Quand Zemmour prend les eaux à Vichy
Eric
Zemmour est indispensable et toujours surprenant, autant par les apparitions
télévisuelles auxquelles il se prête avec délectation que par les épisodes
historiques dont il se veut le rewriter
provocateur. Faisant don de sa pensée à la France, il est nécessaire à tous
ceux qui, un peu égarés par la perte des repères politiques, avaient oublié à
quel point le révisionnisme de droite pouvait encore sévir à propos d’un passé
qui, décidément, ne passe pas.
L’un des
chapitres de son dernier livre, Le Suicide
français, celui qu’il consacre à l’historien Robert Paxton (p. 87-94) et
au livre que celui-ci fit paraître en 1973 (La
France de Vichy, éd. du Seuil) est un chef-d’œuvre du genre. Autant par
la brièveté – huit pages – que par la singulière agressivité qu’il déploie
contre un ouvrage qui fit date. Robert Paxton, dans son livre, démontrait que
le régime de Vichy, dès le 10 juillet 1940, s’était non seulement soumis, mais
avait recherché la collaboration avec l’Allemagne, mettant en place un projet
idéologique et politique qui, depuis longtemps revendiqué par une partie de la
droite, accompagnait pleinement la politique d’Occupation. Si ce livre
constitua un tournant dans l’historiographie de cette période, c’est parce
qu’il réfutait la thèse selon laquelle le régime de Pétain n’avait été qu’un
simple « bouclier ». Soulignant l’importance de la législation
antisémite du gouvernement de Vichy, Paxton la reliait au projet politique de
la Révolution nationale favorable à une collaboration. Il insistait ainsi sur
l’appareil bureaucratique qui avait mis en place l’aryanisation des biens juifs
et avait développé les modalités faisant des Juifs une monnaie d’échange.
Zemmour cite également le livre que Robert Paxton et Michael R. Marrus
publièrent en 1981 (Vichy et les Juifs),
dans lequel ils estimaient que les mesures antisémites de Vichy avaient été
accueillies plus favorablement en France que dans d’autres pays, soulignant
ainsi qu’elles s’articulaient avec une opinion générale depuis longtemps
antisémite.
Or,
contrairement à ce que suggère Zemmour qui parle de la « doxa paxtonienne… avec l’appoint de Klarsfeld »,
c’est précisément Serge Klarsfeld qui contesta cette version, estimant au
contraire qu’à partir de 1942, il y eut bien un retournement progressif de
l’opinion publique désapprouvant le radicalisme de Vichy et de ses
excroissances administratives comme le Commissariat Général aux Questions
Juives créé au milieu de l’année 1941.
« Vichy, écrivait Klarsfeld, a
contribué efficacement à la perte d’un quart des Juifs de France, les Français,
quant à eux, ont contribué efficacement au sauvetage des trois autres
quarts » (Vichy-Auschwitz,
1983 et 1985, cité in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, Vichy et les Français, Fayard, 1992). Mais
chez l’un comme l’autre, comme chez la plupart des historiens sérieux,
l’organisation législative antisémite est bien constitutive du fonctionnement
et de l’idéologie du régime de Vichy. La réfutation de Zemmour est
simple : si des Juifs français ont été épargnés, c’est parce que le
gouvernement de Laval et Pétain, victime des exigences allemandes, avait opté
pour une solution intermédiaire : sacrifier les Juifs étrangers pour
sauver les Juifs français. Ce ne serait donc pas seulement les
« Justes » qui auraient épargné des Juifs français mais bien, c’est
le sens de la plaidoirie de Zemmour, l’habileté politique de l’Etat pétainiste.
Au
centre de cette question figurent bien sûr le décret du 3 octobre 1940 adoptant
un « statut des Juifs » et la loi du 2 juin 1941 sur un second
« statut des Juifs » qui aggravait les dispositions du premier. 75
000 Juifs de France ont été déportés, mais l’essentiel serait donc que beaucoup
d’autres, Français, auraient été sauvés même si, au passage, la législation
pétainiste les privait de leurs droits, aryanisait l’économie, spoliait les
biens et déportait aussi des Juifs nés en France.
« La doxa, continue Zemmour, est édifiée. La thèse reste inchangée. Elle repose
sur la malfaisance absolue du régime de Vichy, reconnu à la fois responsable et
coupable. L’action de Vichy est toujours nuisible et tous ses chefs sont
condamnables ». Et d’établir une « équation
paxtonienne : Vichy est le mal absolu ; Vichy, c’est la France ;
donc la France est le mal absolu… ». Et quelques pages plus loin
(379-385) c’est au tour de Jacques Chirac de recevoir les foudres au motif que
dans son discours du 16 juillet 1995, lors des cérémonies commémorant la grande
rafle des 16 et 17 juillet 1942, il a reconnu la responsabilité de l’Etat
français dans la rafle du Vel d’Hiv menée contre plus de douze milles Juifs,
(femmes jusqu’à cinquante-cinq ans, enfants à partir de deux ans et hommes
jusqu’à soixante ans) effectuée par des fonctionnaires de la police française.
Président de la République Jacques Chirac avait en effet affirmé : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été
secondée par des Français, par l’Etat français. Il y a cinquante-trois ans, le
16 juillet 1942, 4 500 policiers et gendarmes, sous les autorités de leurs
chefs, répondaient aux exigences des nazis ».
Jacques
Chirac est alors accusé par Zemmour d’avoir trahi la vision gaullienne sur
cette période. De Gaulle avait effectivement persisté dans l’affirmation que le
régime de Vichy, illégitime, n’était qu’une parenthèse nauséabonde et ne
pouvait incarner ni la République ni la France. Ses successeurs (Pompidou comme
Mitterrand) ayant de même professé qu’il fallait que cette page, longue page de
quatre années d’Occupation, fût refermée afin de ne pas compromettre l’unité
nationale, afin, surtout, de ne pas rouvrir des plaies toujours suppurantes.
Il est
stupéfiant de voir avec quelle désinvolture et de manière aussi succincte Eric
Zemmour aborde aussi abruptement la question du sort réservé à tous les Juifs,
oubliant de citer les historiens (Michel Winock, Pierre Laborie, Denis
Peschanski, Pierre Milza, Laurent Joly, Henry Rousso, François Bedarida et
alii) qui ont contribué, après Paxton et parfois en pondérant ses
développements, à décrypter le maillage politique et idéologique du régime de
Vichy, ses responsabilités, la répression acharnée dont il fut responsable, les
vecteurs de la mémoire collective sur cette période et les traces du
« syndrome de Vichy ». On n’expédie pas de telles questions en huit
pages. On n’oblitère pas le basculement de l’opinion qui, à partir de 1942, se
dissocia de plus en plus de la politique violemment radicale de Vichy envers
les Juifs, entre autres. On n’évoque pas de façon aussi succincte le sort des
Juifs sous l’Occupation, « apatrides » ou Français, sauf à vouloir
attiser les polémiques sur l’identité nationale. Mieux, on retrouve chez Eric
Zemmour les arguments d’une droite démonétisée d’après-guerre qui se fit
volontiers amnistiante et amnésique.
Mais
pourquoi continuer à chercher midi à quatorze heures ? Dans cette
évocation bienveillante du régime de Vichy et cette charge contre Robert
Paxton, Eric Zemmour, surfant sur un souverainisme nationaliste un peu
caricatural et un antiaméricanisme prononcé, participe pleinement de ce « suicide français » qu’il prétend
dénoncer : celui de l’approximation ciblée au motif que « vu à la télé » fera vendre.
Exonérer Vichy sur un point aussi crucial que sa politique raciale ne résiste
pas à l’examen sérieux. Omettre de s’interroger, comme le fit René Rémond (Le Monde, 5 octobre 1994) sur la vraie
question, à savoir la façon dont l’opinion publique percevait, acceptait ou se
détachait des mesures discriminatoires, et à quel moment, c’est préférer le
bénéfice de l’approximation rapide à l’analyse plus sérieuse et plus ample.
Au rayon
de la droite anti-repentance, Zemmour tient boutique, la phrase polémique est
une denrée qu’il convoite, celle qui donne le frisson de
l’anti-intellectualisme et veut sanctifier des théories tenaces. Ultime
regret : que Zemmour cite Jules Michelet (histoire de citer…). On ne
saurait trop lui conseiller la lecture des cours au Collège de France que lui
consacra Lucien Febvre en 1943-1944 et qui viennent d’être édités (éd.
Vuibert). Une époque où Laval, au motif qu’il ne fallait pas séparer les
familles, livra également les enfants. C’était ça aussi la « doxa »,
celle de Vichy.
Source telerama.fr
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