Les injonctions paradoxales
Dans un monde où marché et coachs en management
font la loi, salariés et dirigeants sont submergés. Et le système se fissure de
l'intérieur. Se soumettre ? Se démettre ? Comment concilier l'inconciliable ?
« Soyons réalistes, demandons l'impossible. »
Passé à la moulinette du management contemporain, le slogan fantaisiste de Mai
68 s'est trouvé propulsé de l'autre côté de la barricade. En catimini, il a
atterri dans d'improbables cabinets de consultants chargés de standardiser les
prescriptions de l'entreprise. Faire plus avec moins, avoir l'esprit collectif
tout en se soumettant à des évaluations individuelles, renoncer à ses valeurs
professionnelles pour mieux se réaliser, être libre de travailler en permanence
grâce aux ordinateurs et aux téléphones portables…
Aujourd'hui, du cadre
d'entreprise à l'employé administratif, de l'assistante sociale au salarié
d'Orange, de l'infirmière à l'informaticien, tout le monde ou presque est sommé
de concilier l'inconciliable. Au point que ces injonctions paradoxales pourraient
bien finir par rendre tout le monde malade.
« Comment lutter contre ses pulsions schizoïdes et
paranoïdes dans un contexte qui sollicite des comportements pervers ? »,
se demandent ainsi les sociologues Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique dans
leur dernier essai, Le Capitalisme paradoxant.
Fou, il y a de quoi le devenir. Les lieux de travail fourmillent d'équations
inextricables à se taper la tête contre le bureau.
« Dans un centre d'appel d'une grande entreprise du
secteur banque-assurance où nous avons enquêté, on demande au salarié de
répondre très vite aux appels : le temps écoulé défile sur un bandeau. Et en
même temps, il doit fournir un travail de qualité, répondre à fond à la
question, donner satisfaction au client, alors qu'il n'a même pas accès aux
dossiers », raconte par exemple la sociologue Dominique Méda. Fiabilité
et rapidité, coût et sécurité, qualité de la relation client et productivité…
Le maniement du paradoxe
Révélé par des
psychologues de l'école de Palo Alto, en Californie, le maniement du paradoxe,
d'abord cantonné aux multinationales, a fini par s'immiscer partout, jusque
dans les institutions publiques – à l'université ou à l'hôpital, dans la police
ou la justice. « Cette situation, nous l'avions
diagnostiquée à IBM dès les années 70 », précise Vincent de Gaulejac à
propos de « l'autonomie contrôlée », notion aussi ancienne qu'usée à force
d'avoir été pointée.
« On demande
aux individus d'être des canards sauvages apprivoisés ! Ils doivent être
créatifs tout en étant conformes à ce qu'on attend d'eux. » Ce mode de gestion né aux Etats-Unis s'est
propagé en France dans les années 90, avant que le débat ne prenne récemment
une tournure plus politique.
A l'heure des
restrictions budgétaires, l'Etat lui-même impose à ses agents des orientations
conçues par des « planneurs » mandatés pour produire des PowerPoint et
raisonner en plans abstraits. Les nouveaux donneurs d'ordres, ce sont ces
consultants extérieurs. Du coup, les conflits peinent à s'exprimer entre
salariés et supérieurs hiérarchiques dans l'enceinte de l'entreprise.
« L'ambition
managériale d'aujourd'hui est de créer une communauté dans laquelle tout le
monde rame dans le même sens. Au sommet trône le marché, tandis qu'en bas on
retrouve pêle-mêle les dirigeants, les cadres, les salariés de base qui sont
tous dans le même bateau »,
analyse la sociologue Danièle Linhart. «
Pour que chacun accepte de s'appliquer à
soi-même ces prescriptions, il faut mener une action psychologique, en passer
par une manipulation des subjectivités. »
Résultat, les tensions
sont intériorisées. Et c'est tout un équilibre intime qui s'en trouve
chamboulé. Sans compter qu'« on exige en plus
une qualité totale, une satisfaction absolue, un projet d'amélioration infini…
Or nul ne peut être dans le zéro défaut. Prise au sérieux, la somme de ces
prescriptions idéales fabrique un monde impossible, ajoute la sociologue
Marie-Anne Dujarier. Les gens ne se sentent
jamais à la hauteur. »
Big bang managérial
Mis au défi de
s'adapter à des demandes insoutenables, chacun cherche cahin-caha à ne pas y
laisser trop de plumes. Quelles ressources déployer pour désamorcer les effets
dévastateurs de ce big bang managérial ?
Option numéro un :
développer des mécanismes de défense pour ne pas virer dingue. Enfermer ses
doutes dans les profondeurs de son inconscient, ne plus penser par soi-même,
rationaliser, se noyer dans le travail, refouler son moi et faire « comme si »…
Quand une partie de soi accepte de se couler dans le moule tandis que l'autre
se cache pour ne pas se laisser capter, «
les psys parlent de personnalités "as
if". Ce symptôme de psychopathologie est
aujourd'hui devenu un phénomène social », avance Vincent de Gaulejac.
C'est en tout cas un
jeu risqué qui peut même déboucher, dans les cas extrêmes, sur un sentiment de
schizophrénie. Pas vraiment satisfaisant, donc, quoique moins coûteux à court
terme qu'une résistance qui mobilise une énergie de tous les instants…
Option numéro deux :
résister activement. Pour ne pas se laisser piéger, il faut pouvoir mettre à
distance la violence institutionnelle par l'humour ou la dénonciation. Rire
entre collègues de sa « médaille en chocolat », de « chiffres hystériques » ou
d'« évaluation au doigt mouillé ». Désinvestir psychiquement le travail ou
réinvestir des métiers qui font sens. Vénérer la lenteur plutôt que la vitesse,
préférer la tranquillité au mouvement, renoncer à vouloir se dépasser…
Héros obscurs
« Tous les
jours, des individus résistent à cette mise en tension. Ces héros obscurs
refusent la course narcissique à la performance et à la reconnaissance, ils
inventent d'autres modes d'existence, entre petits boulots et marginalités
installées. Mais ces réactions restent encore invisibles », souligne
Vincent de Gaulejac.
L'espèce humaine n'a
donc pas dit son dernier mot. Malheureusement, le bricolage individuel a ses
limites. Il s'attaque aux symptômes mais ne soigne pas le mal à la racine. « La
souffrance et la paranoïa viennent du fait que les gens ont l'impression d'être
les seuls à subir pareilles difficultés. Il est pourtant peu probable de
devenir collectivement fous ! »
affirme Danièle Linhart.
Les salariés le
savent… et le formulent. « Quand vous les interrogez, tous disent qu'ils ne
demandent que ça, un espace pour discuter sérieusement de leur travail avec un
supérieur hiérarchique. Un moment pas seulement destiné à les évaluer, mais qui
leur permette d'aborder les difficultés qu'ils rencontrent… »
C'était l'ambition des
lois Auroux. Promulguées en 1982, elles espéraient donner le jour à des groupes
d'expression. Raté. Il faut dire qu'à l'époque peu de monde en voulait. Les
syndicats estimaient que c'était de leur ressort sans pour autant s'y coller,
et les salariés étaient encore réticents à parler d'eux, de leur souffrance,
dans le cadre du boulot. Un boulevard pour le patronat, qui a transformé ces
espaces en « cercles de qualité » : importée du Japon dans les années 80,
l'idée était de réunir une poignée de salariés à intervalles réguliers pour
souder les équipes, améliorer la communication et le savoir-faire…
Quarante ans plus
tard, il est devenu impossible d'ignorer les failles d'un modèle qui se fissure
de l'intérieur. Alors les entreprises ont décidé de prendre le taureau par les
cornes. Confrontées au risque de burn-out, elles raffolent des grandes messes
concoctées par des coachs en management, lesquels se targuent d'« humaniser »
la gestion grâce à des séances de méditation parfois collectives. Elles
organisent des dîners en silence ou des séminaires de réflexion afin
d'insuffler à leur personnel confiance en soi, maîtrise émotionnelle,
optimisme, compassion et bienveillance.
Solution miracle, la mindfulness (pleine conscience) séduit
toujours plus de dirigeants. A commencer par ceux de Google, qui ont lancé le
mouvement avec leur programme baptisé « Search inside yourself » et se
félicitent, par ailleurs, d'autoriser leurs ingénieurs à consacrer 20 % de leur
temps à des projets personnels.
Siphonner le potentiel critique
Seulement voilà, comme
les cercles de qualité, ces méthodes ne se lassent pas de faire miroiter une
amélioration des performances et de la productivité. C'est la force du
capitalisme, cette plasticité qui le rend capable de siphonner à la base le
potentiel critique de certaines idées. Et de créer des outils sans cesse
réajustés à un but qui, lui, reste inchangé.
« Créer des
lieux d'échange véritable ne peut avoir de sens que si l'initiative part des
individus eux-mêmes, estime Danièle Linhart. Ces derniers pourraient déployer leurs compétences et leur expérience
pour contribuer à inventer de nouvelles organisations du travail qui ne les
rendent pas malades. » En attendant, certains prennent les devants,
comme ce postier qui, après avoir assisté aux séminaires de Vincent de
Gaulejac, a décidé de monter un groupe informel d'histoires de vie
professionnelle à l'heure du déjeuner.
A Radio France, c'est
le personnel qui a sollicité le chercheur : « Les
salariés ont beaucoup protesté contre le fait que les réformes avaient été
conçues à l'extérieur, raison pour laquelle ils sont si remontés contre Mathieu
Gallet, qui vient des cabinets ministériels. Au-delà du sauve-qui-peut
généralisé, ils essaient d'inventer des espaces de délibération », observe Vincent de Gaulejac. La preuve que
les mentalités commencent à évoluer…
En espérant qu'un jour
ces innovations finissent par convaincre un personnel politique focalisé sur la
croissance, obnubilé par les prochaines élections, handicapé par sa flagrante
inexpérience du monde du travail et dépourvu d'imagination. Aujourd'hui, c'est
sur le terrain que tentent de s'inventer les formes d'organisation de demain.
Le changement, c'est ici et maintenant. Mais, hélas, sans les responsables
politiques.
A lire
Le Capitalisme
paradoxant. Un système qui rend fou, Vincent de Gaulejac et Fabienne
Hanique, éd. du Seuil.
Le Management désincarné.
Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Marie-Anne Dujarier, éd. La
Découverte.
La Comédie humaine du
travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale,
Danièle Linhart, éd. Erès.
Travailler au XXIe
siècle. Des salariés en quête de reconnaissance,
Dominique Méda (codir.), éd. Robert Laffont.
Illustrations : Yann Legendre pour Télérama
Source telerama.fr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire