samedi 25 mai 2013

Billets-Renoncer à Internet


Renoncer à Internet

Renoncer à Internet : un pur fantasme.
Se déconnecter du web pour retrouver la “vraie vie” est une démarche fondamentalement puritaine. Echec assuré.

Peut-on échapper à Internet ? Paul Miller, journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies, a décidé d’essayer.

Ce New-Yorkais qui a passé la moitié de sa vie en ligne a volontairement renoncé aux réseaux sociaux, aux moteurs de recherche, à la pornographie, aux mails et même aux textos pendant toute une année dans l’espoir de découvrir ainsi sa “véritable” personnalité.

En réalité, il a passé une bonne partie de son temps à s’ennuyer, coupé de sa famille et de ses amis, assis dans son canapé avec des jeux vidéo. “Je pensais qu’Internet était un état contre nature pour nous, humains, écrit-il. J’avais tort.”

Ce que Miller a découvert, c’est que, même si vous décidez d’ignorer le web, le web ne vous ignore pas. Le journaliste apparaissait toujours sur les photos dans les fils d’actualité de ses amis sur Facebook, et les articles qu’il écrivait à propos de son exil volontaire de la technologie étaient publiés et partagés en ligne. En fait, alors qu’Internet se souciait bien peu de Paul Miller quand il n’était qu’un de ces milliers de jeunes journalistes américains en quête d’inspiration, le web a soudain été fasciné par les moindres détails de sa vie. Un temps, vous pouviez même télécharger une application qui vous informait précisément du nombre de jours qui restaient avant que Miller ne fasse son grand retour dans le monde des statuts mis à jour et des images numériques d’animaux mignons. N’est-ce pas toujours quand vous perdez quelque chose que vous prenez conscience de ce que vous aviez ?

Il y a quelque chose d’étrangement puritain dans le besoin de se déconnecter. Miller est un chrétien pratiquant et il a envisagé son expérience en tant que tel, ce qui pourrait expliquer pourquoi il utilise le champ lexical du péché et de la tentation, qui semble imprégner la plupart des critiques à l’encontre d’Internet, notamment en ce qui concerne les jeunes. Cette semaine, une étude de plus nous montre que les enfants surfent de plus en plus jeunes et de plus en plus longtemps, et la réaction des adultes relève largement plus de l’horreur que de l’enthousiasme.

Quant à Paul Miller, il estimait que la communication constante “[corrompait] son âme” et espérait, comme beaucoup d’autres semble-t-il, qu’une période de retraite hors du monde numérique pourrait assurer son salut. Sa déception face à son échec est d’une douceur tragique.

L’abstinence communicationnelle, c’est le nouveau régime “détox”, et son attractivité s’explique très simplement. Quand nous sommes si nombreux à avoir un emploi qui exige de nous une interaction constante, il est moins polémique de dire “Je déteste Internet” que d’admettre détester son travail, surtout en ces temps où l’on est soit un battant, soit un tire-au-flanc.

Vivre dans un monde où vos patrons peuvent vous envoyer un courriel à 4 heures du matin en s’attendant à une réponse est exténuant et démoralisant, mais c’est un problème de travail, pas de technologie. Si vous vous épuisez à creuser des trous pour gagner votre vie, il ne sert à rien de vous énerver contre la pelle. Dans une société qui exige une productivité implacable et une communication ininterrompue, la solution n’est pas moins d’Internet, mais plus d’autonomie – ce que vous n’obtiendrez pas en éteignant simplement votre routeur.

Il est temps d’abandonner à l’idée qu’il existe une distinction nette entre le monde numérique et le monde “réel”, ou qu’il faut renoncer à l’un pour connaître vraiment l’autre. Les universitaires parlent de “dualisme numérique” pour désigner cette fausse dichotomie, un concept inventé par le sociologue Nathan Jurgenson, qui le définit comme “la croyance selon laquelle la vie en ligne et la vie hors ligne constituent des réalités largement distinctes et indépendantes”. En fait, le monde physique et le monde numérique se superposent et s’entremêlent, et la technologie, de l’iPhone au télégramme en passant par le grille-pain, affecte tous les aspects de nos vies, que nous choisissions ou non de l’utiliser.

La technologie, comme la sexualité, est une partie de la vie qui ne devient problématique que si vous vous persuadez de sa toxicité. Tout comme un apôtre de l’abstinence souffre d’hallucinations, l’évitement délibéré crée l’obsession : on imagine sans peine que Paul Miller n’a jamais plus pensé à Internet que lorsqu’il s’est forcé à vivre sans.

Il n’est pas question ici de contester qu’un éloignement temporaire de Twitter est relaxant. Mais, chaque fois qu’une nouvelle technologie change le rythme et l’ampleur des interactions humaines, par des mots imprimés ou par des pixels, des rabat-joie sont convaincus qu’elle est malsaine, pathogène et dangereuse pour les enfants. Autrefois, les gens croyaient que l’imprimerie était malfaisante parce que les livres détournaient les femmes de leur travail et permettaient aux laïcs ordinaires de lire ce qu’il y avait vraiment d’écrit dans la Bible. Les technologies de la communication ne peuvent pas “corrompre votre âme”, pas plus qu’y renoncer n’assure son salut. Et il en va de même pour Internet.



Dessin de Sdralevich, Blegique
Source Courrier International

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