Lettre ouverte à Alain Finkielkraut par Maurice Szafran
Je n'ai jamais supporté, cher Alain
Finkielkraut, que l'on tente de vous transformer en intellectuel organique de
l'extrême droite. J'entends, même si je le réprouve, votre attachement culturel
à Renaud Camus. Mais Morano, franchement…
Cher Alain
Finkielkraut,
Il y a peu, j'ai
refermé votre nouveau livre, "La seule exactitude" dont le titre est
tiré d'une citation de Charles Péguy, ce moraliste que vous aimez tant :
"Se mettre en avance, se mettre en retard, quelles inexactitudes. Être à
l'heure, la seule exactitude". J'ai beaucoup aimé cet opus qui rassemble
des textes épars, mais d'une indéniable et impressionnante cohérence, consacrés
à l'actualité de ces deux dernières années. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de
l'écrire ailleurs, notamment dans ma chronique du Magazine
Littéraire et j'y reviendrai bientôt dans la page "livres" de Challenges. J'y ai admiré la
puissance et la fluidité de l'écriture qui fait sans doute aujourd'hui de vous
le prosateur français le plus accompli en compagnie de Bernard Henri Lévy et de
Régis Debray, ce dernier avec qui vous partagez désormais tant de points et de
combats communs à l'exception d'Israël. De nombreux passages, mais
vous le savez déjà, m'ont agacé, parfois irrité, mais c'est le jeu quand on
accepte de se frotter au débat d'idées.
Vous êtes à mon goût
trop focalisé sur cette affaire dite de "l'identité nationale", la
France qui, dès aujourd'hui et demain à coup sûr, ne sera plus la France,
dépossédée de son histoire, de sa culture, de ses racines judéo-chrétiennes, de
sa langue, de ses principes républicains, la France, votre France, notre France
prise d'assaut par l'idéologie islamiste et ses guerriers de l'intérieur. Comme
vous, l'intégration de l'islam en France me préoccupe et, comme vous, j'estime
que l'islam doit se plier aux règles républicaines du vivre ensemble, et non
pas l'inverse. Il n'empêche que votre nostalgie de plus en plus exacerbée me
semble hors de propos, et même dangereuse parce que sans issue politique ni
collective. La déprime n'est pas une solution pour la France et les Français.
Or vous ne nous offrez aucune autre perspective tant le bilan et les
perspectives sont sombres et, j'oserai le mot, glauques. Enfin je m'abstiendrai
de tout commentaire superflu concernant votre dénonciation désormais névrotique
de l'antiracisme et des antiracistes qui, à eux seuls, incarnent une espèce de
quintessence du mal. Vous n'avez pas l'impression de forcer outrageusement le
trait ? D'inverser l'ordre du mal ? Vous trouvez toujours bien des excuses aux
errements du raciste ; jamais à ceux de l'antiraciste, pourtant beaucoup moins
graves du seul point de vue éthique. Je soulignerai volontiers que cette
hystérie est étrange, mais je ne prétends pas à la psychanalyse. Au moins
m'aidez-vous à réfléchir et, sans aucun doute à progresser dans mon
cheminement. Que peut-on demander de plus ou de mieux à un intellectuel ?
"J'estime que, parfois, vous déraillez. Gravement"
Je n'ai jamais
supporté, cher Alain Finkielkraut, que l'on tente de vous caricaturer, puis de
vous transformer en intellectuel organique de l'extrême droite. Il suffit de
vous lire avec attention pour comprendre qu'au delà des excès répertoriés
ci-dessus - et je ne les mésestime pas -, votre tradition reste celle des
républicains de gauche ; vous revendiquez d'ailleurs la filiation de Jean
Daniel ou celle de Claude Lévi-Strauss et il n'y a aucune raison de ne pas vous
en donner acte, même si par ailleurs votre hyper conservatisme vous éloigne
quelque peu de vos deux "maîtres" qui, eux, se sont toujours
revendiqués du progressisme dont ils mesuraient pourtant les limites. Il n'en
est pas moins indubitable que vous êtes devenu le penseur référent de la
bourgeoisie de droite, celle qui achète des livres, celle qui se plonge dans Le Figaro Magazine et Le
Point. Il suffit d'ailleurs de constater la place conséquente que,
couverture après couverture, ces deux hebdomadaires vous offrent pour
comprendre l'influence que vous exercez sur leurs lecteurs et tant d'autres
Français qui épousent vos analyses, vos colères, vos combats. Votre position de
force ne vous donne, à mon sens, que davantage de responsabilité. Or, et c'est
là que je voulais en venir vous en vous doutiez, j'estime que, parfois, vous
déraillez. Gravement. Je songe par exemple, vous l'avez déjà compris, à votre
récente défense de Nadine Morano, tant au micro de la Matinale de France Inter
que sur le plateau de "On n'est pas couché", le talk show (ça
s'appelle comme cela dans cette novlangue qu'à raison, vous détestez tant) de
Laurent Ruquier, l'émission la plus influente de la télévision française.
"Votre soutien à Nadine Morano ne m'a pas surpris. Peiné,
oui..."
Depuis quelques années
déjà, vous vous êtes fait, au nom de votre lutte acharnée contre une
omniprésente "pensée unique" (incarnée par les tenants de la
social-démocratie, de l'antiracisme, vos deux exécrations) l'avocat des
indéfendables. Je songe à votre si cher ami, l'écrivain Renaud Camus. Son
antisémitisme ne se discute pas puisqu'il l'a écrit, noir sur blanc, dénonçant
les collaborateurs juifs de France Culture. Aucune importance, vous n'avez
cessé de le soutenir. Camus a fini par rejoindre Marine Le Pen. Aucune
importance, vous avez à peine relevé ce ralliement. Quand Camus a théorisé le
"grand remplacement" (celui des Français-blancs-de souche, on y
arrive - par les envahisseurs musulmans), votre silence m'a stupéfait. En quelque
sorte, il valait absolution. Pourquoi ? Parce que Renaud Camus aurait du style
et que son maniement de la langue française vous charme ? Céline, Drieu La
Rochelle, Brasillach et Rebatet en avaient davantage que lui. Vous reprochez à
tous ceux que vous dénoncez leur "esprit de système". Mais,
apparemment, vous souffrez d'un mal identique. Votre soutien à Nadine Morano ne
m'a pas surpris. Peiné, oui, étonné, pas du tout.
Cette fois pourtant,
cher Alain
Finkielkraut, vous me désarçonnez plus qu'à l'accoutumée. J'entends, même
si je le réprouve, votre attachement culturel, quasi stylistique à Renaud
Camus. Mais Morano, franchement... Comment avez-vous pu affirmer chez Ruquier
que "Nadine Morano
qui cite (NDLR: mal) de Gaulle, ça devient Hitler"... Non, pas vous. Pas
ça... Pas cette comparaison oiseuse. Elle ne vous mérite pas, vraiment pas.
Source challenges.fr
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