Et si on réinventait un nouveau contrat social ?
Dette, crédit, krach… l'argent est au cœur de
tout. Il a fait voler en éclats le contrat social, inspiré de Rousseau. Le
moment est venu de le réinventer.
Depuis
2008, quelle logorrhée ! Au zinc, au bureau, en famille et au journal de 20
heures, on ne parle plus que de lui. Le sexe ? Non : l'argent, sous toutes les
coupures. Fortune des riches, Madoff, sauvetage des banques, Kerviel, fourmis
allemandes contre cigales grecques, dettes souveraines, cures d'austérité... Au
secours, le discours déborde ! Et les étagères des libraires plient sous la
masse d'essais consacrés au sujet. Eco, psycho, philo, socio – pas une
discipline qui ne se pique de décortiquer la dette, d'« expliquer la crise ».
Malheureusement,
plus on se penche sur l'argent, plus « le
monde apparaît sens dessus dessous », font remarquer Laurence Duchêne et
Pierre Zaoui dansL'Abstraction matérielle, leur
dernier livre : « L'argent, qui était la
valeur la plus stable et recherchée, est tout à coup honni par presque tous ;
c'était un gage de sécurité, et on voit des milliards disparaître en une nuit ;
les plus tenaces défenseurs du moins d'Etat quémandent subitement son aide [...] . » Bref, ce diable« glisse entre les concepts du penseur comme entre
les mains du flambeur ».
Le dernier contrat – ou pacte – social
remonte à 1944 et portait un nom étrange :
Les Jours heureux, Le programme
du Conseil national de la Résistance.
Il y a
donc urgence à repenser l'argent – autrement. La campagne présidentielle n'y
est pas parvenue, qui a livré son lot de traditionnelles invectives sur une
ligne de front classique : « expertise » et « responsabilité » pour les uns,
dénonciation morale de l'argent fou, de l'argent sale, pour les autres. Or,
comme le montre bien L'Abstraction matérielle,
mais aussi un précieux essai du philosophe italien Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l'homme endetté, et la
délicieuse pièce de théâtre de Frédéric Lordon, D'un retournement l'autre, l'argent n'est pas affaire de bien ou
de mal ; il n'est même pas, fondamentalement, un problème économique. L'argent
est d'abord une question politique. Il appartient en effet à l'ensemble des
citoyens de « débattre, collectivement, du
type de société dans laquelle nous voulons vivre, et du rôle qui est dévolu à
l'argent dans la construction de cette société et le maintien de la cohésion
sociale », affirme Zaoui.
Entre ici
Jean-Jacques Rousseau ! Après quatre ans de crise, le moment est venu de
conclure un nouveau « contrat social » : une organisation de la société plus
juste, qui garantisse à la fois l'égalité des chances, la liberté de chacun et
l'intérêt de tous. Le dernier contrat – ou pacte – social remonte à 1944 et
portait un nom étrange : Les Jours
heureux, Le programme du Conseil national de la Résistance.
Après deux
guerres mondiales et la bérézina financière de 1929, ses auteurs étaient tombés
d'accord sur une idée simple : le bien commun et l'intérêt collectif devraient
l'emporter sur les intérêts particuliers. Moins compliqué qu'une équation du
second degré. « Il s'agissait au fond d'un
compromis entre l'Etat, les syndicats et les entrepreneurs, rappelle
Maurizio Lazzarato. Il impliquait, d'une part,
que les gains de productivité soient équitablement partagés ; et, d'autre part,
que l'Etat providence garantisse les travailleurs contre la rapacité de
certains et les accidents de la vie. »
Un beau
contrat... mais en CDD : il a tenu trente ans (les Trente Glorieuses, de
l'après-guerre au milieu des années 1970), et le détricotage a commencé. Un
nouveau mantra s'est fait entendre – l'idée que l'économie est une chose bien
trop grave pour être confiée aux hommes politiques –, et des gouvernements
conciliants ont déposé leurs prérogatives économiques (et notre contrat social) aux pieds des
marchés financiers. Qui les ont foulées.
Au XVIIIe siècle, « les
physiocrates poussaient
à la dérégulation. L'Etat
résistait. » En vain.
Les accapareurs ont spéculé sur le grain, « ce qui leur a
permis de gagner beaucoup, beaucoup d'argent. »
Pierre Crétois, philosophe et spécialiste des Lumières
Dérégulations en rafales, spéculation à gogo : krach.
Emprunts d'Etat sur les marchés, envol des dettes souveraines : crise.
L'Histoire rebelote. Car un engrenage comparable (sans être identique) s'était
produit à l'époque de Jean-Jacques Rousseau. « Le second XVIIIe siècle a été marqué
par un endettement démentiel de l'Etat et des personnes privées, et par une
forte augmentation des impôts, raconte Pierre
Crétois, enseignant de philosophie et spécialiste des Lumières. On y assiste aussi à de grands débats sur
la liberté de commerce des grains : comment faire, se demandait-on, pour que
leur prix baisse ? Les physiocrates (1) poussaient à la dérégulation. Mais
l'Etat, qui encadrait traditionnellement ces prix, résistait. » En vain : les physiocrates ont gagné, les accapareurs
ont fait main basse sur le grain, organisé le manque, et spéculé. « Ce qui leur a permis de gagner
beaucoup, beaucoup d'argent », d'après
Crétois.
Soumission
des responsables politiques aux marchés financiers, endettement des Etats et
déchirure du corps social... Ce méchant scénario, l'économiste Frédéric Lordon
l'a résumé en huit alexandrins implacables, dans sonRetournement : «
Demandez-vous, messieurs, pour qui vous gouvernez, / A qui le politique a-t-il
à s'adresser ? / Est-ce à des créanciers ou à ses citoyens ? / Où sont ses
vrais devoirs, à qui doit-il le bien ? / J'ai peur à vous entendre que sens
dessus dessous, / Vos esprits, vos idées, désormais se dévouent / A ignorer le
peuple et servir la finance / — Et du contrat social à faire déchéance. »
Modernité
de Rousseau, le mal-aimé ! Si le père de Du contrat social (publié en 1762) parle peu
d'argent dans son œuvre, sa réflexion sur les inégalités, la richesse et la
pauvreté résonne (fort), trois siècles pile après sa naissance. « Qu'il y ait des inégalités n'est pas,
fondamentalement, un problème pour lui, explique Crétois, mais elles ne doivent pas être si grandes
qu'elles forceraient certains à se vendre, ou être causes, pour les plus
pauvres, d'une perte de liberté. L'Etat doit donc les encadrer. »
« Plus on est riche, plus on est redevable
à la société, parce que c'est elle qui
garantit
justement la protection de
vos biens ».
Pierre Crétois
Nul
égalitarisme, ici : les inégalités ne sont pas un scandale ; la misère, si. Et
la pauvreté, lorsque, comme on le voit depuis trois ans, l'effort accompli pour
sauver les banques et protéger les mieux lotis s'accompagne d'un déni de
solidarité envers ceux qui ont le plus besoin d'argent. Lucide, Rousseau ne
croyait pas en l'abolition de la propriété privée, mais était convaincu
que « plus on est riche, plus on est
redevable à la société, rappelle encore Pierre Crétois, parce qu'on n'est pas riche dans le vide, comme
un Robinson sur son île, mais dans cette société, qui garantit justement la
protection de vos biens ». D'où la préférence du philosophe pour un
impôt progressif.
L'a-t-on
oublié ? L'idée de redistribution a prévalu des années 1940 aux années 1970.
Mais les plus riches, montre Thierry Pech dans une enquête récente, « ont fait sécession ». Financièrement,
d'abord : « Au total, les années 2000
auront été (pour eux) d'authentiques années folles : entre 2004 et 2007, le
nombre de personnes gagnant plus de 100 000 euros par an a progressé de 28 %.
Malheureusement, [...] ces années d'enrichissement des très riches auront été aussi des années de précarisation accrue d'une grande partie du salariat modeste. » Et la sécession est aussi sociale. Elle passe, selon Laurence Duchêne, à la fois par « l'affirmation, pour les plus riches, de leur situation à part face à l'argent » et par la revendication, de ce fait même, « de ne plus être redevables de rien envers la société. »
Malheureusement, [...] ces années d'enrichissement des très riches auront été aussi des années de précarisation accrue d'une grande partie du salariat modeste. » Et la sécession est aussi sociale. Elle passe, selon Laurence Duchêne, à la fois par « l'affirmation, pour les plus riches, de leur situation à part face à l'argent » et par la revendication, de ce fait même, « de ne plus être redevables de rien envers la société. »
Le citoyen endetté est « tenu » ; il abandonne
une liberté fondamentale, la possibilité de
« bifurquer » dans la vie. Il voit son rapport au futur
changer, son horizon se boucher : il doit.
A partir
des années 1990, la charge de la dette sociale – ce que l'on se doit les uns
aux autres pour « faire société » – s'est d'ailleurs inversée. Elle ne pèse pas
sur les couches aisées mais sur les plus fragiles, depuis qu'un nouveau contrat
(tout court) semble avoir remplacé l'ancien. Son credo ? Le crédit. « Fini, l'esprit de redistribution ! résume
Maurizio Lazzarato. Etat et marché
s'entendent désormais pour dire aux citoyens : “Je n'augmente plus vos salaires, mais je vous ouvre
une ligne de crédits ; je réduis vos droits à la formation, mais je vous aide à
emprunter pour vos études ; je renonce à toute politique du logement, mais je
libère le crédit immobilier.” Et
ainsi de suite... » L'homme moderne est un « animal endetté
», et cette « économie de la dette », rappelle Lazzarato (mais Rousseau
avait les mêmes réserves contre toute dépendance économique excessive), est
profondément antidémocratique.
Car le
citoyen endetté est « tenu » tant qu'il n'a pas remboursé ; il abandonne une
liberté fondamentale, la possibilité de « bifurquer » dans la vie. Il voit son
rapport au futur changer, son horizon se boucher : il doit. Et cette dette, il ne devra pas
seulement la rembourser en argent sonnant et trébuchant, mais aussi « en comportements, en projets, temps dédié à la
recherche d'emploi, temps utilisé pour se former selon les critères dictés par
le marché et l'entreprise, rappelle Lazzarato :le pouvoir de la dette ne s'exerce ni par répression,
ni par idéologie, il renvoie directement à une discipline de vie. »
Tous
débiteurs ! Et suspects de vouloir profiter du système, comme le disent assez
quelques récents discours « décomplexés ». Les bénéficiaires du RSA ? Des « assistés ». Les fonctionnaires ? Des « privilégiés ». Et le simple salarié, un
gagnant du Loto ? Autant le reconnaître, le lien est abîmé, le contrat déchiré.
C'est bien lui qu'il s'agit de recoller, et de réinventer. Sans ignorer les
défaillances de l'Etat providence, sans récuser sa nécessaire modernisation, « mais sans lâcher non plus sur son but ultime : la
redistribution en tant qu'elle constitue un principe de cohésion sociale dans
une société où l'argent fait figure de condition sine qua non de l'existence
sociale », explique Zaoui.
« Le peuple a le dos large, la chose est
entendue /
Attention tout de même qu'accablé il ne rue.
»
Frédéric Lordon
Et si
possible avant qu'il ne soit trop tard. Car, rappelle Frédéric Lordon, « le peuple a le dos large, la chose est entendue /
Attention tout de même qu'accablé il ne rue. / Salarié, licencié, contribuable,
usager / De toutes ces façons de le faire banquer / Il en est peut-être une qui
est celle de trop. / Ce jour-là inutile de crier au complot / A moins de penser
à celui que vous armâtes / Et dont vous fîtes tout pour enfin qu'il éclate. » Le
débat urge. Et le raccommodage ne se fera pas tout seul.
Moins naïf
que ne faisait semblant de croire ce railleur de Voltaire, Rousseau ne pensait
pas que la réconciliation des hommes entre eux puisse se faire spontanément.
C'est quand la vie sociale devient insupportable, pensait-il, que les individus
se rendent compte – d'eux-mêmes – qu'ils ont intérêt à changer leur façon
d'être et de vivre ensemble. Faut-il rappeler – aux évadés fiscaux par exemple
– que le contrat social est d'abord un engagement civique de soi à soi, avant
d'être de soi à autrui ? Et que « son
premier effet n'est pas de lier les citoyens entre eux, rappelle
Crétois, mais de substituer en chacun la
justice à l'instinct, autrement dit une liberté réglée par les exigences de la
vie collective à une liberté sans règle » ?
« Aucune autorité ne saura jamais nous dire comment
il est bon de se comporter avec l'argent, préviennent Duchêne et
Zaoui, c'est à chaque société de se
risquer et d'expérimenter des solutions qui seront toujours partielles et en
instance de reconfiguration. » Premier commandement : « L'argent n'est ni bon ni mauvais en soi, et
l'objectif, de toutes les façons, n'est pas de refaire la nature humaine ou de
se débarrasser des arnaqueurs. » L'objectif est politique, au sens
le plus... grec du terme, c'est de circonstance : prendre, ensemble, des
décisions qui touchent tout le monde.
« En matière d'argent, les gens modestes
sont aussi aptes que les autres. Souvent,
ils sont même mieux armés, car ils ont
tous les jours des arbitrages à faire. »
Laurence Duchêne
Deuxième
commandement : il faut détechniciser le débat. Répéter à l'envi que les
dispositifs financiers sont « terriblement
» complexes ne fait que renforcer le monopole des « experts » et
intimider M. Tout-le-monde. Or, « en
matière d'argent, les gens modestes sont aussi aptes que les autres, rappelle
Laurence Duchêne. Souvent, ils sont même mieux
armés, car ils ont tous les jours des arbitrages à faire. »
Elles sont
nombreuses, les questions que l'on pourrait se poser à propos d'un nouveau
contrat social. Sur des rémunérations, par exemple : le marché doit-il vraiment
être seul maître des écarts de salaires ? Et quel devrait être – s'il y en
avait un – le coefficient multiplicateur maximal entre les plus hauts et les
plus bas salaires ? 30, 40 ? Aujourd'hui, on est plus proche de 700... Et
puisque le libéralisme a gagné, puisque tout s'achète, tout se vend, ne
pourrait-on décider, collectivement, les domaines qui devraient rester aussi
imperméables que possible à l'argent ? Santé, éducation, culture, pendant
trente ans ces « producteurs » de cohésion sociale ont été défendus contre les
diktats du rendement. Aujourd'hui, les digues cèdent...
« Que les citoyens aient été exclus des décisions
au profit des experts, dont l'action et la théorie
sont à l'origine de la crise, pourrait être cocasse,
mais c'est en fait scandaleux. »
Maurizio Lazzarato
Quid,
encore, de la dette souveraine ? « Le pic
de la dépossession des citoyens » a été atteint, selon Maurizio
Lazzarato, quand les plans d'austérité ont été mis en place à travers toute
l'Europe : « Que les citoyens aient été
exclus du processus de décision au profit des experts – financiers, banquiers,
hommes politiques, fonctionnaires du FMI –, dont l'action et la théorie sont à
l'origine de la crise, pourrait être cocasse, mais c'est en fait scandaleux. »
« Et la Banque centrale ? s'interroge à
son tour Lordon. Ne pourrait-elle faire /
Une ou deux autres choses que sauver les bancaires ? / Et notamment ceci :
refinancer l'Etat / Lui ouvrir des crédits, et aux taux les plus bas /Je sais
bien que l'Europe veut nous en empêcher / Et ne promeut rien tant que le joug
des marchés / Mais au moins parlons-en, et ouvrons le débat / Pour qui veut
bien les voir, des idées il y en a. »
Reste à
les partager. Référendums, démocratie participative, forums citoyens... Etat,
Education nationale, médias... Les formes et les initiateurs potentiels du
grand débat qui s'impose ne manquent pas. Informer. Débattre. Et dégager, sur
toutes les questions qui touchent à l'argent comme bien et souci commun, une
majorité. Ce n'est pas une option, comme on dit à Wall Street : c'est une
obligation. Parce que, rappelle Pierre Zaoui, non sans provocation, « dans une société d'argent, il n'y a que l'argent
qui peut nous perdre ou nous sauver [...]. Et si l'on préfère le salut à la perte, mieux vaut élaborer une
politique de l'argent communément acceptée, plutôt que de laisser l'argent nous
guider seul vers notre ruine ».
- Un jeune contrat de 250 ans
Jean-Jacques
Rousseau, né à Genève en 1712 – il y a trois siècles exactement – publie Du contrat social en 1762. Pour lui,
contrairement à Aristote, l'homme ne vit pas naturellement en société : c'est
par un accord volontaire que des individus par nature indépendants, libres et
égaux forment un ensemble politique et acceptent de se soumettre à un pouvoir
collectif. Ce contrat ne doit léser aucun de ses membres ; au contraire, ses
conséquences doivent être les plus souhaitables pour tous. En outre, le pouvoir
souverain du peuple ne saurait être délégué : « Rousseau propose une réfutation radicale du pacte de soumission des
hommes à l'égard d'un chef comme fondement de l'autorité politique, rappelle
Pierre Crétois.Le contrat dont il parle est le
contrat par lequel un agrégat désuni d'individus s'unit en un peuple – et en même temps, chacun, en obéissant
à la volonté générale, ne fait qu'obéir à sa propre loi, obéir à lui-même donc.
»
(1) Les
physiocrates sont les précurseurs de la pensée libérale. Ecole de pensée
apparue en France au milieu du XVIIIe siècle, ils considéraient que
l'agriculture est la seule activité réellement productive et préconisaient le
laisser-faire contre le colbertisme économique.
A lire
L'Abstraction matérielle, L'argent au-delà de la
morale et de l'économie, de Laurence Duchêne et Pierre Zaoui, éd.
La Découverte.
La Fabrique de l'homme endetté, Essai sur la condition
néolibérale, de Maurizio Lazzarato, éd. Amsterdam.
Le Temps des riches, Anatomie d'une sécession, de
Thierry Pech.
D'un retournement l'autre, de Frédéric
Lordon, éd. du Seuil.
Du contrat social, de Jean-Jacques
Rousseau, éd. Flammarion, coll. GF.
Rousseau, Du contrat social, de Pierre
Crétois, éd. Ellipses, coll. Focus sur.
Source Télérama Olivier Pascal-Moussellard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire