Les drôles de manœuvres de campagne présidentielle
Comme chacun le sait parmi
ceux qui suivent la vie politique française, un président en exercice œuvre fréquemment
à sa réélection pour un second mandat. Cette lapalissade médiatique a été
renforcée en 2002 par l’avènement du quinquennat qui a eu l’inconvénient de
raccourcir le temps de l’action présidentielle.
Pour le confirmer, il suffit
de se rappeler le dialogue surréaliste entretenu pendant cinq ans entre les
journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme et François Hollande et retranscrit dans Un
président ne devrait pas dire ça.
L’ancien chef de l’État y
confessait volontiers, en faisant montre d’une vision politique aiguisée, que
sa promesse affichée d’inverser la courbe du chômage découlait de l’élaboration
d’un récit devant favoriser sa réélection pour 2017. Quand on sait que ce
pari fut pris lors d’un JT à forte audience dès septembre 2012,
c’est-à-dire quatre mois seulement après son arrivée au pouvoir, il y a de quoi
être interloqué. À peine élu, François Hollande se projetait déjà sur la
prochaine présidentielle, à laquelle, finalement, il avait dû renoncer à cause
d’une impopularité record alimentée d’ailleurs par son échec à résorber le
chômage, qui
toucha plus de 500 000 personnes supplémentaires entre 2012 et 2017, même
si l’inversion de la courbe tant attendue sera réalisée à la toute fin de son
mandat.
Autre lapalissade, les présidents candidats à leur réélection ne sont
évidemment pas les seuls à fourbir leurs armes en vue de la confrontation
électorale. Tous ceux qui aspirent à la magistrature suprême se prêtent à des
manœuvres similaires.
Les candidats, présidents en
exercice comme prétendants à leur succession, s’ils inscrivent leurs discours à
l’intérieur d’un spectre acceptable pour leur famille politique, répondent
généralement à des buts électoralistes. Il s’agit pour eux, aiguillonnés par le
mouvement impétueux des sondages, de s’arrimer aux ondes de choc qui
électrisent l’opinion publique, pour voguer, par le changement ou le maintien
de leur cap, vers la terre promise de la victoire finale.
Mais les hommes et les
femmes politiques, aidés par un monde médiatique qui ne les questionne que
rarement sur le sujet, échappent à la clarification de leurs motivations. Sans
doute cette méconnaissance de leurs arrière-pensées politiciennes sera réduite,
comme tous les cinq ans, grâce à la ribambelle de documentaires et reportages
qui ne manqueront pas de sortir après l’élection. Il nous est néanmoins
possible d’essayer de les déchiffrer dès aujourd’hui, afin d’aider à la
construction d’un avis citoyen éclairé en vue du vote du 10 avril.
Emmanuel Todd, que nous
retrouverons dans le fil de notre démonstration, justifie, en l’absence de
statistiques, la poursuite de son travail d’analyse par le fait que cette
absence ne doit pas suspendre le travail du chercheur, mais l’obliger à faire
avec en vue de l’élaboration de ses théories et découvertes (Les
Luttes des classes en France au XXIe siècle). En prônant une position
similaire, pour effectuer une tentative d’accouchement des motivations des
candidats, il ne subsiste que des conjectures bien différentes de ce qui serait
le fruit d’un accès de complotisme, prédisposition d’esprit qui éloigne de
l’impartialité inhérente à l’observation journalistique de la vie politique.
Seront examinés ici les cas d’Emmanuel Macron, de Jean-Luc Mélenchon et, plus succinctement, d’Éric Zemmour, bien qu’une telle production aurait pu être pratiquée sur la majorité des autres candidats (Valérie Pécresse et Marine Le Pen seront toutefois évoquées également).
Quand Emmanuel Macron
emmerdait les non-vaccinés
Le 4 janvier, au moment où
les vagues cumulées d’Omicron et de Delta s’abattaient sur une France tiraillée
à propos du passe vaccinal, Emmanuel Macron avait
scandé au sujet des non-vaccinés qu’il avait « très envie de les
emmerder ». La plupart des commentateurs de la vie publique y avait vu
un coup politique servant à diviser la droite et embarrasser la gauche sur les
mesures présentées par le gouvernement en vue de lutter contre la propagation
du Covid-19. Ils avaient également pointé le risque d’écornement, à quatre mois
de l’élection présidentielle, de l’image du chef de l’État, alors même qu’il
venait d’exprimer des
regrets sur quelques-unes de ses paroles jugées blessantes. Ces mots
avaient enfin accentué la violence déjà perceptible des débats parlementaires
sur le passe vaccinal.
Il faut se souvenir que
pendant ces débats, le puissant mouvement des antivax, qui s’était constitué à
l’occasion de l’entrée en vigueur du passe sanitaire, était fort actif,
notamment sur les réseaux sociaux. Parallèlement, près d’un mois plus
tôt, un
sondage avait donné Valérie Pécresse, fraîchement désignée lors de la
primaire des Républicains, gagnante de l’élection présidentielle face à
Emmanuel Macron.
Comme la réélection du
président ne pouvait se réaliser, toujours à l’appui des sondages, que dans le
cas d’une nouvelle confrontation face à un candidat de l’extrême droite, il lui
fallut, c’est une supposition que livre ce texte, imaginer un stratagème pour
éviter de se retrouver face à la représentante des Républicains au second tour
de la présidentielle.
Il est possible que
lorsqu’il analysera la période 2021-2022, Emmanuel Todd, dont les tableaux
électoraux présents dans ses ouvrages rendent compte des évolutions
socio-culturelles des différentes régions françaises, établira un coefficient
de corrélation appréciable entre soutien au mouvement des antivax et vote en
faveur de l’extrême droite. Autrement dit, l’extrême droitisation, qui touche
aujourd’hui environ un tiers des Français, aura probablement trouvé dans
l’opinion une nouvelle source de développement grâce au mouvement des antivax.
En affichant qu’il emmerdait
les non-vaccinés, Emmanuel Macron avait peut-être tablé sur l’idée «
pré-toddienne » qu’antivax et partisans de l’extrême droite représentaient en
fait la même chose. Et parié qu’en les attaquant verbalement, il intensifierait
par réaction la capacité de persuasion des groupes qui afficheraient, dans les
réseaux sociaux animés par nombre de trolls en ces temps de campagne, leur
soutien pour Marine Le Pen et Éric Zemmour. Or, selon
les prévisions, vers le 4 janvier, ces derniers se tenaient dans un
mouchoir de poche avec Valérie Pécresse, autour de 15 %. D’où le risque de
défaite pour Emmanuel Macron, si la situation perdurait.
Valérie Pécresse, elle-même
présente dans le segment de la culture de responsabilité pour traiter le
Covid-19, ne s’y trompa pas. Elle tenta bien de ne pas tomber dans le piège
macronien, quand, dès le lendemain de la sortie présidentielle, elle promit
de « ressortir le Kärcher de la cave » pour « nettoyer
les quartiers ». Il faut imaginer ses spin doctors la
convaincre, au soir de cette sortie, de la justesse de chasser sur les terres
de l’extrême droite en prévention de la montée en puissance prévisible des
concurrents Le Pen et Zemmour sous l’influence des antivax. Au vu de
l’évolution de son score dans les intentions de vote, elle n’y sera pour l’instant
pas parvenue. Quant à Emmanuel Macron, il aura réussi son coup, mais pas dans
le sens indiqué par la plupart des médias.
Quand Jean-Luc
Mélenchon refusait de qualifier de génocidaire la répression chinoise des
Ouïghours
Sur proposition du groupe socialiste,
l’Assemblée nationale fut invitée, le 20 janvier, à se prononcer sur la
répression chinoise des Ouïghours musulmans. La résolution mise au vote, sans
être contraignante, définissait
l’action de l’État chinois dans son Far East comme relevant,
entre autres, d’un « caractère génocidaire ».
Les débats qui eurent lieu
alors mirent au jour deux positions, notamment représentées par LREM et LFI.
Alors que la première
soutenait le texte, la seconde se refusait à employer le terme de génocidaire,
tout en reconnaissant la véracité des exactions chinoises qu’elle condamnait. À
plusieurs reprises, Jean-Luc Mélenchon avait explicité la position de son
groupe parlementaire, par
exemple dans une interview à Thinkerwiew :
« La Chine reconnaît qu’elle
a mis des Ouïghours dans des camps de travail. On peut pas être d’accord avec
ça, je le condamne. Mais pas d’hypocrisie : si on parle de génocide, il faut
intervenir pour l’arrêter. Or, ceux qui ont voté cela n’en feront rien ».
Et de dénoncer « l’hypocrise
de la classe politique » sur le sujet, qui ne pourra, face à une
grande puissance comme la Chine, intervenir comme cela avait été le cas « en
Serbie, au Rwanda ».
Comment expliquer ces
contorsions sémantiques ?
Pour comprendre, les données
à notre disposition sur l’existence supposée d’un vote musulman sont
utiles. D’après Libération,
qui s’appuie sur un sondage Ifop publié par l’hebdomadaire catholique Pèlerin,
54 % des musulmans avaient voté au premier tour pour un candidat de gauche à
l’élection présidentielle de 2017 (37 % pour Jean-Luc Mélenchon, 17 % pour
Benoît Hamon). Emmanuel Macron avait recueilli 24 % parmi ce groupe. Au second
tour, celui-ci avait réuni sur son nom 92
% du vote musulman, face à une candidate d’extrême droite qui avait
suscité un
appel généralisé des associations musulmanes à lui faire barrage. Leur
soutien en faveur de François Hollande fut tout aussi massif en 2012, puisque
les votants musulmans lui
donnèrent 93 % de leurs voix pour l’élire face à Nicolas Sarkozy. Quand
l’on sait que l’Ifop
estimait leur effectif à 3,5 millions de personnes en 2012, sans connaître
le nombre exact d’inscrits sur les listes électorales, il n’est pas faux de
dire que la captation de leur vote est stratégiquement cruciale, au premier
comme au second tour.
En refusant d’offrir au PS
et à LREM le cadeau d’une dénonciation consensuelle du « caractère
génocidaire des violences politiques systématiques ainsi que des crimes contre
l’Humanité actuellement perpétrés par la Chine à l’égard des Ouïghours »,
tel que l’énonce la résolution finalement adoptée, Jean-Luc Mélenchon ne
souhaitait pas prendre le risque de perdre les dividendes politiques qu’il
pensait sans doute avoir déjà engrangés dans l’électorat musulman. Pour rappel,
au sortir de l’élection de 2017, il avait progressivement adopté une ligne
politique visant à attirer sur son nom le vote musulman. Cette ligne s’était
notamment manifestée lors de sa
participation à la Marche contre l’islamophobie tant décriée du 10
novembre 2019.
Ses objectifs dans ce
refus de jouer le consensus sur la question ouïghoure ? Rogner sur la part de
l’électorat de ce groupe qui risque de se déporter d’Emmanuel Macron en
réaction à la loi contre le séparatisme qu’il
a critiquée. Et récupérer dans son escarcelle le vote musulman en faveur de
Benoît Hamon qui représentait le PS en 2017, mais était beaucoup plus proche en
termes politiques de Jean-Luc Mélenchon que d’Anne Hildalgo, la candidate de ce
même parti à l’élection présidentielle de cette année. Une semaine après son
rejet de la résolution sur le génocide des Ouïghours, en
apparaissant plus que frontal face à Éric Zemmour lors d’un débat sur C8,
Jean-Luc Mélenchon avait persisté dans sa ligne, en affectant de s’afficher
comme le rempart le plus sûr contre l’islamophobie d’État que risquerait de
mettre en place l’extrême droite si elle arrivait au pouvoir.
Quand Éric Zemmour
changeait de position sur les réfugiés ukrainiens sans réussir à inverser sa
chute dans les sondages
Depuis le début de la guerre
en Ukraine, Éric Zemmour multiplie les atermoiements au sujet des réfugiés
ayant fui les combats (en substance : non aux réfugiés ukrainiens, puis
oui aux réfugiés ukrainiens, mais pas aux étudiants étrangers d’Afrique qui
profiteraient de la guerre pour pénétrer dans l’espace Schengen). C’est qu’il
tente désespérément de freiner sa
chute dans les sondages, et de provoquer le retour dans son giron des
électeurs qui l’ont quitté pour s’en aller vers Marine Le Pen.
Lui aussi certainement
lecteur d’Emmanuel Todd, il a dû puiser chez l’essayiste l’une de ses
suppositions prédictives, selon laquelle l’électorat de l’extrême droite se
diviserait potentiellement en deux parties, l’une populaire et égalitaire (qui
échappe en majorité à Éric Zemmour depuis le début de sa campagne), l’autre
socialement plus élevée et soumise, au détriment de sa fausse conscience, par
la culture de l’inégalité : « l’arabophobie, populaire égalitaire dans sa
motivation, et l’islamophobie, bourgeoise inégalitaire, sont deux choses très
différentes » (Qui
est Charlie ?, Sociologie d’une crise religieuse). C’est cette
dernière partie qui semble porter sa candidature, même si elle
ne le fait pas de manière exclusive. D’où sa préférence initiale pour le
rejet de l’accueil des réfugiés, afin de retrouver la position prépondérante
qu’il détenait de manière incontestée sur cet électorat autour du réveillon.
Dans cette logique, les hésitations d’Éric Zemmour ne seraient que la
résultante de son échec à inverser les mauvais sondages. De même que la
distinction entre islam et islamisme, opérée avec succès par Marine Le
Pen si
l’on en croit les sondages actuels qui la place en deuxième position,
tirerait sa raison d’être du fait que l’électorat lepéniste, en majorité
égalitaire selon la terminologie de Todd, serait réfractaire à l’islamophobie
et privilégierait un vote social de lutte des classes.
Quand François
Hollande prévoyait l’avenir politique du pays
Les trois séquences
présentées ci-dessus nous permettent de penser qu’il n’est pas impossible
d’expliciter les arrière-pensées des politiques. D’autres candidats auraient
mérité que l’on s’attèle au même exercice.
Établissons pour finir que
dans l’ouvrage cité en introduction, François Hollande avait identifié, à la
suite des attentats de Charlie, les trois France qui se partageraient la
majorité du champ politique, se rapprochant du spectre de chacun des camps
abordés ci-dessus, sans les recouper parfaitement :
« Il y a la France qui était
dans la rue. La France des Blancs – pas simplement des Blancs d’ailleurs –, des
hommes et des femmes qui mettent les principes par dessus tout et qui voulaient
se soulever par rapport à ce qu’avait été l’attentat et ce qu’il représentait.
Il y a une deuxième France, qui est la France des « je ne suis pas
Charlie », des classes populaires des quartiers qui disent : « Insulter
le prophète ne justifie pas de tuer ceux qui font cette caricature, mais en
même temps, on n’est pas solidaires de Charlie’ ». Ça fait quand même
du monde, ça… Et il y a une troisième France qui dit : « Mais nous,
ce qu’on veut, ce ne sont pas des valeurs, des principes… Aujourd’hui, les
quartiers nous menacent ». C’est le Front national, il n’était pas dans la
manif le Front national. »
C’est comme si, en plus des
ouvrages d’Emmanuel Todd, les candidats à la présidentielle avaient lu Un
président ne devrait pas dire ça…, dont ils considéreraient les minutes, riches
d’enseignements, comme les véritables mémoires de François Hollande sur son
bilan à la tête de l’État.
Source :
contrepoints.org
Par Adel Taamalli
Reconnaissances
Diplômé en Histoire et
travaillant actuellement dans le tourisme, Adel Taamalli intervient depuis un
certain nombre d'années sur des sujets d'ordre public. Il considère ces
interventions comme une action citoyenne devant servir la réappropriation par
les différentes composantes de la population de différentes questions
intéressant l'intérêt général. Les chroniques qu'il a rédigées lui ont permis,
entre autres, d'être publié sur Libération, sur Contrepoints.org, d'avoir un
débat avec Alain Finkielkraut suscité par la réaction de l'académicien à une
critique qu'il lui avait adressée sur Contrepoints, d'interviewer Alain Gresh,
de rédiger des comptes-rendus de lecture pour la Fondapol...
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