La guerre des gauches “Gauche prolo” contre “gauche bobo” ? Trois essayistes dénoncent les dérives culturelles et modernistes de leur camp. Un réquisitoire parfois emprunté à la droite…
Les mains en l'air, la gauche ! Une salve de critiques vient de s'abattre sur elle, ne laissant même pas le temps aux socialistes de savourer le succès de leurs primaires. Un feu nourri qui vient... de son propre camp. Chef du peloton d'exécution : Jean-Claude Michéa, qui, dans son essai Le Complexe d'Orphée, voue aux gémonies le libéralisme politique et culturel de la majorité des penseurs et de tous les candidats de gauche comme d'extrême gauche.
Philosophe radicalement anticapitaliste et antilibéral, inspiré par le socialisme de George Orwell, Michéa critique cette « religion du progrès » qui a perdu sa famille politique, attirée comme une mouche par tous les mirages de la modernité. Cette fuite en avant n'est que la traduction du complexe d'Orphée dont elle est victime : un infernal Hadès lui interdirait aussi de se retourner. Incapable de regarder en arrière, la gauche considère tout ce qui vient du passé comme ringard et se délecte de sa « fascination béate pour tout ce qui est nouveau ».
Les élites de gauche, “ses artistes, ses
journalistes et ses intellectuels bien-pensants”
n'auront jamais, estime Jean-Claude
Michéa, la “décence ordinaire” du peuple.
Faisant en contrepoint l'« éloge du rétroviseur », Michéa veut retrouver un usage positif du terme « conservateur », ce mot que la gauche diabolise à tout-va, elle qui a toujours peur de « devenir un peu réac sur les bords, voire limite facho »... Lui préfère le sens des limites à la célébration de la transgression, et l'enracinement dans des particularismes aux nouvelles technologies, déréalisantes et mondialisées.
A L'Auberge espagnole, qui exalte le « mode de vie bohème des étudiants issus de la bourgeoisie européenne » – bref, le nomadisme généralisé –, il préfère encore l'esprit « anarchiste tory » (anarchiste conservateur) des films de Jacques Tati, John Ford, Robert Altman ou Clint Eastwood. Et donnerait tous les branchés du monde pour un seul « employé amateur de pêche à la ligne » ou « une petite veuve qui promène son teckel ». Les élites de gauche, « ses artistes, ses journalistes et ses intellectuels bien-pensants » – en première ligne se trouvent Libération, Les Inrockuptibles, Canal+ –, n'auront jamais, selon lui, la « décence ordinaire » du peuple, cette qualité morale naturelle, doublée d'un comportement social, qui consiste à savoir donner, recevoir et rendre...
“La gauche a indubitablement abandonné
les couches populaires traditionnelles issues du
monde ouvrier au profit des couches moyennes.”
Jean-Pierre Le Goff
La critique est virulente. A la lire, on peut parfois se demander si elle n'est pas la version déguisée, « gauchisée », d'un populisme de droite en pleine effervescence. Attaquer la Fête de la musique pour défendre les manifestations du 1er Mai, ironiser sur la drag-queen en vue de réhabiliter l'ouvrier, est-ce vraiment efficace, et constructif ? Michéa esquive le coup, raillant les petits soldats de la « croisade antipopuliste (ou démophobe) », celle-là même que mène « l'ensemble des médias officiels »...
Et il trouve un soutien en Jean-Pierre Le Goff : « Dire, comme Michéa, qu'il existe une fracture entre les couches populaires et l'élite sociale et politique n'est pas populiste, nous confie le sociologue. La gauche a indubitablement abandonné les couches populaires traditionnelles issues du monde ouvrier au profit des couches moyennes. Elle a trop souvent méprisé le peuple. »
Michéa, en tout cas, n'est pas un cas isolé. L'anthropologue marxiste Jean-Loup Amselle s'en prend, lui, à la gauche postcoloniale et multiculturelle, responsable de L'Ethnicisation de la France, titre de son dernier livre. Par ethnicisation, ce spécialiste de l'Afrique désigne le processus issu du multiculturalisme qui, en reconnaissant les identités singulières, fragmente la République universelle : « La découpe d'entailles verticales au sein du corps social a eu pour effet de mettre au rancart et de ringardiser la lutte des classes et les combats syndicaux. Il est devenu beaucoup plus chic pour les couches ethno-éco-bobo, ainsi que pour leurs représentants médiatiques, de promouvoir les identités culturelles et de genre (gay, lesbien, queer) [...]. Les identités fragmentaires ainsi dégagées ont constitué autant de niches de consommateurs traquées par les agences de publicité et de marketing. »
En vantant la diversité, dans une position
symétriquement inverse à celle de l'extrême droite,
la gauche enferme les individus dans des
“ghettos géographiques et identitaires”,
dénonce Jean-Loup Amselle.
Un réquisitoire massif : en préférant toujours la diversité, dans une position symétriquement inverse à celle de l'extrême droite, la gauche a enfermé les individus dans des « ghettos géographiques et identitaires », dénonce Amselle, devenant complice de la stigmatisation et du climat raciste ambiants. L'essor du multiculturalisme n'a pas suivi le modèle américain : il s'est accompagné en France d'une hausse de la xénophobie, d'un renforcement de l'identité blanche et du « repli frileux » sur les « petites patries » – le syndrome Bienvenue chez les Ch'tis.
D'un côté, Amselle critique ces particularismes que Michéa défend. De l'autre, il trouve en l'auteur du Complexe d'Orphée un frère d'armes dans la bataille contre l'idéologie libérale globalisée et consommatrice. Les deux partagent en outre la nostalgie d'une vision du monde plus sociale, moins culturalisée, qui a peut-être de beaux lendemains.
« Il est temps de clore le tournant moderniste et culturel de la gauche, ouvert dans le sillage de Mai 68, précise pour nous Jean-Pierre Le Goff, qui vient de publier La Gauche à l'épreuve, cartographie de la période 1968-2011. La gauche a trop cherché à surfer sur les modes ; elle a glissé de la question sociale vers la question culturelle quand elle s'est avérée impuissante à lutter contre la désindustrialisation et le chômage de masse. La question sociale revient aujourd'hui en force à cause de la crise. La gauche doit entreprendre un vrai questionnement critique. »
Salutaire critique ? En prenant pour cible le progrès et le multiculturalisme, en se réappropriant des questions laissées à l'extrême droite (l'origine, la nation, etc.), Amselle et Michéa remettent en question les valeurs d'ouverture et de tolérance prônées par cette gauche bobo et consensuelle qui nous promet « l'unification du genre humain sous la double enseigne des droits de l'homme et du marché mondialisé ». Mais en voulant nous sortir de cet angélisme, ils tombent eux aussi, bien souvent, dans la caricature.
En quoi la défense des paysans du Larzac
devrait-elle passer par le mépris des clandestins ?
En quoi la volonté de délivrer le peuple de son image
négative devrait-elle discréditer le combat antiraciste ?
Echantillon : Michéa épingle « le temps de SOS Racisme » et la « médiatique et décorative » défense de la lutte citoyenne contre toutes les formes de discrimination. Amselle s'en prend à la pensée de la négritude d'Aimé Césaire ou à la créolisation d'Edouard Glissant. En quoi, par ailleurs, la défense des paysans du Larzac devrait-elle passer par le mépris des clandestins de l'église Saint-Bernard ? En quoi la volonté de délivrer le peuple de son image négative (Beaufs, Deschiens, Groseille, Bidochon ou Dupont Lajoie, inventorie Michéa) devrait-elle discréditer le combat antiraciste ?
Une telle logique substitutive culmine dans un troisième assaut, mené par Hervé Algalarrondo, journaliste au Nouvel Observateur. Dans La Gauche et la Préférence immigrée, il pousse à l'extrême la réflexion de Michéa et d'Amselle : à l'ouvrier, auquel elle a tourné le dos, la gauche intellectuelle aurait tout bonnement substitué l'immigré. Prolophobe et xénophile, la gauche... Et sa « préférence immigrée » serait – rebelote – le pendant de la préférence nationale du FN : « En privilégiant les immigrés sur les autres catégories populaires, la "gauche bobo" suggère que les "petits Blancs" constituent la lie de la société française. »
“L'argument de la pente glissante fait le jeu de la
droite. ll faut être capable d'aborder les questions
qui fâchent, de mener un débat argumenté,
fondé sur la raison et non sur l'idéologie.”
Jean-Pierre Le Goff
L'auteur fait son miel du rapport de Terra Nova publié en mai 2011, dans lequel le think tank socialiste conseillait à la gauche d'abandonner électoralement les couches populaires, « pessimistes » et « conservatrices » (ses valeurs : « ordre et sécurité, refus de l'immigration et de l'islam, rejet de l'Europe, défense des traditions »), au profit de catégories plus ouvertes, comme les urbains, les diplômés, les minorités des quartiers populaires les jeunes. Autant de conseils cyniques qui ne feraient que « théoriser la pratique quotidienne de la gauche, aussi bien communiste que socialiste »...
Le corps criblé de la gauche bougera-t-il encore après ces tirs croisés ? Ces critiques redynamiseront-elles la réflexion ? Quand ils agitent l'épouvantail du racisme anti-Blancs, lorsqu'ils dressent l'un contre l'autre drapeau bleu-blanc-rouge et peuple black et beur, nos auteurs ne s'engagent-ils pas sur une pente glissante, douteuse ?
« Cet argument de la pente glissante a souvent fait le jeu de la droite, rétorque Jean-Pierre Le Goff. ll faut aujourd'hui être capable d'aborder toutes les questions qui fâchent, de sortir de la logique des camps, des étiquettes. Il faut mener un débat argumenté, fondé sur la raison et non sur l'idéologie. » Orphée s'en remettra-t-il ? La séquence qui s'ouvre, jusqu'à l'élection présidentielle, nous dira en tout cas si la gauche a su retrouver son Eurydice...
Source Juliette Cerf (Télérama)
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