Entretien avec Pierre Rosanvallon
“La démocratie est fragile et la violence sociale est toujours plus proche qu’on ne le pense”. Rejet de l'autre, repli sur soi… la société se déchire. Et si on se parlait ? L'historien Pierre Rosanvallon entend rendre la parole aux oubliés, aux invisibles.
Les Français ne font plus société. Ils ne se font même plus d'illusion sur leur capacité à vivre ensemble, d'après un sondage CSA publié en novembre. Le populisme a trouvé sur ce terreau de quoi nourrir un sentiment d'insécurité et de morosité qui pourrait décider du résultat des prochaines élections, municipales et européennes. Il faut réagir.
L'historien Pierre Rosanvallon et les éditions du Seuil associent leurs efforts pour colmater la brèche – pour panser la plaie, profonde et infectée, du corps social français. Selon Rosanvallon, si les Français ne s'aiment pas, c'est d'abord parce qu'ils ne se connaissent pas, et ne se reconnaissent plus dans leurs représentants, leurs institutions et leurs médias.
D'où l'idée de rendre la parole, et la plume, à ces « invisibles » qui s'effacent dans la nuit politique. Une collection de témoignages denses (90 pages) et intenses et le site participatif Raconterlavie.fr brosseront le portrait de cette France qui change sous nos yeux. En espérant que, demain, elle retrouvera ce qui l'unit.
Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique, répond à nos questions.
- La société française est « déchirée », dites-vous. Quels sont les signes de ce déchirement ?
D'abord, la multiplication des phénomènes de repli, de rejet des autres. La recherche des boucs émissaires habituels, comme l'islam, s'accompagne d'une désagrégation de la société : les riches vivent dans leur monde, et les « invisibles » sortent du paysage. Ce déchirement se traduit par un rejet du sommet de la société – attitude antipolitique, antidémocratique, même, puisque la démocratie, c'est la production d'un monde commun.
Attitude inquiétante, car la société ne s'appuie pas seulement sur des institutions officielles, elle « tient » aussi avec des institutions invisibles, telles la légitimité – qui fonde le lien entre le pouvoir et les citoyens – et la confiance. Avoir confiance, c'est croire qu'on peut miser sur des comportement futurs. Se défier, c'est refuser de se projeter dans l'avenir avec les autres, car l'autre est perçu comme un problème ou une menace. Surtout quand on ne le connaît pas.
- Mais comment expliquer qu'on ne se connaisse plus ?
La société française est coupée en deux : les grandes métropoles, marquées par la diversité, l'innovation et les emplois de demain, et une société « cassée », brutalisée par la chute de l'ancien monde industriel. Il s'agit moins d'une opposition ville/campagne que d'une opposition métropoles/villes moyennes en déclin (réparties essentiellement dans le nord, l'est et le centre du pays). Et ces deux sociétés s'ignorent.
Mais il y a une seconde explication à l'ignorance : le capitalisme a changé de nature. Prenez le monde ouvrier : aujourd'hui, il s'incarne moins dans la ligne de production automobile, largement automatisée, que dans les centres logistiques et les entrepôts. L'ouvrier spécialisé d'autrefois a été remplacé par le chauffeur-livreur ou le manutentionnaire. Le problème est qu'on utilise toujours les références de la société industrielle, qui disent mal les métamorphoses de notre tissu social. Les mots ne correspondent plus aux réalités.
- Pourquoi ?
Cette nouvelle société se rend aussi moins visible – les employés d'Amazon sont moins syndiqués que ne l'étaient ceux de Renault, par exemple. Or aucun corps collectif ne saurait exister sans un sentiment d'appartenance ; et pour que ce sentiment existe, il faut se raconter. En lançant notre collection et notre site, nous voudrions participer à la fabrication d'une « démocratie narrative » où chacun redeviendrait visible aux yeux de tous.
- On accuse les gouvernants d'être aveugles aux bouleversements du réel…
Si le monde politique perçoit à peu près les changements de mœurs, comme on l'a constaté avec la loi sur le mariage pour tous, pour le reste, la société lui est devenue terra incognita. C'est grave. Car élire des représentants n'est pas seulement voter pour des personnes qui ont des opinions similaires aux nôtres, c'est choisir des gens qui portent notre réalité – c'est-à-dire notre quotidien. Les politiques n'y arrivent plus, y compris dans les partis de gauche.
- Le mal est profond ?
La non-représentation nourrit le désarroi social et une indifférence, voire une haine croissante à l'égard du monde politique. Partout en Europe, la montée en puissance du populisme d'extrême droite exprime, en la déformant, une sourde demande de représentation. Si on ne rétablit pas cette demande dans sa justesse, on laisse grossir le fantasme d'un « peuple » uni et en colère face à un monde politique qui l'aurait abandonné. Or ce « peuple » n'est pas un bloc de marbre. Il faut décrire le monde social dans sa diversité. Il en résultera plus de solidarité, car c'est bien l'ignorance d'autrui qui produit la « désolidarité » sociale, en ravalant chacun à un stéréotype : le chômeur assisté, le Rom voleur…
Décrire la société, c'est donc sortir des grands concepts figés et saisir les vies singulières dans leurs moments de bascule, entrer aussi dans des lieux que la littérature ou la sociologie n'ont pas trouvé dignes d'explorer et qui sont pourtant révélateurs de la vie sociale. Ainsi, Annie Ernaux publiera en mars dans notre collection le journal de son hypermarché, et nous avons aussi en préparation un livre sur le tuning chez des jeunes de milieu populaire dans le nord de la France. Par le livre et l'Internet, il s'agit d'écrire le roman vrai de la société, avec des écritures très diverses, et de permettre à tous ceux qui le souhaitent d'en être les auteurs et les personnages.
- Raconter la vie s'inscrit dans une tradition déjà ancienne – on pense notamment aux journaux ouvriers du XIXe siècle, comme L'Artisan ou La Ruche populaire…
Avant même l'apparition des syndicats, des journaux avaient en effet lancé des enquêtes approfondies sur la vie des ouvriers. Mais notre projet renvoie aussi à d'autres expériences, celle des Français peints par eux-mêmes, lancée par l'éditeur Curmer en 1839, ou des enquêtes que Zola a réalisées auprès du personnel du Bon Marché avant d'écrire Au Bonheur des Dames ; je pense aussi au Balzac de la Comédie humaine, au George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres (1933), à Steinbeck, au grand projet fédéral américain lancé par Franklin Roosevelt dans les années 30…
Plus tard, Michel Foucault et Michel de Certeau ont pressenti l'importance d'être attentif au quotidien, aux existences ordinaires. Tout récemment, Florence Aubenas, avec Le Quai de Ouistreham, ou Jean-Christophe Bailly, avec ses Voyages en France, ont aussi réussi à parler autrement de la société qui nous entoure. C'est ce que nous essaierons de faire, à une plus grande échelle.
- L'année 2014 commence. A quelle autre époque de notre Histoire vous fait penser la France d'aujourd'hui ?
A la fin du XIXe siècle. Le pays traverse alors une première mondialisation qui bouscule fortement ses structures et le force à s'ouvrir au monde. Le modèle républicain est heurté de front et, en réponse à ce traumatisme, un nouveau type de nationalisme – un « national-protectionnisme » – s'organise, autour de l'idée d'une égalité fondée… sur le rejet ! Le contrat social étant menacé, on se barricade et on ne pense plus le commun que sous les espèces d'une identité négative.
Songez au célèbre titre de la brochure de Barrès : Contre les étrangers ! Aux Etats-Unis, le racisme fonctionnera longtemps sur ce modèle du petit Blanc persuadé que sa couleur de peau le hisse « naturellement » à une forme d'aristocratie. Le simple « dénivelé » avec celui que l'on rejette – le Noir – fonde alors une solidarité inquiétante.
- C'est aussi le temps de l'affaire Dreyfus…
C'est le temps du bouc émissaire, en effet. Et ces délitements qui touchent toute l'Europe, notre continent les règle par la guerre en 1914. Sans faire de catastrophisme, n'oublions pas que la démocratie est fragile et que la violence sociale est toujours plus proche qu'on ne le pense.
Mais nous sommes aussi rassemblés par la conscience de notre Histoire – une Histoire au cours de laquelle nous avons prouvé que nous étions capables de construction commune. C'est là-dessus que nous devons construire, en commençant par réduire la « terrible ignorance dans laquelle nous sommes les uns des autres », pour reprendre les mots de Michelet.
A lire
Le Parlement des invisibles, La Société des égaux, de Pierre Rosanvallon ;
Chercheur au quotidien, de Sébastien Balibar ;
La Femme aux chats, de Guillaume Leblanc ;
Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui, d'Anthony ;
La Course ou la ville, d'Eve Charrin.
Tous parus aux éditions du Seuil, collection Raconter la vie, 5,90 €.
Illustration Séverin Millet
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard (Télérama)
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