Faut-il changer notre alimentation…
Faut-il
changer notre alimentation face à la souffrance des animaux ?
Les
récents scandales autour de la viande relancent le débat sur notre rapport aux
animaux. Il faut revoir le contrat nous liant aux bêtes que nous mangeons.
C'est une
malédiction qui se répand à l'heure du déjeuner : dans les assiettes, les côtes
d'agneau ne respirent plus la joie de vivre, les cuisses de poulet ont un
arrière-goût de métro aux heures de pointe, et les travers de porc, le teint
blafard d'un gardien de nuit qui ne voit jamais la lumière du jour. Bon appétit
! Qu'il devient dur de refouler la réalité au moment de lever la fourchette :
avec les animaux que nous mangeons, nous dépassons les bornes. Allègrement,
même, si l'on s'arrête un instant sur le « scandale de la viande halal » l'an
passé – où l'on apprenait que les abattoirs égorgent volontiers ovins et bovins
sans étourdissement préalable, pas seulement pour se conformer aux rites
musulman et juif, mais pour faire des économies. Ou, cette année, sur l'épisode
dit du « minerai de viande », qui d'un point de vue strictement lexical en dit
long sur la considération que l'agroalimentaire porte aux bêtes.
Trop,
c'est trop ? Si l'ampleur du malaise est encore floue, il se traduit en
librairie par une avalanche d'ouvrages qui interrogent notre relation aux
animaux. Rien que depuis le début de l'année : Halal
à tous les étals, No steak, Les Droits des animaux, Les animaux aussi ont des droits... En France,
le débat sur l'éthique animale, c'est-à-dire l'étude de notre responsabilité
morale envers les autres espèces, se hisse désormais en tête de gondole. Et ça
n'est pas rien ! Si depuis les années 1970 les pays anglo-saxons se sont
passionnément emparés du sujet – vieux comme le monde, l'antique Pythagore
l'empoignait déjà –, nous nous entêtions à le repousser avec dédain, voire en
ricanant bêtement.
- Animal-machine
La faute à
Descartes. L'illustre philosophe nous a durablement enfumé l'esprit avec sa
théorie de l'« animal-machine ». A l'en croire, les bêtes sont des sortes
d'automates, constitués de pièces et de rouages, qui réagissent à des stimuli.
Quand vous frappez un bouledogue, un poney ou un macaque, il réagit par
automatisme. Mais il n'a pas vraiment
mal. Pour cela il faudrait qu'il ait une âme, comme nous. Quelle sensiblerie
que de s'émouvoir de ses gémissements... Certes, nous ne croyons plus guère à
ces sornettes. Mais il nous en est resté quelque chose : une manière de railler
l'empathie pour les bêtes. Plus largement, l'humanisme que nous chérissons a
clairement eu pour effet collatéral de tenir les animaux à distance respectable
de notre sphère éthique. Et nous autres Français sommes un poil
anthropocentrés. « En France, dit le
philosophe australien Peter Singer dans le livre d'entretiens Les animaux aussi ont des droits, c'est peut-être ce "propre de l'homme"
philosophique et religieux qui est ressenti comme menacé. Ou peut-être
s'agit-il d'une sorte de réaction d'orgueil quasi nationaliste en vue de sauver
la tradition culinaire française à base de viandes en sauce ! »
Peut-être.
N'empêche, et nonobstant notre passion épidermique pour la blanquette de veau,
en France aussi les lignes bougent. Il ne saurait en être autrement, affirme le
philosophe et romancier Tristan Garcia dans un ouvrage remarquable, Nous, animaux et humains. « Notre situation est devenue intenable. » Nous ne supportons plus la « contradiction entre notre représentation de
l'animalité et notre manière de vivre en tant qu'humains parmi d'autres
animaux. » Le grand écart
intellectuel et émotionnel qu'il nous faut sans cesse exécuter nous tiraille
douloureusement.
Les chercheurs ont découvert
que le porc possède
une vie émotionnelle riche.
Pas
facile, en effet, de s'émerveiller de l'instinct maternel de la baleine à
bosse, du comportement social du suricate et de mille autres choses épatantes
que les éthologues découvrent jour après jour, ni d'éprouver de grands élans
fraternels pour le chimpanzé, dont on martèle qu'il partage 98,7 % de nos
gènes, tout en mordant dans un sandwich au poulet (de batterie). « Tout récemment les chercheurs ont découvert que le
porc possède une vie émotionnelle riche et des capacités cognitives très
développées, dans certaines situations égales ou supérieures au chien et aux
grands singes, souligne l'éthologue Boris Cyrulnik. De telles études bouleversent la manière dont on
considère habituellement les cochons. Je crois que notre propre empathie va se
heurter de plus en plus au fait de les maltraiter. Et ce qui est valable pour
les cochons l'est évidemment pour d'autres espèces.»
Curieux
paradoxe : à mesure que nos connaissances nous rapprochent des autres espèces,
notre mode de vie nous en éloigne. Pis, il empêche tout contact avec les bêtes
destinées à nos estomacs. Veaux, poulets, cochons sont désormais élevés – ou
plutôt produits – loin des regards, dans des bunkers industriels (en France,
plus de 90 % de la viande que nous consommons) tout entiers régis par des
techniques d'élevage qui n'ont d'autre finalité que de produire un maximum de
protéines. Les animaux n'y jouissent d'aucune considération. Ce sont de simples
choses. De la matière première. Or, selon Tristan Garcia, « c'est précisément parce que l'industrialisation a
introduit une séparation entre notre rapport affectif et notre rapport
utilitaire vis-à-vis des espèces que nous entretenons et mangeons que nous ne
souffrons plus la souffrance des animaux ».
- Animaux non humains
La
sensibilité de l'homme moderne serait-elle en plein chamboulement ? « J'avance la thèse que le cercle de notre
considération morale ne cesse de s'élargir, affirme Peter Singer. Nous nous pacifions en tant qu'espèce. » Le philosophe australien, pionnier de la
réflexion anglo-saxonne contemporaine sur notre relation à l'animal, est
convaincu que l'humanité est engagée dans un processus irrépressible
d'ouverture à l'Autre. Hier, les esclaves, les indigènes, les femmes ont obtenu
des droits. Demain, nous en accorderons aux «animaux non humains » – pas le
droit de vote pour les pigeons, évidemment, mais quelques droits fondamentaux,
à la vie, à la liberté, à ne pas être torturé. Jusqu'au-boutiste, Singer
soutient que le spécisme, c'est-à-dire l'idée d'une hiérarchie entre les
espèces, est une forme de discrimination semblable au racisme ou au sexisme.
Il pousse
sans doute le bouchon. L'homme n'est pas un animal comme les autres, estime la
philosophe Elisabeth de Fontenay dans ce même passionnant livre d'entretiens. « Il a une histoire qui n'est plus seulement
l'histoire naturelle, il appartient au monde de la culture. » Ce désaccord sur notre positionnement dans
le vivant, parmi les êtres sensibles, constitue sans doute la ligne de fracture
la plus profonde dans le champ de bataille actuelle de l'éthique animale. Pour
autant, continue Elisabeth de Fontenay, «
l'indéniable supériorité de l'homme sur l'animal doit lui servir à accroître sa
responsabilité, et non sa maîtrise ».
Notre comportement vis-à-vis des bêtes est souvent indigne du genre humain,
nous ferions mieux de faire honneur à notre espèce singulière. « Il ne saurait y avoir d'avenir pour l'humanité sans
un nouveau contrat avec les animaux. » Un nouveau contrat ? Chiche ! Si
l'on en croit le philosophe britannique du XIXe siècle John Stuart Mill, « tout grand mouvement doit faire l'expérience de
trois étapes : le ridicule, la
discussion, l'adoption ».
Illustration : Olivier Charpentier
Source Télérama
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