Anselme Bellegarrigue, gloire
oubliée de l’anarchisme
Bellegarrigue peut être vu comme un
précurseur de l’anarchisme individualiste américain contemporain.
Anselme Bellegarrigue,
né en 1813 dans le Gers et mort approximativement à la fin du XIXe siècle,
quelque part en Amérique centrale, est sans conteste l’un des hérauts de
l’anarchisme naissant, qui fleure bon les senteurs épicées et les mets
succulents du Sud-Ouest. Fils de négociant, Anselme fréquente dans son
adolescence le Lycée d’Auch, puis fonde à Toulouse La Mosaïque du Midi, une bucolique et champêtre revue d’histoire
locale (plus locale que d’histoire, d’ailleurs). Après quelques insuccès, il
part en voyage, et visite, durant les années 1846-48, les Antilles, La
Nouvelle-Orléans, puis plus au nord New York et Boston. Ses voyages ont une
incidence majeure sur sa conviction, désormais chevillée au corps, des
bienfaits de la démocratie, du gouvernement limité et même de la souveraineté
individuelle pure et simple sur toute forme de dirigisme.
Anselme
Bellegarrigue revient en France le 21 février 1848, à l’aube de la chute de la
monarchie de Juillet. Le rôle qu’il exerça dans le cours de ces événements
n’est pas connu avec précision. Ce qui, en revanche, est certain, c’est qu’il
ne cessa pas de critiquer le cours que prit le mouvement révolutionnaire au
lendemain du renversement de Louis-Philippe. On connait bien cet échange resté
célèbre : un Gavroche en armes lui dit : «
Cette fois, on ne nous la volera pas notre victoire ! ;
Bellegarrigue lui rétorque alors : « Ah mon
ami, la victoire, on vous l’a déjà volée ; n’avez-vous pas nommé un
gouvernement provisoire ? »
Il
fréquente alors la Société Républicaine Centrale, dite « Club Blanqui », du nom
du socialiste « enfermé » Auguste Blanqui, frère de l’économiste Adolphe que
nous apprécions beaucoup dans nos colonnes. Bellegarrigue exige une
modification de la forme du gouvernement, l’introduction de la démocratie,
l’avènement non seulement de la souveraineté du peuple, mais aussi de la
souveraineté individuelle. Il accuse les partis politiques fantoches de la
Seconde République d’avoir détourné la révolte populaire vers plus d’autorité
et de centralisme, et les qualifie en conséquence du doux sobriquet de vermine des nations. Il dénie aux événements
de 1848 le qualificatif de « Révolution », dans la mesure où, selon lui, « une Révolution doit etre la ruine non pas d’un
gouvernement, mais du gouvernement ».
Sa
proximité avec les blanquistes et autres socialistes non marxistes ne doit pas
conduire à méprendre le lecteur d’aujourd’hui sur le compte de Bellegarrigue.
C’est exclusivement la contestation de l’autorité, que ces mouvements incarnent
par excellence, qui l’attire. Mais Bellegarrigue ne se prive pas, et c’est le
moins que l’on puisse dire, de critiquer copieusement les mesures sociales que
tous ces socialistes, utopistes, républicains, solidaristes, marxistes ou
proto-marxistes, aspirent de leurs vœux. Car pour lui, au final, toute mesure
gouvernementale quelle qu’elle soit, revient à l’esclavage des uns par les
autres, à la lutte violente entre les hommes.
En 1848,
Bellegarrigue publiait déjà Au fait ! Au fait !
Interprétation de l’idée démocratique. Il poursuivit ensuite avec Le Dieu des riches et le Dieu des pauvres,
puis Jean Mouton et le percepteur ; puis
La Civilisation ; puis enfin, et
surtout, en 1850, L’Anarchie, journal de
l’ordre, journal qu’il édita, publia et distribua lui-même. Deux numéros
seulement parurent, par manque de lecteurs. Le troisième numéro, consacré à
l’origine de la richesse, ne fut pas publié. Pour Sharif Gemie, L’Anarchie constitue le tout premier manifeste
anarchiste au monde.
Le père fondateur de l’anarchisme individualiste
Avec Han Ryner et Georges Palante, Anselme Bellegarrigue
peut être considéré comme l’un des pères fondateurs, sinon LE premier, le plus
antécédent, des fondateurs de l’anarchisme ; lequel, à l’époque, ne contenait
pas la dimension gauchiste, syndicaliste, qu’on lui connaît depuis la fin du
XIXe siècle. L’anarchie, c’est l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner par
lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus.
Comme il
l’écrit :
« Qui dit affirmation du peuple, dit liberté
individuelle ;
Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de
chacun ;
Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité ;
Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité ;
Qui dit fraternité, dit ordre social ;
Donc qui dit anarchie, dit ordre social. »
Un
gouvernement est fondé. C’est une construction sociale, éminemment
artificielle, et en rien le fruit d’une évolution naturelle des sociétés. Or,
dit Bellegarrigue, à l’instant même où le gouvernement est fondé, il a ses
créatures, et, par suite, ses partisans ; et au même moment où il a ses
partisans, il a aussi ses adversaires. La guerre civile s’explique donc, selon
lui, par un gouvernement qui veut venir et qui se trouve face à un gouvernement
qui ne veut pas s’en aller. Partisans et adversaires du gouvernement forment
les germes d’une guerre civile qui, tôt ou tard, éclatera au sein de la
société.
« Vous ne pouvez pas éviter la faveur qui fonde le
privilège, qui provoque la division, qui crée l’antagonisme, qui détermine la
guerre civile. »
Tout
l’objet du combat de Bellegarrigue consistera donc à convaincre les citoyens de
renoncer d’une part à être des partisans, et de l’autre des adversaires du
gouvernement. Et par conséquent à les rendre indifférents au gouvernement.
C’est ainsi que la paix pourra être établie.
Il ajoute
que si l’État est une fiction, l’intérêt général, quant à lui, n’existe pas :
cette affirmation classique est martelée avec force par Bellegarrigue. La seule
vérité naturelle, démontrée à la fois matériellement par le fruit de l’histoire
et moralement par l’usage de la raison, c’est le moi.
« Mon intérêt est égal à celui de qui que ce soit ;
je ne puis devoir que ce qui m’est dû ; on ne peut me rendre qu’en proportion
de ce que je donne, mais je ne dois rien à qui ne me donne rien ; donc, je ne
dois rien à la raison collective, soit le gouvernement, car le gouvernement ne
me donne rien, et il peut d’autant moins me donner qu’il n’a que ce qu’il me
prend. »
La société
est un phénomène naturel, qui est la conséquence inévitable et forcée de
l’agrégation des individus. L’intérêt collectif en découle : il est une
déduction providentielle et fatale de l’agrégation des intérêts privés.
L’intérêt collectif ne peut donc être complet qu’autant que l’intérêt privé
reste entier.
C’est le droit individuel qui pèse sur le droit
collectif ; j’ai le même intérêt que la communauté à avoir une route et à
respirer l’air sain, toutefois j’abattrais ma forêt et je garderais mon champ
si la communauté ne m’indemnisait pas, mais comme son intérêt est de
m’indemniser, le mien est de céder, tel est l’intérêt collectif qui ressort de
la nature des choses.
L’intérêt
général, au sens de Rousseau, est donc pour lui porteur d’une menace terrible
pour toute liberté individuelle. C’est pour l’essentiel par sa capacité de
nuisance qu’il le définit :
Lorsque enfin vous appelez intérêt collectif celui
que vous invoquez pour m’empêcher de gagner ma vie au grand jour, de la manière
qui me plaît le mieux et sous le contrôle de tout le monde, je déclare que je
ne vous comprends pas, ou, mieux, que je vous comprends trop.
Selon
Bellegarrigue non seulement il n’y a pas, mais il ne peut pas y avoir de
contrat social, d’abord parce que la société n’est pas un artifice, un fait
scientifique, une combinaison de la mécanique ; la société est un phénomène
providentiel et indestructible ; les hommes sont en société par nature. L’état
de nature est déjà l’état de société ; il est donc absurde de vouloir
constituer, par un contrat, ce qui est constitué de soi.
Le
premier, et de manière aussi claire et sans nuance, Bellegarrigue fait du
pouvoir l’ennemi à abattre. Tant dans l’ordre social que dans l’ordre
politique. Tous les partis aspirent, par construction, à atteindre le pouvoir,
et par conséquent l’essence même du pouvoir est la source de la politique. Or
tout pouvoir est l’ennemi du peuple car le pouvoir est toujours le pouvoir,
c’est-à-dire le signe irréfragable de l’abdication de la souveraineté des
individus. Quiconque a le pouvoir est donc immédiatement dangereux. Les partis,
lorsqu’on les dépouille de ce prestige patriotique dont ils s’environnent pour
attraper les sots, n’est tout simplement qu’un assemblage d’ambitieux
vulgaires, faisant la chasse aux emplois. Mais le peuple est berné par le jeu du
pouvoir et des élections. Tout change parce que rien ne change, les mêmes
causes produisent toujours les mêmes effets. Mais si, a contrario, le peuple
s’occupait exclusivement de ses intérêts matériels, de son commerce, de ses
affaires, et s’il couvrait de son indifférence ou même de son mépris cette
basse stratégie qu’on appelle la politique, les partis, tout à coup isolés,
cesseraient de s’agiter ; le sentiment de leur impuissance glacerait leur
audace.
Ils sécheraient sur pied, s’égraineraient peu à peu
dans le sein du peuple, s’évanouiraient enfin et le gouvernement qui n’existe
que par l’opposition, qui ne s’alimente que des querelles que les partis lui
suscitent, qui n’a sa raison d’être que dans les partis, qui, en un mot, ne
fait depuis cinquante ans que se défendre et qui, s’il ne se défendait plus,
cesserait d’être, le gouvernement, dis- je, pourrirait comme un corps mort ; il
se dissoudrait de lui-même, et la liberté serait fondée.
Le vote,
l’exercice du suffrage universel, n’est pas une garantie, mais est au contraire
la cession pure et simple de la souveraineté. Là encore, le sens de la formule
de Bellegarrigue fait mouche :
Le peuple a tous les droits imaginables ; je
m’attribue, pour ma part, tous les droits, même celui de me brûler la cervelle
ou de m’aller jeter dans la rivière ; mais, outre que le droit à ma propre
destruction est placé en dehors du calme de la loi naturelle et cesse de
s’appeler un droit en devenant une anomalie du droit, un désespoir, cette
exaltation anormale que, pour aider le raisonnement, j’appellerai encore un
droit, celui-ci ne saurait, dans aucun cas, me donner la faculté de faire
partager à mes semblables le sort qu’il me convient personnellement de subir.
En est-il ainsi à l’égard du droit de voter ? Non. Dans ce cas, le sort du
votant entraîne le sort de celui qui s’abstient. (…) Je ne vois pas, par
exemple, comment ni pourquoi les trois millions de Français qui ne votent
jamais sont passibles de l’oppression légale ou arbitraire que fait peser sur
le pays un gouvernement fabriqué par les sept millions d’électeurs votants. Je
ne vois pas, en un mot, comment il arrive qu’un gouvernement que je n’ai pas
fait, que je n’ai pas voulu faire, que je ne consentirai jamais à faire, vient
me demander obéissance et argent, sous prétexte qu’il y est autorisé par ses
auteurs.
Bellegarrigue
place l’avenir dans la réserve, dans l’abstention et l’inertie civique, et
enfin dans l’activité économique, bref dans tout ce qui n’est pas politique.
Dans tout ce qui est même la négation de la politique.
Pour être libre, voyez-vous, il n’y a qu’à vouloir.
La liberté, que l’on nous a sottement appris à attendre comme un présent des
hommes, la liberté est en nous, la liberté c’est nous. Ce n’est ni par fusils,
ni par barricades, ni par agitations, ni par fatigues, ni par clubs, ni par
scrutins qu’il faut procéder pour l’atteindre, car tout cela n’est que du
dévergondage. Or, la liberté est honnête et on ne l’obtient que par la réserve,
la sérénité et la décence.
Un précurseur de Molinari et d’Ayn Rand ?
Si les liens de parenté entre la pensée d’Anselme
Bellegarrigue et les deux autres pères de l’anarchisme français sont évidents
(Han Ryner et plus encore Georges Palante, en particulier dans La Sensibilité individualiste), il est souvent mentionné que Bellegarrigue serait aussi
et plus encore, en quelque sorte, un précurseur de l’anarcho-capitalisme par le
truchement de Gustave de Molinari, et de la pensée objectiviste d’Ayn Rand. Ce
point mérite discussion et ne paraît pas si évident que cela.
Anselme
Bellegarrigue est un quasi contemporain de l’économiste belge Gustave de
Molinari. En premier lieu, il apparait assez clairement que les sujets
d’analyse de Molinari et ceux de Bellegarrigue se recoupent assez peu. Molinari
a essentiellement écrit sur les règles naturelles d’organisation du marché, sur
les moyens pour les ouvriers d’agir sur la marché du travail (les bourses), sur
les sphères « non marchandes » comme la religion, l’éducation, et enfin sur la
place et le rôle de l’État.
Ces sujets
sont plutôt éloignés des préoccupations portées par l’anarchiste français. Bien
évidemment il y a des points de convergence, en particulier les thèses liées à
la sensibilisation et à l’éducation des masses et des ouvriers, thème
extrêmement cher à Molinari et que l’on retrouve, par l’action des journaux
qu’il a animés, chez Bellegarrigue. Tous deux défendent avec ardeur des points
qu’ils jugent essentiels au développement harmonieux des relations entre les
individus. En premier lieu, la liberté d’expression. Ils estiment tous deux que
toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer, et que le progrès des sciences
en tous domaines est à ce prix. Ensuite, le droit d’association des
travailleurs : la possibilité d’association des individus est une des clefs
fondamentales de l’équilibre des sociétés mais, dans ce cadre, celle des
travailleurs, confrontés au pouvoir du capital, revêt une importance toute
particulière.
Si
Bellegarrigue n’est pas très prolixe sur ce point, Molinari aura de longs
développements sur les bourses du travail, qui selon lui reflèteraient mieux
l’offre et la demande d’emplois que ne le fera jamais une administration
autoritaire. Enfin, la nécessité de former les individus. Pour que la liberté
puisse s’exprimer pleinement, il ne suffit pas de la décréter, encore faut-il
que les individus soient capables d’assumer seuls et librement leurs propres
affaires. Il est donc tout à fait essentiel de former progressivement les gens.
On fait
aussi par ailleurs de Bellegarrigue le précurseur d’Ayn Rand et de son
objectivisme. Il est bien clair que la pensée de Rand comprend une dimension
individualiste extrême qui n’est pas sans rappeler notre penseur. Sans
toutefois détailler ce point outre mesure, car cela sortirait du format de cet
article, il apparaît tout de même assez artificiel de souligner une
quelconque filiation entre Bellegarrigue et Rand. La pensée objectiviste,
magistralement développée dans l’ouvrage qu’Alain Laurent a récemment consacré
à Ayn Rand, ne se résume en effet pas aux développements plus rudimentaires de
Bellegarrigue. Il comprend de nombreuses autres dimensions, résumées de manière
éclairante par Ayn Rand elle-même dans une chronique de 1962 au Los Angeles Times : une métaphysique (la
réalité existe en tant qu’absolu) ; une épistémologie (la raison est le seul
moyen qu’a l’homme pour percevoir la réalité ; une éthique (l’homme est une fin
pour lui-même, et non un moyen pour les autres) et enfin une politique (le
capitalisme de laissez-faire).
Si pour
Bellegarrigue la nature de l’homme lui impose de faire société, phénomène
éminemment artificiel, et que faire société ne signifie en rien faire
allégeance à un pouvoir tutélaire et accapareur des libertés individuelles,
pour Rand, en revanche, tout provient de la réalité qui s’impose à l’individu,
qui existe indépendamment de la conscience de l’individu, et à laquelle il
n’accède que par l’effort de la conscience. La conscience, pour s’exercer, a
besoin d’un code, d’une valeur cardinale vers laquelle elle tend : c’est la
vie, le fait de se maintenir en vie, qui constitue cette valeur suprême. Et
c’est à ce prix que l’homme pourra toucher au bonheur. Comme on le voit dans
ces quelques lignes, les thèses de Rand n’ont qu’un lien assez éloigné avec la
pensée de Bellegarrigue. Je renvoie pour de plus amples précisions aux
chapitres de l’ouvrage d’Alain Laurent visés en note ci-dessous.
S’il
fallait trouver un voisinage plus immédiat à la pensée de Bellegarrigue, et
outre ses frères siamois Ryner et Palante, il faudrait plutôt se tourner à mon
sens d’une part vers Max Stirner, et d’autre part vers Benjamin Tucker. Chez
Stirner tout d’abord, il y a d’innombrables accents et formules que
Bellegarrigue aurait pu faire siennes : «
L’État est le maître de mon esprit, il veut que je crois en lui et il m’impose
un credo, le credo de la légalité » ; « L’État
est le maître de mon esprit, il veut que je crois en lui et il m’impose un
credo, le credo de la légalité » ; « L’État est l’ennemi, le meurtrier de l’individu,
l’association en est la fille et l’auxiliaire ; le premier est un esprit, qui
veut être adoré en esprit et en vérité, la seconde est mon oeuvre, elle est née
de moi. L’État est le maître de mon
esprit, il veut que je crois en lui et m’impose un credo, le credo de la
légalité. Il exerce sur moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il
proscrit mon moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. » Il
proclame que les religions et les idéologies se fondent avant tout sur des
superstitions. Il rejette aussi bien le libéralisme politique qui implique,
selon lui, une soumission à l’État, que le socialisme qui subordonne l’individu
à la société.
Stirner
comme Bellegarrigue sont des partisans chevronnés de l’individualisme et de
l’égoïsme. Mais si Stirner oppose l’association libre à la société par essence
coercitive, Bellegarrigue, on l’a vu, oppose pour l’essentiel la société, libre
dans l’état de nature, à l’État, Léviathan qui place les individus sous son
joug.
Mais pour
l’essentiel les points de comparaison s’arrêtent là. Posant le Moi en absolu,
Stirner refuse la notion de droit naturel, qu’il juge chimérique. Il fait
dériver la propriété non pas d’un droit, mais de la force. Rien n’est plus
étranger à la pensée de Bellegarrigue. C’est qu’à bien des égards Stirner fait
partie des « Hégeliens de gauche », qui est une des branches fondatrices du
socialisme contemporain, concurrente d’une part du socialisme utopique d’Owen,
Fourier ou Cabet, et d’autre part du socialisme scientifique marxiste. S’il
place la liberté et l’individu comme des absolus, ce n’est pas au profit d’une
réhabilitation de la société civile et des rapports humains naturels, fondés
sur la liberté, la propriété et la responsabilité, mais au profit d’une anomie
égotiste assumée. Quitte à trouver à Stirner une filiation, il faudrait plutôt
à mon sens partir d’Étienne de la Boétie et prolonger, de façon magistrale,
avec Nietzsche, que la chercher chez Bellegarrigue.
Reste
enfin Benjamin Tucker. C’est dans son périodique anarchiste La liberté que celui-ci a formalisé ses
principales thèses. On peut déjà observer ainsi, avec Bellegarrigue, une
parenté de supports de publication. Tucker et ses amis rejettent l’autorité
coercitive, la législation subie, la notion de contrat social. Pour Tucker, les
anarchistes doivent être considérés comme des « démocrates
jeffersoniens impavides ». En cette phase combinant Jefferson et
Thoreau, il veut dire ainsi que « le meilleur gouvernement est celui qui
gouverne le moins, et que celui qui gouverne le moins n’existe pas ». On
croirait lire du Bellegarrigue dans le texte.
Tucker
critique vertement le capitalisme d’État et la bourgeoisie d’État, comme
Bellegarrigue le fera dans L’Anarchie, journal
de l’ordre. Tucker comme Bellegarrigue insistent sur le fait que tous
les monopoles, fussent-ils privés, ne peuvent perdurer qu’avec le soutien de
l’État. Les deux en concluent que, plutôt que de renforcer l’autorité comme le
préconisent les marxistes, il faut à l’inverse l’évacuer du jeu économique et
laisser se déployer le principe qui lui est le plus hostile, celui de la
liberté.Tucker résume cela de manière éclairante : « les seuls qui croient vraiment au laissez-faire sont les anarchistes
» dit-il.
C’est en
ce sens selon nous que Bellegarrigue peut être vu comme un précurseur, moins de
l’objectivisme ou de l’anarcho-capitalisme, que de l’anarchisme individualiste
américain contemporain.
Source contrepoints.org
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