Quand
la démocratie vacille
Washington - Mercredi au petit matin, un grand jour de couverture se préparait au bureau de l'AFP à Washington: pas moins de 17 reporters texte, vidéo et photo sur le terrain pour couvrir un des rites les plus importants de la démocratie américaine: la proclamation par le Congrès des résultats de l'élection présidentielle américaine.
(AFP / Olivier Douliery)
Vers 9H00, les
photographes Saul Loeb et
Olivier Douliery passaient
les contrôles d’accès du Congrès. “Ma mission était de couvrir la procédure de
validation des résultats”, explique Saul, photographe de 37 ans spécialisé
dans la couverture politique maintes fois primé, qui a déjà vu passer trois
présidents américains. “Je me souviens des deux gardes à l’entrée, qui
soulignaient à quel point tout était calme. Je n’ai dû passer que les contrôles
habituels, pas de check points supplémentaires… alors que normalement, quand
tous les leaders des deux chambres sont là, la sécurité est
renforcée”.
A l'intérieur, le tout
Washington: 435 membres de la Chambre des représentants, les délégués de
Washington DC, les représentants des autres territoires, 100 sénateurs et
leurs escouades d'attachés parlementaires…
A quelques encablures, Donald
Trump avait lui donné rendez-vous à ses partisans, arrivés par milliers y
compris de Georgie, à plus de 1.000 kms de là, pour “défendre” leur
président. Le milliardaire américain avait jusque-là continué à crier sans
relâche à la fraude refusant d'admettre la victoire à l’élection
présidentielle du démocrate Joe Biden. Au point de reprendre à son compte leur
slogan “stop the steal”, “arrêtez le vol”.
(AFP / Mandel Ngan)
Alors que Saul et Olivier
prenaient position au Congrès, le photographe Roberto Schmidt et la
journaliste reporter d'images Agnes
Bun, avaient rejoint les partisans de Trump: “Il y avait des milliers de
personnes, beaucoup d’énergie, la plupart sans masques. Quand Trump est arrivé
ils étaient extatiques et puis il a parlé, parlé, parlé et les a invités à
marcher vers le Capitole”, témoigne Roberto.
Le discours avait été
précédé d’autres interventions de fidèles de Trump, comme l’ancien maire de New
York Rudy Giuliani, qui avait chauffé à blanc la foule avant sa marche pour
“sauver l’Amérique”. Les journalistes de l’AFP comme Elodie Cuzin, chargée de la
politique américaine, connaissent bien ces militants se
revendiquant de la mouvance d’extrême droite.
(AFP / Roberto Schmidt)
Il y avait notamment un homme
affublé d’une coiffe de bison qui deviendra un des protagonistes, en images, de
l’émeute : Jake
Angeli avait déjà été aperçu à de nombreuses reprises lors de
manifestations pro-Trump à Phoenix, dans l'Arizona. Comme l’a raconté Ivan Couronne, il se présente comme
“un de soldat numérique de QAnon, la mouvance complotiste dont Donald
Trump est le héros et qui a vu l'intrusion de mercredi comme un triomphe”.
D’autres se qualifient de “nationalistes blancs”, ou “libertariens”.
“Nous sommes des patriotes,
sur le front en Arizona, qui voulons amener notre énergie positive à
(Washington)”, écrivait Jake Angeli dans un message posté en décembre sur le
réseau social des ultra-conservateurs Parler.
“On va marcher sur
Pennsylvania Avenue, on va se rendre au Capitole” leur a dit Donald Trump vers
13h10. L’objectif, expliquait-il à ses supporters, est de convaincre le
vice-président Mike Pence, chargé d’annoncer le vainqueur, de prendre la bonne
décision en refusant de se plier au protocole. “Nous ne voulons pas que notre
élection soit volée… J’espère que Mike va faire ce qui est correct”.
A la mi-journée, Roberto s'était
éloigné quelques instants pour transmettre ses photos: “Et puis j’ai entendu
des bruits de détonations, alors je suis retourné à vive allure vers le
Congrès. J’ai vu comment la foule renversait les barrières qui
entouraient le bâtiment où les estrades pour la cérémonie d’investiture de Joe
Biden le 20 janvier étaient déjà installées. Il n’y avait pas assez de
policiers.”
(AFP / Roberto Schmidt)
(AFP / Roberto Schmidt)
“J’ai rapidement cherché une position en hauteur, d’où je pourrais montrer ce qui se passait. Du côté de la façade principale, Il y a plusieurs terrasses successives, et ils franchissaient un niveau après l’autre, pendant que certains escaladaient les échafaudages des estrades”.
“J’ai couvert un nombre incalculable de meetings de Trump et généralement, la plus grande menace c’est que la plupart des supporters ne portent pas de masque. Mais là, j’ai senti que c’était différent”, témoigne de son côté la journaliste reporter d'images Agnes Bun: “avant même de s’approcher du Capitole, ils étaient agités. Les partisans du président n’arrêtaient pas d’insulter les journalistes, qualifiés de fake press, quand ce n’était pas un crachat ou des insultes racistes notamment à l’égard de journalistes aux traits asiatiques”.
(AFP / Alex Edelman)
“Française d’origine asiatique, j’étais de plus en plus mal à l’aise, presque rassurée de pouvoir me cacher derrière mon masque. Quand ils ont commencé à courir vers le Capitole, je n’en croyais pas mes yeux. Je me disais: la police va les repousser ! Et je voyais le contraire se produire... et puis j’ai capturé le moment où ils entraient”.
Agnes, rejointe par la
JRI Diane Desobeau pour
ne pas être seule face à une foule hostile, a ensuite vu comment les
manifestants entouraient un groupe de journalistes, dont bon nombre ont dû
prendre la fuite, laissant caméras, trépieds et micros derrière eux. La
reporter Camille Camdessus a ensuite vu comment ils s'acharnaient sur
le matériel, une scène
qu'elle a filmée. “J’ai rarement vu autant de haine contre la presse”,
dit Agnes.
A l’intérieur Saul Loeb avait profité d’une suspension de séance pour aller transmettre ses clichés, quand soudain les hauts parleurs ont diffusé un message d’alerte dans tout le bâtiment. “Réfugiez-vous où vous êtes. Fermez la porte et ne bougez pas”, a-t-il entendu. Les manifestants, venaient d'entrer, par l'avant et l'arrière du Congrès, suivis par Roberto, qui avait escaladé avec eux un échafaudage.
(AFP / Roberto Schmidt)
“J’étais dans un bureau pour
la presse au troisième étage, nous avons entendu un bruit sourd et lourd et..
évidemment, nous avons fait le contraire de ce qui était demandé et couru vers
l’origine du bruit, au 2ème”, se souvient Saul.
(AFP / Saul Loeb)
“Quand je suis arrivé au niveau de la Rotonde centrale, ce lieu symbolique situé entre la chambre des représentants et le Sénat, des centaines de supporters l’avaient envahie.
(AFP / Saul Loeb)
Des jeunes et des vieux,
beaucoup accoutrés comme s’ils appartenaient à une milice, avec des vêtements
militaires et des casquettes rouges de la campagne Maga (Make america
great again) de Donald Trump. Ils envahissaient l’immeuble et criaient. Je
n’avais jamais vu une scène pareille aux Etats-Unis, je me disais: This is
really bad, cela ne sent pas bon. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner:
des messages de mes chefs, de ma famille, qui savaient tous que j’étais là et
s’inquiétaient”.
(AFP / Saul Loeb)
(AFP / Saul Loeb)
Pendant ce temps, la police
évacuait la chambre des représentants et le Sénat à toute allure, des scènes
capturées par deux photographes de l'agence Getty, partenaire de l'AFP.
La police du Capitole pointe
ses armes sur une porte vandalisée par des manifestants (GETTY IMAGES / AFP
Drew Angerer)
Pendant ce temps, d'autres
agents évacuent à toute allure les parlementaires (GETTY IMAGES / AFP / Drew
Angerer)
(GETTY IMAGES / AFP / Win
Mcnamee)
“Il y avait aussi beaucoup
de rumeurs, sur ce qui se passait à l’extérieur”, se souvient Olivier
Douliery, également en mission au Congrès ce jour-là. Avant que le bâtiment ne
soit bouclé pour rétablir l'ordre, “j’ai décidé de chercher un endroit pour
photographier la foule à l’extérieur et trouver un autre point de vue. Je
frappais aux portes. A un moment donné je me suis aventuré dans un escalier en
colimaçon, qui débouchait sur un couloir sans issue et j'y ai trouvé un bureau
qui avait une position idéale, centrale, pour photographier la foule. C'est
pendant que j'ai pris ces images que j'ai appris que des manifestants étaient
rentrés ”.
(AFP / Olivier Douliery)
Puis il tente de rejoindre
Saul. "Là j’entends des voix, des cris. Les manifestants, armés
de drapeaux pro-Trump sont déjà dans l’escalier en colimaçon. Ils montent ! Je
décide de rebrousser chemin pour prévenir au plus vite la quinzaine de
personnes -- des employés parlementaires -- qui se trouvaient dans les bureaux
au bout de l’escalier”. “Ils arrivent, ils montent !”
“Le groupe décide de se
barricader. Je rentre avec eux. Ils prennent des fauteuils, des tables.. Et
évitent de parler ou de faire le moindre bruit pour ne pas attirer l’attention
des manifestants. Au même moment nous apprenons par un texto qu’il y a eu
un coup de feu. On ne sait pas trop ce qu’il se passe. Une télé est
branchée sur CNN, mais pour rester discrets le son a été coupé. D’ailleurs,
CNN, qui diffusait des images de l’intérieur s’est arrêtée, c’était devenu trop
dangereux pour son équipe. J’étais bloqué là. Je me suis dit que je
ratais plein de choses ! Et puis j’ai réfléchi, puisque je suis ici, avec
eux, c’est ce que je vais raconter”.
(AFP / Olivier Douliery)
(AFP / Olivier Douliery)
Les images d’Olivier, comme
celles de Saul, ont fait le tour du monde. Pendant que Saul
photographiait les manifestants, Olivier, lui aussi rôdé aux couvertures
politiques, racontait ce qui se passait derrière les portes des bureaux où
le tout-Washington s’était réfugié. Le b.aba des manuels de journalisme: il
faut pouvoir raconter l’action et la réaction.
Saul, profite de sa
connaissance du Congrès pour aller au contact des manifestants: “J’avais
l’avantage de connaître les lieux comme ma poche. Je connaissais les passages
secrets. Je me suis dirigé vers la Chambre des représentants. Les
militants que j’avais vu se photographiaient dans la rotonde ou ailleurs,
impressionnés par les lieux. Ils ne semblaient pas avoir un grand plan.
(AFP / Saul Loeb)
Et puis je me suis
rendu dans les bureaux de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des
représentants. Le troisième personnage de l’Etat par ordre d’importance ! J’y
ai vu des militants qui regardaient les écrans que les attachés parlementaires
n’ont pas éteint dans leur fuite, les téléphones laissés sur les tables, les
courriers et papiers peut-être confidentiels qui trainaient. Une femme s'était
même permis d’allumer une cigarette. Ils sont une dizaine et se comportent
comme si ces lieux leurs appartenaient. Et puis il y a ce type, qui s’est
installé au bureau de Nancy Pelosi, les pieds sur la table”.
(AFP / Saul Loeb)
Cette photo, incarnant
l’affront à un des symboles de la démocratie américaine, a été reprise par des
centaines de médias dans le monde, y compris les grandes chaînes américaines.
Un manifestant a laissé un mot, menaçant: Nous ne ferons pas marche
arrière.
(AFP / Saul Loeb)
Depuis son bureau barricadé,
Olivier transmet aussi des photos. “De temps en temps je regardais par la
fenêtre, et je voyais des manifestants qui escaladaient de partout. A un moment
donné nous avons entendu de nouvelles détonations, sans doute de tirs de gaz
lacrymogènes. Puis est arrivée la confirmation d’un premier mort, une
manifestante. L’ambiance dans ces bureaux était étrange. Personne ne
parlait. Chacun était dans son coin sur son téléphone. Soudain, c’était le
calme à l’extérieur. Et puis, un peu plus tard, nous avons entendu de
nouveaux cris.
(AFP / Olivier Douliery)
(AFP / Olivier Douliery)
Police ! Police ! Ouvrez. Les
gens autour de moi hésitaient: et si c’était des manifestants se faisant passer
pour des policiers ? Décision est prise d’ouvrir. On retire les canapés. Et des
policiers en tenue de combat du FBI font irruption en criant: Les mains en
l’air !! Moi, je continue quand même à shooter, la scène était
surréaliste. Ils passaient dans tous les bureaux à la recherche de
manifestants. Ils nous demandent nos accréditations et nous font tous sortir.
Nous passons par un tunnel étroit, très nombreux, escortés par des policiers
surarmés qui ont au préalable sécurisé les voies d’évacuation”.
Est-ce qu’ils préparaient un
coup, un mot employé par certains médias mercredi soir ?
(AFP / Roberto Schmidt)
“Certainement pas”, répond
Roberto Schmidt, habitué des guerres et conflits: “Dehors ils voulaient
manifestement semer la pagaille, mais personne ne s’attendait à ce qu’ils
franchissent les cordons de police. Quand ils ont vu le peu de résistance des
policiers, cela les a poussés à continuer. En les voyant déambuler dans le
Congrès que beaucoup n’avaient jamais vu, cela m’a fait penser à une couverture
en Haiti, il y a des années: une foule avait envahi un hôtel de luxe. Tout ce
que les gens voulaient c’était se baigner dans la piscine !
(AFP / Saul Loeb)
Peu à peu les forces de
l’ordre ont repris le contrôle. Ils les repoussaient 10-15 mètres en arrière,
puis faisaient une pause.
“La démocratie américaine
est fragile, mais cela n’a rien de surprenant. Pendant des années, des
politiques ont laissé se développer ce mouvement, lui ont donné de
l’oxygène. La réalité de l’Amérique profonde n’a rien de nouveau, elle a
juste envahi Washington ce jour-là. Ici les gens vivent comme dans une bulle,
ils ignorent ce qui se passe dans le monde, pensent que l’Amérique est grande,
attaquée seulement par des ennemis extérieurs. Et là, ils sont choqués, ils
disent: +this comes from within+, l’ennemi est à l’intérieur”, estime
Roberto Schmidt, un germano-colombien de 54 ans qui a remporté plusieurs
prix de photographie.
(AFP / Getty Images / Drew
Angerer)
Une fois le Congrès
sécurisé, Saul Loeb et Olivier Douliery ont pour leur part regagné la séance où
les élus ont décidé de terminer la certification des votes de la
présidentielle, quoi qu’il en coûte. Le vice-président Mike Pence n’a pas
cédé aux pressions de Donald Trump et il a confirmé, comme c’est l’usage,
l’élection de Joe Biden comme 46ème président des Etats-Unis, vainqueur par 306
voix de grands électeurs contre 232. Et celle de Kamala Harris, première femme
noire accédant à la vice-présidence, contre lui-même Mike Pence.
Les urnes avec les voix des
représentants du collège électoral, transportée en vue de leur certification
après la reprise de la séance (AFP / Olivier Douliery)
“Finalement, le processus
n’a été retardé que de quelques heures”, constate Saul, l’action des
manifestants ayant produit un effet contraire à celui recherché:
paradoxalement, un certain nombre de représentants républicains, choqués par
les événements, ont renoncé à contester le vote.
Les équipes de l’AFP ont
petit à petit plié bagage, entre 4h00 et 6h00 du matin, dans le froid de la
nuit hivernale de Washington, où un couvre-feu avait été imposé. Le
Congrès est désormais entouré de barrières de 2,5 mètres de haut.. Comme la
Maison Blanche, qui s’était barricadée, il y a quelques mois, face au mouvement
Black Lives Matter.
(AFP / Brendan Smialowski)
Récit écrit à partir des
témoignages d'Agnes Bun, Olivier Douliery, Saul Loeb et Roberto
Schmidt à Washington DC. Edition et mise en page: Michaëla
Cancela-Kieffer à Paris.
Source : https://making-of.afp.com/quand-la-democratie-vacille
Photographe basé à
Washington DC
Journaliste reporter
d'images basée à Washington D.C.
Editeur photo à Washington
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