Saurais-je me souvenir de tout ?
La mémoire est source d’angoisse. Quand surgissent sans crier gare, dans une sorte de rêve éveillé, les bribes d’un passé enfoui je ne sais où, et métamorphosé en éclairs nimbés d’ombres fugaces, je prends peur : aurais-je oublié tout le reste, « saurais-je me souvenir de tout ? » Le flou maitrisé des photographies en noir et blanc de Raymond Esconel et l’écho que leur renvoie la langue poétique d’Ahmed Kalouaz expriment parfaitement le prix de ces fragments de mémoire d’une lointaine enfance qui rejaillit à l’improviste. Ceux-ci disent aussi l’angoisse que provoque le sentiment de la perte irrémédiable de ce qui fut pourtant notre propre vie : images de lieux de l’enfance depuis longtemps délaissés, moments de tendresse partagés avec des parents qui ne sont plus. Nous le sentons en nous, cet immense trésor d’ombres mouvantes, mais nous n’avons pas de prises sur lui. Il me faut, pour le faire revenir en moi, la trace jaunie d’une vieille photographie aux bords dentelés, ou encore le témoignage d’un frère ou d’une sœur eux aussi vieillis et dont je découvre stupéfait qu’ils ont d’autres souvenirs que moi des expériences que nous fîmes pourtant ensemble. Ce passé a un goût de mort : de la mort de tous ceux, grands-parents, parents, amis qui ne sont plus là et dont je me demande qui saura encore, après moi, les nommer ; et de ma propre mort vers laquelle ces revenants familiers et pourtant étrangers me précipitent et m’appellent…
« Saurais-je me souvenir de tout ? » La réponse est non, bien sur. Et elle est d’autant plus terrible à admettre que ce « tout » sera plus encore et irrémédiablement perdu quand, à notre tour, nous ne serons plus là pour tenter d’en convoquer les fragments épars. Bien pire, il en va des sociétés comme des hommes pris individuellement. Sans cesse le présent se constitue sur une immense mer d’oubli, sur les ruines de la mémoire collective, sur la disparition de savoirs faire qui n’ont plus cours, d’objets et de lieux qui n’ont plus d’usage, de paroles envolées à jamais. Mais l’oubli n’est-il pas nécessaire à la vie individuelle comme à l’histoire des sociétés ? Que ferions-nous de notre vie si nous croulions sous le poids de nos souvenirs d’enfance ? Que sont donc les archives si précieusement conservées et qu’est-ce que le « patrimoine » dont on fait si grand cas aujourd’hui, sinon une collection plus ou moins arbitraire de traces infimes et discontinues avec lesquelles pourtant on se refait tous ensemble une histoire, comme on se refait chacun une vie avec les fragments de sa propre mémoire ? Si l’oubli est une fatalité, il n’en est pas moins une bénédiction puisque c’est à cause de lui et contre lui que nous donnons un sens à ce passé qui fuit de toutes parts et sur lequel nous nous projetons dans l’avenir. Sans ce travail critique sur nos mémoires en ruines, il n’y aurait pas d’histoire.
(Raymone Escomel - Ahmed Kalouaz- Jean-Claude Schmitt)
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