Thomas Piketty… Combattre les inégalités
Depuis trente ans, les inégalités explosent.
Comme au XIXe siècle, mieux vaut hériter que travailler. La solution de Thomas
Piketty : taxer le capital.
C'est l'essai de la rentrée. Le Capital au XXIe
siècle, de Thomas Piketty, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en
sciences sociales, n'est pas seulement le grand œuvre d'un jeune chercheur (41
ans) : cette somme bouleverse la réflexion sur les inégalités. Piketty décrit,
dans une langue accessible, les lois mécaniques et les causes conjoncturelles
de la répartition inégale des richesses entre personnes, sur trois siècles et à
l'échelle mondiale ! Oui, les inégalités recommencent à se creuser, conclut le
chercheur. Pourtant, les politiques disposent de leviers pour réduire la
tension, éviter l'explosion qui gronde. Explications.
- Vous citez dans votre livre le discours de Vautrin à Rastignac dans Le Père Goriot, de Balzac. Vautrin étale devant le jeune homme le cynisme d'une société corrompue par l'argent. Que nous dit ce discours sur les inégalités au début du XIXe siècle ?
La violence de son
diagnostic sur la structure des revenus et des richesses me fascine : au début
du XIXe siècle, la seule façon d'atteindre la véritable aisance, c'est de
mettre la main sur un patrimoine. Le travail, les études et le mérite ne
mènent à rien. Avec une puissance évocatrice inouïe, Balzac passe en revue les
fortunes potentielles de Rastignac. Peu importe que ce dernier devienne
procureur du roi à 30 ans ou avocat de renom à 50 : les revenus de son travail
seront de toutes les façons insignifiants, comparés au niveau de vie que lui
assurerait un mariage avec Mlle Victorine. Pour emporter le magot, il faudrait
d'abord assassiner le frère légitime de celle-ci, c'est vrai ! Mais Vautrin est
disposé à l'aider...
- Le monde a-t-il changé ?
On ne conseillerait
pas aujourd'hui à un jeune Rastignac de tout miser sur le mariage, n'est-ce pas
? La société semble plus méritocratique qu'au XIXe... Mais jusqu'à quel point ?
C'est une des questions auxquelles j'essaie de répondre. Aujourd'hui, avec un
capital de 10 millions d'euros et un rendement de 5 % (c'est-à-dire 500 000
euros de rente par an), vous êtes tranquille. La fortune du père Goriot,
transposée de nos jours, c'est 30 millions d'euros ! Pareils héritages
existent, mais ils sont moins nombreux qu'au XIXe siècle. En revanche, on
trouve plus de « moyens rentiers » : 10 % des Français héritent de plus ou
moins 1 million. Une forme d'inégalité apparemment moins violente qu'au temps
de Balzac, mais tout de même brutale. Ces 10 % de la population reçoivent en
effet davantage, en héritage, que ce que 50 % des Français, payés au smic,
gagneront tout au long d'une vie de labeur, à savoir 700 000 euros.
- Entre Balzac et nous, que s'est-il passé ?
D'abord, une grande
partie du patrimoine privé a été détruite par les guerres, 1914-1918 et
1939-1945, et par la crise de 1929. C'est ce que j'appelle le « suicide » des
sociétés patrimoniales. Ces chocs ont mis très longtemps à se résorber. En
comparaison, les conflits du xixe siècle, et même la Révolution française,
n'ont eu qu'un impact économique léger. Ainsi, entre le xviiie siècle et la
Belle Epoque, la valeur totale des capitaux privés en France équivaut, bon an
mal an, à six ou sept fois le revenu national, c'est-à-dire la richesse
produite en une année par l'ensemble du pays. En 1950, le total des capitaux
privés est tombé à deux ou trois années de revenu national ! Il a donc été
divisé par deux ou trois. Mais les destructions matérielles ne représentent
qu'un quart de cette fonte du capital. Entre 1914 et 1945, les rentiers n'ont
pas réduit suffisamment vite leur train de vie et, dans le même temps, ont très
peu épargné. Or, il faut du temps pour accumuler un capital. Après guerre, il
n'y a donc plus grand-chose à hériter.
- On passe alors d'une « société de rentiers » à une « société de cadres »...
Appliqué aux années
1950 à 1980, le discours de Vautrin est en effet inopérant. Pour la première
fois peut-être de l'histoire, le niveau de vie des 10 % des salariés les mieux
payés est plus élevé que celui des 10 % des héritiers les mieux lotis : les meilleurs
salaires rapportent plus que les meilleurs rendements du capital. Attention
toutefois aux illusions. Pendant ces Trente Glorieuses, on s'est raconté de
belles histoires sur la domination du « capital humain » sur le « capital
financier ». Dans une période marquée par de rapides progrès technologiques,
rabâchait-on, le cadre méritant remplace « naturellement » l'actionnaire
bedonnant, parce que la technologie a plus besoin des compétences du premier
que de l'argent du second. Et la marche en avant des sciences, ajoutait-on,
entraîne « naturellement » le progrès démocratique et social. L'histoire est
belle, mais fausse.
- Pourquoi ?
Parce que ce ne sont
pas les cadres qui sont passés au-dessus des rentiers, mais les rentiers qui
sont passés en dessous des cadres, à cause de la chute des hauts revenus du
capital. Les politiques publiques menées après 1945 expliquent en grande partie
ce retournement. Blocage des loyers, nationalisations, forte augmentation des
impôts successoraux : l'Etat s'est employé à réduire l'emprise du capital privé
sur la société. Partout en Europe, on retrouve la même défiance vis-à-vis du
capital privé et des marchés boursiers – autrement dit, du capitalisme et du
laisser-faire du XIXe siècle.
Thomas Piketty, 41 ans, est chercheur en économie politique et
directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. ©
Emmanuelle Marchadour
- Depuis les années 1980, les inégalités se creusent à nouveau...
La concentration du
capital semble effectivement repartie à la hausse. Mais soyons précis. D'une
part, les inégalités de patrimoine restent nettement en dessous de ce qu'elles
étaient il y a un siècle. D'autre part, ce creusement des inégalités est en partie
mécanique : dans les sociétés qui connaissent une croissance lente – entre 1 %
et 2 %, comme chez nous –, le capital accumulé dans le passé prend rapidement
une importance démesurée. On peut dire que « le passé dévore l'avenir », car le
patrimoine fait des petits plus vite que le travail. Celui qui n'a que son
salaire pour s'enrichir se retrouve dans une situation très défavorable par
rapport à celui qui hérite. Cette inégalité fondamentale, qui fut celle de
toutes les sociétés du passé jusqu'à la Grande Guerre, est de retour.
- Elles semblent loin, les Trente Glorieuses...
Elles sont finies
depuis trente ans, il faudrait commencer à s'y habituer ! C'est sûr, quand
votre salaire croît de 5 % par an, vous vous moquez de l'héritage de vos
grands-parents, car sa valeur sera faible par rapport à ce que vous pouvez
accumuler en travaillant. La croissance contient donc en elle-même un mécanisme
égalisateur. Malheureusement, il n'existe aucun exemple, dans l'histoire, d'une
croissance économique à 5 % pendant une très longue période. Les Trente
Glorieuses furent une exception ; la normalité, c'est 1 % de croissance !
- Deux chiffres disent bien l'inégalité en France : 10 % des Français détiennent entre 60 % et 65 % du patrimoine hexagonal. Et 50 % ne possèdent strictement aucun capital...
Effectivement. Cela ne
concerne pas que les Français, d'ailleurs. Aucun pays, même la Suède, dont on
loue souvent les principes égalitaires, n'a réussi à faire en sorte que la
moitié la plus pauvre de sa population parvienne à se constituer un patrimoine,
aussi modeste soit-il. Que l'on parle de la France d'aujourd'hui ou d'il y a
deux siècles, le diagnostic est le même : 50 % des citoyens ne possèdent même
pas 5 % du capital privé national. Aux Etats-Unis, c'est... 2 % ! Ce qui a
changé au XXe siècle, c'est qu'entre les 10 % les plus riches et ces 50 % sans
patrimoine, les 40 % du milieu possèdent quelque chose. Du temps de Balzac, ils
gonflaient les rangs des plus pauvres.
- Les revenus du travail ne compensent pas ce décrochage ?
Non, car on observe un
nouveau phénomène : le décollage des plus hautes rémunérations – les cadres
dirigeants et supérieurs des grosses entreprises –, alors que le salaire des
cadres moyens, lui, stagne depuis trente ans. Savez-vous qu'entre 1980 et 2013
les deux tiers de la croissance américaine en matière de revenus et de salaires
ont été happés par les fameux « 1 % » les plus riches de la population dénoncés
par Occupy Wall Street ? Ajoutez à cela la hausse vertigineuse des droits
d'inscription dans les universités les plus cotées – aux Etats-Unis, bien sûr,
mais aussi en France, comme on le voit avec Sciences-Po –, et vous construisez
une société dans laquelle les inégalités se reproduisent d'une génération sur
l'autre. A Harvard, le revenu moyen des parents d'élèves correspond exactement
à celui des 2 % des Américains les plus riches ! A Sciences-Po, c'est celui des
10 % des familles françaises les plus aisées.
- Que nous réserve l'avenir ?
On ne peut rien
prédire avec certitude. Mais si l'on prolonge la tendance actuelle, les plus
hauts patrimoines devraient continuer à croître plus fortement que le
patrimoine moyen, comme le montrent les classements de fortunes publiés par les
magazines Forbes ou Challenges. Dans cette économie-monde, les
patrimoines supérieurs à 100 millions, 500 millions ou un milliard d'euros
enregistrent en effet une croissance annuelle de 6 à 8 % par an, alors que le
revenu moyen mondial, lui, n'a progressé que de 1,4 % par an depuis 1987 ! En
France, le nombre et la fortune des rentiers pourraient dépasser, rapportés à
la population, ceux qu'on enregistrait du temps de Vautrin. Le pire des mondes
conjuguerait d'ailleurs, à mes yeux, le cynisme de Vautrin et la bonne
conscience des discours « hyperméritocratiques » dont on nous rebat les
oreilles pour justifier les très hautes rémunérations – au détriment, bien sûr,
de ceux qui ne sont ni héritiers ni supercadres, c'est-à-dire l'immense
majorité de la population.
- Un retour au XIXe siècle, en somme ?
La société
patrimoniale de l'Ancien Régime ainsi que du XIXe siècle, au moins, ne
prétendait pas que les gagnants étaient plus méritants que les perdants...
- Comment réparer le système ?
En prenant conscience
qu'il est malade : si vous prolongez la tendance actuelle jusqu'aux années 2040
ou 2050, les inégalités deviennent insoutenables. Même les plus fidèles
défenseurs du marché devraient s'en inquiéter. Aussi concurrentiel soit-il, ce
marché n'empêchera pas, dans les décennies à venir, le rendement du capital
d'être supérieur au taux de croissance, et donc les inégalités de se creuser,
mécaniquement. Avec le risque qu'un repli national brutal – nationalisme
politique ou protectionnisme exacerbé – finisse par servir de soupape de
sécurité aux tensions sociales. J'espère que nous aurons retenu les leçons du
XXe siècle.
- Que peut-on faire, concrètement ?
Permettre à ceux qui
n'ont rien d'accéder à un patrimoine. Et dépasser ainsi, sous une forme
pacifique, les contradictions liées à l'emprise de l'héritage et des très hauts
patrimoines sur la société. Sinon cette contradiction se résoudra par la
violence. Je propose une idée simple : l'instauration d'un impôt progressif sur
le capital, complémentaire de l'impôt progressif sur le revenu. Il
ressemblerait à l'ISF (impôt sur la fortune) : on paye par tranches en fonction
de son patrimoine. Mais il serait beaucoup plus systématique et progressif.
Entre 1 et 2 millions, vous payez 1 % ; entre 2 et 10 millions, vous payez 2
%... et jusqu'à 5 % ou 10 % sur les patrimoines de plusieurs milliards. Taxer
le capital, donc, non pas pour se venger des plus riches, comme le craignent
certains, mais pour éviter que les plus hauts patrimoines ne progressent,
structurellement, trois ou quatre fois plus vite que l'économie. Et pour garder
le contrôle d'une dynamique mondiale explosive.
- A quelle échelle faudrait-il appliquer cette taxe ?
Pour être parfaitement
efficace, ce principe devrait être étendu à l'ensemble de la planète. Une
vision plus réaliste serait de l'appliquer au niveau régional – les Etats-Unis,
l'Union européenne, la Chine, etc. –, tout en consolidant la coopération entre
ces blocs. Cette dernière est d'ailleurs dans les tuyaux, avec l'échange
automatique d'informations bancaires – trop lent et trop timide, sans doute,
mais c'est toujours mieux que rien. Je reste optimiste : les Européens ne sont
pas prêts à tout accepter. Chez eux, l'espoir de fonder la richesse sur le seul
mérite reste fort. Ils se rendent compte tous les jours du décalage manifeste
entre ceux qui possèdent un capital et les autres. Or, en démocratie, donner un
sens aux inégalités, c'est vital : elles ne sont acceptables que si elles sont
justifiées, comme il est dit d'ailleurs dans l'article 1 de la Déclaration des
droits de l'homme de 1789 : « Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » « Utilité
commune » signifie, tout simplement, qu'il n'y a pas plus d'inégalités que ce
qui est strictement nécessaire à l'intérêt de tous. Pour atteindre cet idéal,
chacun doit se réapproprier l'économie : nous sommes tous concernés.
Illustration : Jochen Gerner
Source Olivier Pascal-Moussellard Télérama
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