Entretien avec Niel Young
Propos recueillis par Hugo Cassavetti
(Télérama)
Canadien épris d'Amérique, le moissonneur
battant du rock trace sa route le regard planté dans le rétro. A l'image de son
dernier album, chaînon idéal entre passé et présent.
Neil
Young, 67 ans, est un monument. Moins inaccessible que Bob Dylan, mais tout
aussi insaisissable. Depuis ses premiers succès en 1967 avec le Buffalo
Springfield, puis Crosby, Stills, Nash & Young, et surtout une carrière
solo démarrée presque aussitôt, le colosse canadien aux pieds d'argile –
tempérament erratique et santé fragile – a publié une quarantaine d'albums
parfois déroutants, souvent brillants. Une route panoramique cabossée, hantée
par sa voix puissamment plaintive et sa guitare, tantôt douce et acoustique,
tantôt dévastatrice et électrique. Un parcours qui ne renie jamais rien de son
passé, au point d'en exhumer la moindre note gravée un jour pour mieux avancer,
encore et toujours. L'artiste Neil Young est multiple : rocker rustique
fermement attaché à la terre, amateur obsessionnel de technologie de pointe. Le
plus instinctif et futé des bisons du binaire est une force de la nature dénuée
de cynisme, sur qui on peut toujours compter. Le rocker imprévisible nous a
reçus, en Californie, à deux pas du ranch qu'il a acquis au sud de San
Francisco, il y a plus de quarante ans. Dans le restaurant au cœur de la forêt,
où il a rencontré sa femme, Pegi, en 1978. Conversation avec une légende
vivante, qui vient de sortir Americana,
un album enfiévré… de chansons traditionnelles.
Sur Americana, vous
réinterprétez des standards du folklore américain. Un besoin de retourner aux
sources, aux racines de la musique ?
C'était
loin d'être mon intention au départ. En fait, j'ai passé quelques mois à
rédiger une autobiographie qui paraîtra à l'automne. Je préfère appeler ça des
Mémoires, parce qu'il s'agit de souvenirs de moments de ma vie, de gens que
j'ai croisés, d'idées, d'obsessions qui me poursuivent depuis toujours. Comme
un va-et-vient permanent entre le passé et le présent. J'y raconte ma
rencontre, il y a presque cinquante ans, avec Steve Stills, au Canada. Ou bien
mon lien très fort avec les musiciens de Crazy Horse, vers qui je reviens
régulièrement depuis 1969 !
Vous avez enregistré avec Crazy Horse. Vous ne l'aviez pas fait
depuis 2003…
En
écrivant notre histoire, j'ai ressenti un besoin urgent de jouer avec eux. Je
les ai rappelés – Billy Talbot, Ralph Molina et Frank « Poncho » Sampedro – et,
comme à chaque fois, la magie était là. Je ne connais aucun équivalent à la
force qui nous pousse lorsqu'on est tous les quatre. Pour le livre, je m'étais
replongé dans l'époque des Squires, mon premier groupe, au Canada, au début des
années 60, et j'ai eu envie de revisiter mon répertoire d'alors avec toute la
puissance de Crazy Horse. Comme Steve Stills, avec les Au Go-Go Singers, ou
aussi Tim Rose qui m'avait beaucoup influencé, nous jouions beaucoup
d'adaptations de chansons folk américaines, avec un son et un traitement plus
électriques, plus modernes. Des titres comme Clementine,
Oh Susanna… Mais nous ne les avions
jamais enregistrés. Americana est venu
de là : reprendre les choses où je les avais laissées.
Vous avez tout enregistré d'une traite…
Presque.
Les morceaux sont assez simples, on a joué à l'instinct. Mais on n'avait que
cinq ou six chansons. Et comme on s'amusait bien, on en a cherché d'autres.
Avec l'aide de mon label – on oublie qu'une maison de disques sert
essentiellement à faire vivre la musique ! –, on en a sélectionné une trentaine
d'autres. Des vieux airs interprétés par Odetta, Leadbelly, Mahalia Jackson… Et
l'on s'est vite retrouvés avec un album sous le bras, avant même que j'écrive
la moindre nouvelle chanson ! Mais Americana
n'est pas qu'un simple album de reprises. Ces chansons du patrimoine
appartiennent à tout le monde, surtout en Amérique. Elles transcendent la
notion de reprise. En les entendant sur bandes, le directeur de la maison de
disques a tenu un discours sur leur puissance, expliqué à quel point c'était
bouleversant de les réentendre ainsi, dans le contexte actuel de l'Amérique. Je
me suis dit qu'il avait raison. Que nous allions bien plus loin que ma petite
histoire de chansons inachevées avec les Squires.
Du coup, le projet a pris une autre tournure…
J'ai pensé
qu'en cette année électorale il fallait enfoncer le clou. Je voulais des vidéos
pour illustrer ces chansons qui parlaient de l'Amérique d'autrefois mais dont
le propos demeurait souvent d'actualité. Plutôt que de tourner des films neufs,
on a recherché des documents d'époque qui colleraient avec les textes. On a
trouvé un tas de vieux films incroyables. Comme Back
to the farm, des années 20, pour accompagner Get a job, avec ce fermier qui voit tous ses employés agricoles
le quitter pour aller travailler à la ville et qui, à la fin, est contraint de
faire de même. Get a job (« Trouve du
boulot »), le thème reste actuel, non ? Ou God
save the Queen, avec des images du couronnement de la reine, suivies de
celles d'une Amérique libérée de la domination britannique, en construction…
Comme les chansons, les images d'époque en disent bien plus long que n'importe
quel clip que l'on aurait tourné aujourd'hui. God
save the Queen, je l'ai interprété pour rappeler aux Américains d'où ils
venaient, que c'était leur hymne aussi jusqu'à ce qu'ils fassent leur
révolution.
Journey through the past
était le titre d'un de vos albums. Ce voyage dans le temps vous pousse-t-il
toujours en avant ?
Sûrement !
Cela définit bien un projet comme Americana.
C'est fou de faire un disque aussi moderne avec du matériel aussi ancien.
J'avais également envie de redonner son sens au mot « americana », au moment où
il semble se résumer à un genre musical. L'americana, c'est aussi bien du
mobilier, des photos, des objets : tout ce qui renvoie au fondement d'une
culture spécifiquement américaine. Comme la musique folk, dont l'essence même
est de se régénérer perpétuellement. Il s'agit d'une musique vivante, qui doit
évoluer, vivre avec son temps. Ces chansons m'ont inspiré un autre album dans
la foulée. Le passé ne sert qu'à nourrir positivement le présent.
Vous êtes très réactif à ce qui se passe aux Etats-Unis.
Pourtant, vous avez gardé votre nationalité canadienne…
Parce que
je suis canadien. Mais je vis ici depuis longtemps et j'y suis bien. Je me sens
avant tout citoyen de la Terre. Et puis, j'ai un avantage à rester canadien :
cela me donne une perspective. Je perçois toujours l'Amérique d'un point de vue
extérieur. Et je ne connais pas un seul Américain qui y parvienne. Ils ne
voient leur pays que de l'intérieur. Comme ils voient le reste du monde,
d'ailleurs.
Ces chansons ne résonnent-elles pas aussi avec votre jeunesse ?
Prenez Oh Susanna et son joueur de banjo
errant...
Je n'y
avais pas pensé ! Mais j'ai bien commencé, tout petit, à jouer d'un ukulélé
puis du banjo. Et puis, bien sûr, j'ai pris la route, pour la Californie, en
1966, dans mon corbillard… High Flying Bird,
Travel on… J'ai toujours été passionné par toutes les formes de
locomotion, les avions, les voitures, les trains. Lorsque j'étais petit, la
voie ferrée passait juste derrière la maison. Je l'arpentais pendant des
heures. J'entendais déjà la musique qui se bousculait dans ma tête. J'ai un
train électrique gigantesque que j'entretiens toujours dans une grange
spécialement aménagée. C'est ainsi que je me détends.
L'écriture du livre a-t-elle été facile ?
J'ai adoré
rassembler mes souvenirs et mes idées par écrit. Ça ne change pas trop de ce
que j'ai toujours fait. Je suis un collectionneur compulsif. On me perçoit
toujours comme ce type totalement obsédé par l'archivage de son œuvre, de la
moindre note qu'il a gravée. Mais je fais ça pour tout ! Dès que je m'intéresse
à quelque chose, il n'y a pas de limites à ma curiosité, à ma soif de tout
posséder. Vous n'imaginez pas, à ma mort, le cauchemar que ce sera…
Vous avez une bonne mémoire ?
Souvent,
j'ai l'impression d'en perdre la tête ! Je fais tellement de choses en même
temps que c'est impossible de me souvenir de tout, d'un coup. Mais j'ai
découvert que tout revenait à un moment ou à un autre. Chaque nouvelle idée en
réveille une ancienne. Le livre puis le disque Americana
n'ont été qu'une suite de projets qui me renvoyaient à d'autres, d'autrefois,
et en inspiraient aussi de nouveaux. Parce qu'on a enregistré un album de
chansons neuves avec Crazy Horse dans la foulée ! Et puis il y a ce film qui me
tient à cœur, que je réalise sur le prototype de voiture « propre » que j'ai
conçu, la Lincvolt. Sans oublier un autre livre que j'ai déjà bien entamé :
l'histoire de toutes les voitures qui ont traversé ma vie. A quel moment elles
sont apparues, les personnes avec qui j'étais, à qui je les ai achetées, où
elles m'ont emmené, etc. Bref, tout ce qu'elles m'ont appris.
Votre production d'albums est proche de celle de votre père,
Scott Young, célèbre auteur de romans sportifs…
C'est
vrai, il n'arrêtait pas. Il en a publié une bonne quarantaine. Je l'ai toujours
vu derrière sa machine à écrire, à débiter ses articles et ses bouquins, à un
rythme effréné. Peut-être que je tiens beaucoup plus de lui que je ne
l'imaginais… En tout cas, j'ai découvert qu'écrire faisait partie de moi. Avec
l'âge, je vais m'y consacrer vraiment. Tant que mon cerveau fonctionnera
convenablement.
Votre santé fragile (la polio enfant, l'épilepsie, une tumeur au
cerveau) ainsi que celle de vos enfants (deux fils tétraplégiques)
expliqueraient-elles votre endurance ?
Je ne sais
pas ce qui permet aux autres de fonctionner ou non. Mais c'est certain que les
problèmes de santé, notamment ceux de mes enfants qui ont toujours été une
priorité, m'ont rendu beaucoup plus fort. Face à ces difficultés, en
m'investissant complètement dans leur bien-être, je me suis senti enrichi. Tout
devient un combat, mais en même temps, tout devient beaucoup plus intense. On
apprécie le moindre fragment de bonheur, la vie, tout ce que la plupart des
gens prennent pour un dû.
Cette vitalité, on la retrouve dans votre musique…
C'est
thérapeutique. Au début des années 80, on a perçu mes albums Re-ac-tor ou Trans
comme une perte d'inspiration, après Rust never
sleeps. Or, pour moi, ce sont mes albums les plus passionnés. Ils
étaient le reflet du travail phénoménal que ma femme et moi consacrions
quotidiennement à aider notre fils Ben à communiquer… Vous n'imaginez pas
l'énergie que me procure la musique. Lorsque je viens de jouer avec Crazy
Horse, je suis vidé physiquement, mais spirituellement, je me sens
indestructible. J'ai ressenti cela dès que j'ai commencé à jouer avec Steve
Stills nos fameuses joutes de guitares.
Harvest, de 1971, est
votre album le plus populaire. Il est important pour vous ?
Pas plus
que tous les autres. Les gens le placent à part, mais ce n'est qu'un de mes
nombreux enfants ; je ne vois pas en quoi il serait meilleur ou supérieur aux
autres. En tout cas, il ne m'a pas empêché de faire des disques beaucoup plus
sombres après, comme Time fades away ou Tonight's the night. J'ai souvent dit que Harvest m'avait placé au milieu de la route,
sur un boulevard, mais que je me sentais tout aussi bien, et même souvent
mieux, sur le bas-côté. On en revient toujours aux transports. J'aime en
changer. Parfois, j'ai même envie de voler. Il y a tant de manières différentes
pour arriver à destination, pourquoi ne pas les essayer toutes ?
La plupart de vos contemporains, dès qu'ils se penchent sur leur
passé, n'arrivent plus à avancer…
C'est le
piège que je veux éviter à tout prix. Je me suis fixé une règle stricte : ne
jamais consacrer plus de temps à travailler sur mes archives que sur mes
projets futurs. Le présent doit rester prioritaire. C'est si facile de se
laisser engluer par le passé…
Que vous ont appris vos Mémoires ?
Que j'ai
été mû par une force étrange, persistante, à aller au bout des choses. J'ai
toujours cherché à apprendre comment être bien avec les autres. Pour qu'ils
m'accordent une valeur, pour que je n'aie pas le sentiment d'avoir vécu une vie
inutile ; pour contribuer au monde et y laisser une belle trace. Longtemps,
j'ai cultivé un sentiment d'aigreur, cette impression d'avoir raison contre les
autres. Mais avoir raison est moins important que d'être un bon ami. Ce livre
m'a permis de réaliser cela. Je ne veux plus me consacrer qu'au positif, à
devenir meilleur. A voir défiler ma vie, j'ai compris que, sans m'en rendre
compte, j'étais maître de mon destin. Maintenant, je le sais.
Quelle est la pire chose qui soit arrivée au rock'n'roll ? La
drogue ou l'argent ?
L'argent.
Parce qu'avec l'argent vient le pouvoir. Celui de changer les choses pour le
meilleur ou pour le pire. Et l'industrie du disque ne s'en est malheureusement
pas servie pour préserver la musique, la qualité du son. Elle n'a eu aucune
vision. Plutôt que de chercher à sauver sa raison d'être, elle a laissé la
qualité du produit se détériorer. A la qualité, elle a préféré la merde. La
technologie a toujours su évoluer, progresser, sauf pour le son proposé aux
consommateurs. On leur a fait croire que le CD était supérieur au vinyle, alors
qu'il s'agissait d'un mensonge. Les gamins n'ont plus de référence. Ils n'ont
connu que le CD. J'ai plein de vieux copains qui pensent devenir sourds parce
qu'ils n'entendent plus la musique comme avant. Mais elle n'est juste plus là !
C'est l'oreille des jeunes générations qui est en danger…
Vous aimez votre voix ?
Ha, ha !
ma voix… C'est sûr qu'avec ma voix de crécelle, si j'étais candidat à The voice, je me ferais dégager fissa. C'est
comme Bob Dylan. Il me fait toujours rire. Il dit souvent : « Je ne suis pas Caruso, mais quand même… » Et
c'est vrai. Il y a des tonnes de meilleurs chanteurs que nous. Mais peu d'aussi
marquants. Ma voix n'est peut-être pas terrible, mais au moins, c'est la
mienne.
1945 Naissance à Toronto.
1966 Fonde le Buffalo Springfield avec Stephen
Stills à Los Angeles.
1969 Festival de Woodstock,
avec Crosby, Stills, Nash & Young.
1972 L'album Harvest, avec le tube Heart of gold.
1979 Rust never sleeps, avec Hey Hey
my my.
1989 Freedom, avec Rockin’in the free
world.
1995 BO du film Dead Man, de Jim Jarmusch.
2009 Publication du premier volume de ses
archives musicales (1963-1972).
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