Médias : que valent les « décodeurs » ?
Le décodage ou « Fact checking » est une forme
de journalisme qui s’est développée récemment et qui consiste à
traiter des sujets d’actualité à partir des faits. Comme tout le monde, sans
doute, j’avais eu connaissance de cette forme de journalisme mais avec une idée
assez imprécise de son contenu et sans lire d’articles s’y rapportant ou sans
les identifier. Ma curiosité a été excitée récemment par le traitement par
l’équipe des « Décodeurs » du Monde d’une information erronée malencontreusement
relayée par Contrepoints. Cela m’a amené à entreprendre une analyse d’un
échantillon d’articles des « décodeurs » du Monde parus entre le 18
et le 30 mars 2015 et à les commenter.
Analyse des articles des décodeurs
Ces articles peuvent
être regroupés en trois catégories principales.
Une première catégorie
d’articles fournit une information neutre sur un sujet, qu’il soit par ailleurs
polémique ou non. C’est le cas des articles sur les demandes d’asile, le tiers
payant, le crash aérien, le mariage musulman « interdit », les emprunts toxiques,
la pollution à Paris, l’éclipse de soleil, les librairies ou la loi SRU.
Une deuxième catégorie
réunit les articles présentant sur un sujet polémique une réponse aussi
factuelle et équilibrée que possible. Les sujets électoraux ont été
particulièrement représentatifs de cette tendance et notamment l’article « qui
a gagné les élections du premier tour ».
Ces articles
consistent déjà à prendre parti sur le fond mais la dernière catégorie est,
plus que les autres, susceptible de révéler un esprit partisan.
Ce sont des articles «
unilatéraux », prenant plus nettement parti sur une question. J’ai intégré à
cette catégorie un article présentant les raisons de la grève à Radio France. À
cette exception près les articles qui y sont regroupés consistent à prendre le
rebours d’une prise de position à partir des faits se rapportant à la question.
Ces cinq articles « en opposition à » réfutent des positions exprimées à droite
de l’échiquier politique. Ils présentent également la double particularité
d’être davantage des argumentaires que des réfutations d’erreurs factuelles et
de corriger des paroles de politiciens ou de partis politiques. Seul l’article
sur le parachute doré des élus fait exception sur ces deux plans.
Les décodeurs
retoquent ainsi Balkany pour des déclarations relatives à la demande de levée
de son immunité parlementaire, corrigent deux fois Sarkozy pour des
déclarations relatives au lien entre pouvoir socialiste et montée du Front
National et au rapprochement entre le Front de Gauche et le parti
d’extrême-droite et dénoncent enfin un tract trompeur du Front National (pour
cet article, j’ai fait une exception aux limites temporelles de l’étude).
Commentaire
La découverte des
articles des décodeurs a été associée pour moi à trois surprises correspondant
au décalage entre les attentes exprimées plus haut et le contenu du journal en
ligne. La première, péché véniel, est liée à la fois au contenu et à la sélection
du sujet de ces articles qui sont dans leur grande majorité, à une exception
près encore une fois, des argumentaires. Les deux autres sont liées à un biais
de sélection dans le sujet de l’article : comme je l’ai montré, les
articles de « réfutation » de la sélection restreinte portent tous
sur des thèses énoncées à droite ou à l’extrême-droite et, sauf dans un cas,
par des politiciens. Après avoir présenté plus en détail chacun de ces aspects,
nous montrerons ce qu’il peut y avoir de conservateur dans l’attitude des
décodeurs.
La prévalence des argumentaires
Avant toute découverte
du décodage, mon travail pour Contrepoints,
aussi bien la rédaction d’articles pour le journal que les discussions liées à
l’élaboration de son contenu, m’avait poussé à m’interroger sur les différents
genres d’articles possibles et sur ce que chacun d’eux permettaient.
Dans mon esprit, trois
types d’articles se distinguaient. Les articles d’information ne relatent que
les faits, les articles d’opinion (tribune, billet d’humeur, éditoriaux)
expriment une opinion sur la société, les argumentaires s’appuient sur les
faits pour soutenir une opinion sur la société. Cette typologie est basée sur
une distinction fondamentale entre les faits et les opinions qui ne correspond
pas à une séparation entre le vrai et le faux, ni entre ce qui est certain et
incertain (même si nous serions assez proche de la distinction que j’adopte),
mais entre ce qui est discuté et ce qui ne l’est pas. Un article vitupérant une
fiscalité excessive, la présentant comme un fait établi qu’il est inutile de
démontrer, serait malgré et même à cause de cela, un article d’opinion. Un
article intitulé « pourquoi nous payons trop d’impôts » serait un
argumentaire tentant de donner une analyse et une assise factuelle à une
opinion. Enfin, un article dont le titre serait : « Impôts :
combien payons nous ? » et détaillant la fiscalité française serait un
article d’information pure.
Du fait que les
articles de réfutation des décodeurs (et non pas l’ensemble de leurs articles)
sont davantage des argumentaires que de strictes réfutations factuelles, la
conclusion de l’article, quels que soient les soins apportées à l’élaboration
du raisonnement et à la sélection des faits qui y amènent, risque de ne jamais
pouvoir faire l’unanimité. De ma part, ce n’est nullement une critique car les
argumentaires sont la forme d’articles que j’ai eu tendance à privilégier pour Contrepoints. Cependant, il peut exister un
malentendu sur les conséquences du décodage qui consisterait à confondre avec
la réfutation d’une thèse la correction de maladresses et d’approximations dans
son énonciation par une partie de ceux qui l’adoptent. La marque
« décodage » peut alors conduire à surestimer les effets réels de
l’article publié sur les idées auxquelles il s’oppose. Alors qu’il montre que
certains arguments utilisés en faveur d’une politique sont de piètre qualité,
le lecteur paresseux pourra croire que l’utilité de la politique en question a
été entièrement démontée.
En lui-même ce défaut
me parait plutôt mineur mais je n’en dirai pas de même de son association à
ceux qui suivent (les biais de sélection) car comme s’ils entraient en
résonance, leurs effets ont tendance à se multiplier plus qu’à s’additionner.
Biais de sélection
Il y a peu Le Figaro a présenté une « une »
relative à la montée du vandalisme en France. La sélection élargie des
« décodeurs » présentée plus haut compte un article sur les communes
ne respectant pas la loi SRU. Dans les deux cas, les journaux fixent une ligne
éditoriale en fonction des faits dont la correction leur semble la plus
urgente. D’autres journaux nous informent des inégalités. Une forme
d’engagement peut dès lors être présente dans l’information sélectionnée même
lorsque l’article reste mesuré et factuel. Les préoccupations politiques d’un
journal sont également visibles au regard des espoirs de changement dont il se
fait l’écho. Choisir de relayer plutôt le mouvement Occupy Wall Street ou le
Tea party en dit beaucoup sur les idées dominantes dans un périodique.
Cette forme
d’engagement qui transparait dans le choix du sujet ne me semble pas blâmable
par elle-même. Le traitement différencié de l’actualité qui en résulte facilite
l’expression d’une variété de points de vue dont la confrontation est peut-être
plus riche d’enseignements que ne le serait une recherche de neutralité
partagée par l’ensemble des producteurs d’information. En revanche, cette
liberté dans le choix des faits à rapporter connait des limites dont l’une des
principales est la cohérence dans l’information sélectionnée. Un journal
d’opposition au gouvernement ne pourrait pas par exemple ne mentionner que les
hausses du chômage en négligeant d’informer ses lecteurs des baisses
correspondantes. Cette même obligation de cohérence est présente dans la
rédaction d’un argumentaire qui doit inclure les principaux faits pertinents
pour ou contre une thèse. Une autre obligation primordiale est d’informer d’une
manière ou d’une autre les lecteurs de la ligne éditoriale du journal pour
qu’il connaisse par avance « les conflits d’intérêts idéologiques »
que l’auteur de l’article est susceptible d’avoir plutôt que de se cacher
derrière une neutralité plus revendiquée que réelle.
Le dilemme consiste
alors à choisir entre un journalisme assumant clairement son engagement au
risque de se croire quitte de toute autre obligation éthique dans la production
d’informations et un journalisme prétendument neutre, à base d’articles factuels,
mais où les vues des journalistes ou du propriétaire entreraient peut-être dans
le choix des articles d’une manière aussi insidieuse que trompeuse pour le
lecteur.
Concernant les
« décodeurs », le biais dans la sélection des discours à réfuter
peut-il se défendre au vu de ces principes ?
L’obligation de
cohérence ne semble pas respectée puisque le manque de rigueur dans les énoncés
de gauche ne semble pas faire l’objet de la même attention de la part des
décodeurs que celui dont la droite est responsable. Il serait toutefois
possible de soutenir à la rigueur que le respect de la seconde obligation
dispense de celle-ci et qu’un journal clair sur sa démarche et son engagement
peut sélectionner l’information à réfuter. Toute la question est de savoir si
l’information laissée au lecteur est suffisante ici pour qu’il soit conscient
de la nature et des objectifs du journal qu’il lit. Mon sentiment est que les
décodeurs, héritier de la réputation du Monde,
profitent d’une forme d’ambiguïté dont ils ne sont probablement pas pleinement
conscients. La lecture de Marianne peut
agacer mais aucun lecteur ne peut affirmer qu’il a été trompé par le journal
sur les intentions des journalistes. Ici la question est plus difficile à
trancher. Tentons toutefois d’inverser le raisonnement : si les lecteurs
n’étaient pas dupes ? Si le vrai problème posé, miroir de celui que nous
venons de présenter, était la réputation que ses rédacteurs entendent donner à
leur journal ? Comment peuvent-ils éviter de lui donner l’aspect d’une
officine de communication gouvernementale bien faite ? Pour clore le
sujet, il est possible de se demander si les subventions reçues laissent sur le
plan éthique la même faculté de sélectionner l’information en fonction
d’objectifs politiques. La même critique serait valable pour des journaux de
droite massivement subventionnés.
L’attitude générale des décodeurs et ses effets
Au total, les biais du
journal traduisent une attitude paradoxalement conservatrice pour un journal
progressiste. Une description plus large du contexte politique est nécessaire
pour comprendre cette assertion. Depuis quelques années, l’idée de réforme est
associée à une réduction, sans doute mesurée, de la taille de l’État. Cette
idée est acceptée aussi bien par l’opinion majoritaire que par les élites. Dans
ce contexte, le réformisme consiste à réduire la dépense publique, le
conservatisme à s’y opposer. Cette situation peut certes scandaliser Monsieur
Mélenchon : pourquoi ne pas se demander plutôt s’il faut augmenter la
dépense publique ou la laisser telle qu’elle est ? Cela ne changerait rien
à la réalité de l’opinion. Celle-ci était d’ailleurs différente il y a quinze
ans, ce qui ne signifie pas qu’elle doive se retourner soudainement car de
telles tendances sont le plus souvent durables. Par ailleurs, dans leurs
discours, droite et extrême-droite soutiennent ce courant réformateur. Le discours
du Front national est ambigu sur ce point parce que, s’il dénonce les hausses
d’impôt par tradition poujadiste, sa critique systématique des politiques
d’austérité n’en fait pas un champion de la baisse des dépenses. Néanmoins,
c’est la partie du discours du Front National hostile aux hausses d’impôts que
critiquent les décodeurs et c’est ce qui nous importe. La droite classique
trouve quant à elle une pluralité de motivations pour attaquer hausse d’impôts
et dépenses publiques : elle rejoint en partie son discours traditionnel,
elle peut ainsi épouser le mouvement de l’opinion publique et enfin cela lui
permet de critiquer à bon compte le gouvernement, ce qui est pratique pour un
parti d’opposition. Évidemment, cela ne rappelle guère son action lorsqu’elle
était aux affaires. La critique des élus peut-être intégrée à ce courant. Dans
ce cas, elle est plus de l’intérêt du Front National que de la droite
classique. Précisons s’il en est besoin que ce positionnement de la droite à
l’égard de l’opposition conservation–réforme est valable pour ce sujet et qu’il
serait imprudent de l’étendre à d’autres questions.
Les décodeurs
s’opposent systématiquement à la critique que la droite dans son ensemble fait
du gouvernement, défendant indirectement l’action de ce dernier. Pour ce faire,
ils soulignent ce qu’il peut y avoir de démagogique ou d’imprécis dans la
manière dont ces attaques sont menées. Comme l’imprécision des arguments
opposés n’est par ailleurs jamais relevée, au total l’effet produit est de
suggérer la nature utopique et déraisonnable de cette proposition réformiste.
Nous sommes en face de la description classique d’un argumentaire conservateur.
En le menant ainsi, les décodeurs prennent le risque de jeter le bébé
esprit critique avec l’eau du bain démagogie, de mettre dans le même panier
Condorcet et Marat, Tocqueville et Pierre Poujade.
sherlock holmes statue credits Julien Breme (CC BY-ND
2.0)
Source contrepoints.org
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