lundi 1 août 2016

Billets-La censure chinoise, comment ça marche ?


La censure chinoise, comment ça marche ?

Un professeur américain d'Harvard a ouvert un réseau social en Chine pour tester les mécanismes de la censure. Il a découvert que les entreprises privées ne manquent pas d'idées pour aider les autorités et s'octroyer un marché juteux.

Neuf ans après Mark Zuckerberg, qui a quitté Harvard pour fonder Facebook, un professeur de sciences politiques de la même université, Gary King, a décidé qu'il était temps de lancer son propre réseau social.

Il ne l'a pas fait pour gagner de l'argent, mais pour voir le système de censure chinois de l'intérieur, un système où les fournisseurs d'accès à Internet acceptent de s'autocensurer conformément aux directives gouvernementales. Pour ne pas mettre en danger les personnes impliquées dans son projet, Gary King ne divulguera pas l'URL de son site.

Les études antérieures ont surtout observé les réseaux sociaux chinois pour déterminer quelles informations y étaient censurées. Certaines reposaient sur des interviews de personnes impliquées dans le système de censure, qui acceptaient de parler du rôle qu'ils y jouaient. Mais en s'adressant à un important fournisseur chinois de logiciel en ligne pour l'aider à gérer son site, Gary King s'est trouvé aux premières loges pour étudier les outils de censure et il a pu demander à l'entreprise tout ce qu'il souhaitait savoir sur le mode d'utilisation de ces outils. "Quand nous avions des questions, il nous suffisait d'appeler le service clientèle", dit-il. "Ils étaient payés pour nous aider."

Comme d'autres expériences menées parallèlement sur des réseaux sociaux connus, l'incursion de ce professeur dans le monde des entreprises en ligne a montré que la censure chinoise repose beaucoup plus qu'on ne le pensait sur un filtrage automatique qui bloque des posts et les soumet au contrôle de censeurs avant leur publication en ligne. L'équipe de Harvard a également découvert que le système de censure chinois repose sur un marché capitaliste étonnamment dynamique, où des entreprises se font concurrence pour offrir de meilleurs services et technologies de censure.

La censure des sites chinois est irrégulière et on sait qu'elle recourt souvent à un simple contrôle manuel. Mais, selon Gary King, le logiciel chinois qui lui a été fourni pour gérer son site disposait d'une panoplie d'outils de censure automatique assez complexes et son fournisseur lui a même prodigué des conseils d'utilisation. "Les options étaient vraiment stupéfiantes", observe-t-il.

Trois censeurs pour 50 000 utilisateurs
Non seulement les posts pouvaient être automatiquement bloqués pour être contrôlés manuellement par un censeur en fonction de certains mots-clés, mais ils pouvaient être traités différemment en fonction de leur longueur, de l'endroit où ils apparaissaient sur le site et du fait qu'ils entamaient une conversation ou la poursuivaient. Certains internautes pouvaient être la cible d'une censure plus agressive, en fonction de leur adresse IP, de la date de leur dernier message et de leur réputation dans le cyberespace.

Les appels au service clientèle du fournisseur du logiciel ont révélé qu'il était possible d'acquérir une série de modules payants pour obtenir des options de filtrage plus sophistiquées. Ces conversations ont également permis d'éclaircir le vieux mystère du nombre de censeurs chinois contrôlant les posts publiés sur Internet. King a été informé que pour être en mesure de répondre aux exigences du gouvernement, un site doit employer deux ou trois censeurs pour 50 000 utilisateurs. Le professeur estime donc qu'il y a entre 50 000 et 75 000 censeurs travaillant pour des entreprises du Web en Chine [Selon le journal pékinois Xinjingbao, deux millions de personnes sont employées dans le pays à "analyser l'opinion sur internet" sous la direction du ministère de la Propagande et des sites internet. Ils observent les commentaires sur les informations qui font le buzz du jour et font leurs rapports aux "décideurs", explique le journal].

Dans une expérience menée parallèlement, l'équipe de Harvard a recruté des dizaines d'internautes en Chine pour poster 1 200 messages sur 100 réseaux sociaux afin de voir lesquels étaient censurés. Un peu plus de 40% ont été immédiatement bloqués par des outils de censure automatique ; certains ont été publiés un ou deux jours plus tard, d'autres jamais. A en juger par les sorts différents réservés aux posts, ces sites utilisaient un large éventail de technologies et de méthodes de censure.

Pour Gary King, ces résultats et ceux de son propre site donnent à penser que la Chine a créé une sorte de marché de la censure très compétitif, au sein duquel les entreprises en ligne sont libres de gérer leur système de censure à leur guise tant qu'elles ne laissent pas des opinions sensibles fleurir sur le Web. Ce dispositif incite les entreprises à chercher des méthodes de censure plus efficaces en vue de minimiser leur impact sur la rentabilité. "Il y a une grande diversité et de nombreuses possibilités d'innovations techniques et commerciales dans la censure", souligne le professeur. "Les entreprises peuvent faire des essais et choisir parmi les sociétés qui cherchent à leur vendre des technologies de censure."

Jason Q. Ng, un étudiant de l'Université de Toronto spécialisé dans la censure chinoise, estime que la perspective offerte par Gary King sur les différentes options qui s'ouvrent à la censure est sans précédent. "Les autorités semblent reconnaître que le gouvernement n'est pas le mieux placé pour exercer la censure", dit-il. "Mieux vaut confier cette tâche à des entreprises privées, non seulement pour des raisons d'innovation mais aussi de ressources."

Ce marché fonctionne sous la menace constante d'actions punitives du gouvernement, ajoute l'étudiant. Après l'affaire [du dirigeant déchu de Chongqing] Bo Xilai l'an dernier, Tencent Weibo et Sina Weibo, les Twitter chinois, ont été fermés pendant trois jours et plusieurs entreprises plus modestes, définitivement. "Un compte rendu de [l'agence officielle] Xinhua a expliqué que ces mesures touchaient des entreprises qui ne faisaient pas leur travail correctement."

 Dessin de Stephff Droits réservés
Source Courrier International

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