Entretien avec Manoel de Oliveira
Manoel de Oliveira, un cinéma marqué par le
doute
Hospitalisé en début d'année, le réalisateur
portugais, 104 ans, prépare un nouveau film. Accordant rarement des interviews,
il parle ici de la vie, du cinéma et de la foi.
- Vos projets inaboutis sont aussi nombreux que ceux portés à l'écran.
Manoel de Oliveira - C'est exact. Mais ma filmographie a l'Histoire pour fil
rouge. Aniki-Bobó [son premier long-métrage en 1942 sur le quotidien
d'enfants des quartiers populaires de Porto] représente en partie mon enfance
et les films qui ont suivi ont acquis un caractère toujours plus historique.
Mes films évoquaient la plupart du temps des événements historiques. Puis je me
suis intéressé à l'histoire du cinéma. Aujourd'hui, on considère le cinéma
comme un mouvement. Mais le mouvement n'existe pas. Ce qui existe, ce sont les
choses qui évoluent dans l'espace. Et cela représente du temps. Quand les
frères Lumière ont réalisé à trois reprises un film sur la sortie d'usine des
ouvriers, ils ont voulu imprimer du mouvement à des personnages.
- Vous avez eu l'idée audacieuse de filmer l'histoire du Portugal à travers ses défaites dans Non, ou la vaine gloire de commander (1990). Pourquoi un tel choix ?
Manoel de Oliveira - Camões fait dire au vieux du Restelo [personnage des Lusíadas
– épopée nationale écrite au XVIe siècle – qui symbolise les sceptiques quant
au succès des conquistadors portugais] la chose suivante : "Prenez garde
aux victoires, car elles peuvent produire des défaites." Et c'est ce qu'il
s'est produit. Tout ce que nous faisons laisse présager une défaite. Un
philosophe a affirmé que l'Histoire était finie, car, désormais, on écrit des
romans. Et dans un film historique, personne ne raconte fidèlement les
événements.
- L'Histoire est-elle, d'une certaine façon, une fiction ?
Manoel de Oliveira - C'est une fiction. Plus nous en sommes conscients et moins
nous avons l'illusion de réaliser véritablement un film historique. [Changeant
de sujet ou peut-être pas – note de l'intervieweur] Dans Guerre et Paix, un noble est blessé et sait qu'il va mourir, il se
demande ce qu'est la mort. Il regarde autour de lui et voit une porte. Il dit
alors : "Ah, c'est une porte !" C'est une porte qui a une sortie
mais dont on ne connaît pas l'entrée.
- Vous pensez qu'il y a quelque chose derrière la porte ?
Manoel de Oliveira - Le doute existe. Saint Paul disait que si le Christ
n'était pas ressuscité toute notre foi serait vaine. La religion elle-même est
empreinte de doute. Personne ne peut dire ce qu'il y a derrière la porte.
- Outre l'Histoire, il y a un autre thème central dans votre œuvre, celui des amours frustrés.
Manoel de Oliveira - La vie est une défaite. Les gens vivent dans la défaite.
On naît à contrecœur et nous ne sommes pas maîtres de notre destin.
- La persistance est un des aspects les plus admirables de votre parcours, la notion que vous aviez un chemin à suivre même si le public ne le comprenait pas.
Manoel de Oliveira - J'ai été élevé dans une famille catholique. Un jour, un
prêtre, ami de mon grand-père, rend visite à l'hôpital à un autre prêtre et lui
dit : "Ah ! tu as vraiment très bonne apparence." Le malade lui
répond : "Je n'ai pas à me plaindre de mon apparence." Cette anecdote
répond à beaucoup de choses. L'apparence ne permet pas de tirer de conclusions.
- Mais la conviction que votre cinéma était différent vous a-t-elle aidé à ne pas vous décourager ?
Manoel de Oliveira - J'admire les saints... plus que les révolutionnaires.
- Pour quelle raison ?
Manoel de Oliveira - Parce que les saints œuvrent dans l'abstrait.
- Proposez-vous au spectateur d'être ouvert à l'idée de mystère ?
Manoel de Oliveira - Le monde est complexe, incompréhensible, sans doute moins
pour ceux qui croient fermement à quelque chose que pour ceux qui vivent dans
le doute. Ce que je leur propose, c'est le doute. Le doute est une manière
d'être.
- Et vous gardez la foi dans le cinéma ? Ou là aussi vous éprouvez des doutes ?
Manoel de Oliveira - C'est la même chose que d'avoir foi en l'honneur. Mais
qu'est-ce que l'honneur ?
Biographie :
Manoel de Oliveira est né à Porto en 1908. Acteur dans le
premier film parlant portugais, il tourne ensuite des documentaires. Son
premier long-métrage remonte à 1942. La fin de la dictature, en 1974, lui offre
l'occasion de véritablement lancer sa carrière. Parmi ses œuvres majeures, on
peut citer Le Soulier de
satin (1985), La Divine Comédie (1991), Val Abraham (1993), Belle
toujours (2006).
Au Festival de Cannes 2008, le réalisateur portugais reçoit
une Palme d'or pour l'ensemble de son œuvre. Gebo et l'ombre, son
dernier film, est sorti en septembre 2012 : une réflexion sur la misère
matérielle et morale, avec Michael Lonsdale et Jeanne Moreau. Il envisage de
porter à l'écran cette année des textes de Camões et de Cervantes.
Source Courrier international
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