samedi dernier (voyez par exemple le live de Rémy Buisine,
à la 54e minute), et ce fut confirmé dans la presse de cette
semaine, l’hostilité d’une frange des Gilets jaunes
à l’égard du pouvoir, et plus particulièrement d’Emmanuel Macron, est devenue
telle que d’aucuns sont prêts à prendre les armes ce samedi. D’ailleurs,
d’après un sondage de l’institut Harris, 15 % des Français approuvent que des
Gilets jaunes recourent à la violence. L’Élysée a affirmé redouter que des
individus viennent à Paris pour tuer.
Et c’est ainsi qu’à l’amertume des policiers s’ajoute une
menace redoutable sur les institutions de la République, une menace d’autant
plus redoutable qu’il ressort des images et des témoignages que les forces de
l’ordre furent déjà proches du point de rupture samedi dernier. À Paris, après
une heure et demi de lutte à peine, les CRS n’avaient plus de grenades
assourdissantes, ni de munitions pour leurs flashballs. Au total, plus
de 13 500 grenades furent tirées, tant et si
bien que, ces derniers jours, un grand travail de réapprovisionnement dut avoir
lieu au sein des unités d’intervention.
UNE PERTE DE CONTRÔLE DU POUVOIR RÉGALIEN
Si la capitale s’attend à vivre ce samedi 8 décembre 2018
une de ses journées les plus chaudes depuis des décennies, la province est
également à surveiller. Le fait que le pouvoir ait rapatrié à Paris de nombreux
CRS afin de défendre les institutions (8 000 hommes seront mobilisés à
Paris, pour 81 000 dans le reste du pays)
découvre d’autant des villes où la colère pourrait s’exprimer de façon
violente. S’il y eut, samedi dernier, 48 blessés parmi les forces de l’ordre
présentes à Toulouse, ce fut avant tout parce qu’il s’agissait d’hommes et de
femmes non formés pour ce type d’intervention et mal équipés. Il est donc dans
l’ordre du possible que l’État français, tout en réussissant à survivre à Paris
grâce à l’aide policière, voie des villes ou des départements échapper à son
contrôle.
La Présidence, prenant peu à peu conscience de la gravité
de la situation, est revenue mercredi sur l’augmentation de la taxe à l’origine
de la révolte, de façon confuse et maladroite. C’était trop tard : le
mouvement des Gilets jaunes avait été trop humilié au cours des dernières
semaines pour se contenter d’une si maigre victoire. La hausse de la taxe était
la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, mais celui-ci demeurait plein.
Aussi entendit-on un Gilet jaune (et pas le moindre, puisqu’il s’agit d’un des
deux routiers à l’origine de l’appel à bloquer le pays le 17 novembre) inviter
ses frères de lutte à une marche sur l’Élysée en plein direct sur BFM TV. Car, oui, il faut
l’écrire, là où les politiciens parlent de « factieux »
et les médias de « casseurs », les intéressés se voient comme des
révolutionnaires.
Ces
derniers jours, divers responsables politiques et gouvernementaux ont appelé
les citoyens au calme et à la responsabilité. D’autres ont préféré jouer les
opportunistes ; c’est ainsi que le député et leader de la France Insoumise
Jean-Luc Mélenchon, empêtré dans des affaires judiciaires, a encouragé
l’insurrection populaire. Le mouvement des Gilets jaunes, globalement
pacifique, n’en surveillera pas moins d’un œil attentif les manifestations qui
blondiront les villes de France ce samedi : il a pu remarquer, à son plus
grand désarroi, que le régime en place ne commençait à écouter ses citoyens que
lorsque ceux-ci devenaient violents.
Source contrepoints.org
Par Oliver Rach.
Oliver Rach, juriste de formation, est un Liégeois
touche-à-tout, attentif à la transformation de sa ville, féru de politique
nationale, épris d’histoire et passionné par les arts narratifs.
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