Décès du sociologue Zygmunt Bauman, théoricien de la “société
liquide”
Auteur d'une oeuvre
consacrée aux inégalités sociales, le sociologue d'origine polonaise est mort
dimanche à Leeds.
Son
concept de modernité « liquide » l'a rendu célèbre dans le monde entier. Marqué par l'expérience
fondatrice de l'exil, le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, a éprouvé
une dernière fois l'instabilité de la vie, en s'éteignant dans sa maison à
Leeds en Angleterre, le 9 janvier 2017, à l'âge de 91 ans. De 1925 à
aujourd'hui, il aura pu voir le monde changer...
Penseur
très original, engagé dans son siècle, confronté aux totalitarismes aussi bien
qu'à la futilité de son époque, Bauman a écrit autant sur la rationalité de la
solution finale (Modernité et
Holocauste) que sur la marchandisation du monde et du soi
(S'acheter une vie).
Itinéraire inclassable
Attachée
au départ à la philosophie, sa sociologie affiche une vaste ambition théorique,
mais rétive à l'esprit de système et d'école. Ancêtre possible d'un Slavoj Zizek ou d'une Eva
Illouz, volontiers narrative et attentive aux objets du
quotidien, elle étonne et séduit par l'éclectisme de ses références : Karl Marx, Antonio Gramsci, Max Weber, Pierre Bourdieu, Hans Jonas, George Steiner ou Richard Sennett, et par la
place de ses lectures littéraires, Jorge Luis Borgès et Italo Calvino en tête. Le parcours inclassable de Zygmunt Bauman fut
d'ailleurs façonné par sa découverte de l'éthique d'Albert
Camus, par « l'intériorisation du cogito de Camus “ je me rebelle donc je
suis” » selon ses propres mots : « j'ai appris comment se rebeller en étant
armé d'outils sociologiques et comment faire de la vocation sociologique une
vie de rébellion ». Fidèle à ses convictions, il
épinglera ainsi le « coût
humain de la mondialisation », titre d'un livre paru
en 1999, et dénoncera les inégalités sociales : Les riches font-ils le bonheur de
tous ?, demandait-il encore dans son dernier essai
traduit en 2014.
Le monde à l'état liquide
Pour
Zygmunt Bauman, l'exclusion est inhérente à la société liquide. A partir des
années 1990, le sociologue montre en effet comment, à une ère solide de la
modernité – celle des institutions et des producteurs –, a succédé une ère
liquide – celle des individus et des consommateurs. La vie de ces derniers
s'est fluidifiée au point de devenir précaire, incertaine, changeante. Le monde
liquide est ainsi tout à la fois marqué par une extrême liberté mais aussi par
une insécurité fondamentale, comme en témoignent les relations amoureuses,
analysées par le sociologue (L'Amour
liquide. De la fragilité des liens entre les hommes).
Attentif au phénomène du speed-dating (et son pragmatique adage « S'ils ne vous plaisent pas, vous en êtes
vite débarrassés »...), Bauman en synthétise la
portée sociale : « La
question de la mise au rebut est résolue avant même qu'elle ne soit posée »... Tout ce qui est liquide devient ainsi aisément rebut, miette,
comme l'analysent avec force La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité et Vies perdues. La
modernité et ses exclus.
Sagesse désabusée
En inscrivant sa
réflexion du côté des exclus, Zygmunt Bauman mêle en définitive sa théorie à sa
vie. Celle, diasporique, d'un intellectuel juif confronté aux persécutions
antisémites et aux soubresauts de l'histoire. Né en Pologne à Poznan, le 19 novembre
1925, il se réfugie en URSS avec sa famille en 1939, l'année où Hitler envahit
la Pologne. Il s'engage dans l'armée polonaise exilée et participe en 1945 à la
prise de Berlin, aux côtés de l'Armée rouge... Le jeune communiste retourne
alors dans son pays natal à Varsovie où il enseigne un temps la sociologie.
Mais victime du régime antisémite, il rend sa carte du Parti communiste en
1968, et fuit une seconde fois, rejoignant l'Angleterre après une halte en
Israël à Tel Aviv. En 1971, il est nommé professeur à l'université de Leeds où
il enseigne la sociologie jusqu'à sa retraite en 1990. En 1998, il reçoit le
prestigieux prix Adorno.
Son
style, profond et léger, désabusé mais jamais cynique, reste gravé dans cette
leçon de sagesse matérialiste glanée dans Vies perdues : « Les jours comptent autant, et pas un de
plus, que la satisfaction que l'on peut en prélever. La récompense que l'on
peut espérer et pour laquelle travailler, en étant réaliste, est un jour
différent, et non pas un lendemain meilleur. L'avenir est au-delà de votre
portée (et en l'occurrence de celle de n'importe qui), donc il faut cesser de
chercher le sac d'or au bout de l'arc-en-ciel. Les soucis du “long terme” sont
pour les crédules et les imprévoyants. Comme le disent les Français : le
temps passe vite, il faut profiter de la vie... Donc il faut essayer de
profiter de la vie autant que possible dans les intervalles entre deux voyages
aux tas d'ordures »... Message reçu.
Source
telerama
Photo Portrait du
sociologue britannique d'origine polonaise Zygmunt Bauman
©
Leonardo Cendamo/Leemage
Par
Juliette Cerf
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