Renoncer à Internet
Renoncer à Internet : un pur fantasme.
Se déconnecter du web pour retrouver la “vraie
vie” est une démarche fondamentalement puritaine. Echec assuré.
Peut-on
échapper à Internet ? Paul Miller, journaliste spécialisé dans les
nouvelles technologies, a décidé d’essayer.
Ce
New-Yorkais qui a passé la moitié de sa vie en ligne a volontairement renoncé
aux réseaux sociaux, aux moteurs de recherche, à la pornographie, aux mails et
même aux textos pendant toute une année dans l’espoir de découvrir ainsi sa “véritable” personnalité.
En
réalité, il a passé une bonne partie de son temps à s’ennuyer, coupé de sa
famille et de ses amis, assis dans son canapé avec des jeux vidéo. “Je pensais qu’Internet était un état contre nature
pour nous, humains, écrit-il. J’avais
tort.”
Ce que
Miller a découvert, c’est que, même si vous décidez d’ignorer le web, le web ne
vous ignore pas. Le journaliste apparaissait toujours sur les photos dans les
fils d’actualité de ses amis sur Facebook, et les articles qu’il écrivait à
propos de son exil volontaire de la technologie étaient publiés et partagés en
ligne. En fait, alors qu’Internet se souciait bien peu de Paul Miller quand il
n’était qu’un de ces milliers de jeunes journalistes américains en quête
d’inspiration, le web a soudain été fasciné par les moindres détails de sa vie.
Un temps, vous pouviez même télécharger une application qui vous informait
précisément du nombre de jours qui restaient avant que Miller ne fasse son
grand retour dans le monde des statuts mis à jour et des images numériques
d’animaux mignons. N’est-ce pas toujours quand vous perdez quelque chose que
vous prenez conscience de ce que vous aviez ?
Il y a
quelque chose d’étrangement puritain dans le besoin de se déconnecter. Miller
est un chrétien pratiquant et il a envisagé son expérience en tant que tel, ce
qui pourrait expliquer pourquoi il utilise le champ lexical du péché et de la
tentation, qui semble imprégner la plupart des critiques à l’encontre
d’Internet, notamment en ce qui concerne les jeunes. Cette semaine, une étude
de plus nous montre que les enfants surfent de plus en plus jeunes et de plus
en plus longtemps, et la réaction des adultes relève largement plus de
l’horreur que de l’enthousiasme.
Quant à
Paul Miller, il estimait que la communication constante “[corrompait] son âme” et espérait, comme beaucoup d’autres
semble-t-il, qu’une période de retraite hors du monde numérique pourrait
assurer son salut. Sa déception face à son échec est d’une douceur tragique.
L’abstinence
communicationnelle, c’est le nouveau régime “détox”, et son attractivité
s’explique très simplement. Quand nous sommes si nombreux à avoir un emploi qui
exige de nous une interaction constante, il est moins polémique de dire “Je déteste Internet” que d’admettre détester
son travail, surtout en ces temps où l’on est soit un battant, soit un
tire-au-flanc.
Vivre dans
un monde où vos patrons peuvent vous envoyer un courriel à 4 heures du
matin en s’attendant à une réponse est exténuant et démoralisant, mais c’est un
problème de travail, pas de technologie. Si vous vous épuisez à creuser des
trous pour gagner votre vie, il ne sert à rien de vous énerver contre la pelle.
Dans une société qui exige une productivité implacable et une communication
ininterrompue, la solution n’est pas moins d’Internet, mais plus d’autonomie
– ce que vous n’obtiendrez pas en éteignant simplement votre routeur.
Il est
temps d’abandonner à l’idée qu’il existe une distinction nette entre le monde
numérique et le monde “réel”, ou qu’il faut renoncer à l’un pour connaître
vraiment l’autre. Les universitaires parlent de “dualisme
numérique” pour désigner cette fausse dichotomie, un concept inventé par
le sociologue Nathan Jurgenson, qui le définit comme “la croyance selon laquelle la vie en ligne et la vie hors ligne
constituent des réalités largement distinctes et indépendantes”. En
fait, le monde physique et le monde numérique se superposent et s’entremêlent,
et la technologie, de l’iPhone au télégramme en passant par le grille-pain,
affecte tous les aspects de nos vies, que nous choisissions ou non de
l’utiliser.
La
technologie, comme la sexualité, est une partie de la vie qui ne devient
problématique que si vous vous persuadez de sa toxicité. Tout comme un apôtre
de l’abstinence souffre d’hallucinations, l’évitement délibéré crée
l’obsession : on imagine sans peine que Paul Miller n’a jamais plus pensé
à Internet que lorsqu’il s’est forcé à vivre sans.
Il n’est
pas question ici de contester qu’un éloignement temporaire de Twitter est
relaxant. Mais, chaque fois qu’une nouvelle technologie change le rythme et
l’ampleur des interactions humaines, par des mots imprimés ou par des pixels,
des rabat-joie sont convaincus qu’elle est malsaine, pathogène et dangereuse
pour les enfants. Autrefois, les gens croyaient que l’imprimerie était
malfaisante parce que les livres détournaient les femmes de leur travail et
permettaient aux laïcs ordinaires de lire ce qu’il y avait vraiment d’écrit
dans la Bible. Les technologies de la communication ne peuvent pas “corrompre votre âme”, pas plus qu’y renoncer
n’assure son salut. Et il en va de même pour Internet.
Dessin de Sdralevich, Blegique
Source Courrier International
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