Guerre d'images dans l'impasse afghane
"Je ne mens jamais, sauf quand je lis le journal à haute voix, évidemment !" - Jean Yanne
L'argent est le nerf de la guerre, dit un vieil adage latin. L'image aussi par les temps qui courent. En réalité, en toute guerre il y a un front réservé aux soldats des médias, à la propagande belliqueuse qui mobilise l'élite de ses tireurs. Faiseurs d'opinion, et des mieux rodés, dont les feux ne sont pas moins nourris ni meurtriers que ceux opposant directement les forces belligérantes.
Du temps de l'Algérie française, pour justifier les horreurs de la guerre d'Alger, la torture, les exécutions sommaires, les expéditions punitives contre des villages et des quartiers, l'armée française ne lésinait pas sur les moyens médiatiques destinés à "éclairer" l'opinion publique, et à moyen ou long terme l'histoire.
Que n’avait-on pas montré pour dire au récepteur convié à juger de lui même que les combattants du F.L.N étaient des bandits sans foi ni loi, des terroristes d'une autre durée, d'un âge autre, des sadiques capables des pires atrocités, qui tuaient et défiguraient leurs victimes, les émasculaient, leur coupaient le nez, les brûlaient vifs. Néanmoins si l'image pouvait opiner dans le sens de ceux qui s'en servaient comme arme des mieux fourbie, et elle opinait souvent, mais surtout de la tête de ceux qui ne voyaient de la guerre que l'image savamment triée pour eux et tronquée, c'est parce que tout ce qui précédait et entourait la pièce à conviction, tout ce qui servait de contexte était occulté.
Dans les archives des horreurs imputées aux tortionnaires du FLN, plus d'une image donneraient la réplique à Aïsha, la belle afghane au nez coupé, faisant la couverture choc du Time Magazine. Le numéro titrait la publication: "Ce qui se passe si nous quittons l'Afghanistan".
On voudrait juste dire, en guise de commentaire à chaud à ce titre riche en supposés et présupposés:" Vous êtes en Afghanistan, messieurs-dames. Qu'avez-vous fait pour empêcher cela?"
Votre psychose délirante est la même qui réconfortait les défenseurs de l'Algérie française face à leurs adversaires. Ils se retranchaient derrière les supputations des malheurs que leur présence épargnerait aux autochtones comme si les malheurs déjà comptabilisés de ces derniers n'étaient pas la conséquence directe de leur présence même. Ils invoquaient, entre autres, ces Algériens défigurés par le FLN dans la période de la guerre d'Alger. Avec grossissement caricatural des chiffres et la redite et rediffusion, sous divers angles et clichés, du même supplicié. En tout et pour tout, ils n'étaient que quelques uns, à avoir subi la peine du "sourire kabyle", ceux qui étaient punis pour avoir désobéi à un mot d'ordre appelant à boycotter le tabac. A un moment où le FLN se sentait menacé dans son existence, il a décrété une loi dans le cadre de la guerre économique, visant à boycotter deux produits français non vitaux: le tabac et l'alcool. L'argument du FLN était clair: fumer ou boire, dans le contexte de l'Algérie française, c'est alimenter les caisses de l'occupant qui produit et vend l'alcool et les cigarettes. Quiconque sort un centime de sa poche et le met dans celle du colonisateur français devient l'allié objectif de ce colonisateur. La guerre économique et la lutte armée allant de pair, le FLN se devait d'agir en conséquence. Porter un coup, si minime soit-il, au nerf de la guerre coloniale, c'est rapprocher le peuple algérien de la fin pour laquelle il se battait. A cet égard, la loi décrétée a beau être implacable, au vu du contexte qui la motive elle est juste. Il n'est de guerre sans lois d'exception. Et en tous pays, la morale de discipline guerrière ne se limite pas seulement aux combattants armés, elle concerne aussi les civils, tout le monde étant sur la même galère. Par conséquent, ceux qui ne se pliaient pas au mot d'ordre du FLN devaient subir le châtiment inexorable, c'est-à-dire se faire amputer le nez et les lèvres. Encore faut-il rappeler, parce qu'on ne dira jamais assez la vérité, que la sentence ne s'appliquait jamais à la première constatation de contravention, mais en dernier recours, une fois épuisés les moyens intermédiaires de dissuasion. Le fautif était averti verbalement une première fois, devait payer une lourde amende en cas de récidive. Et s'il s'avérait "incorrigible" on l'amputait alors des organes qui lui permettent de fumer et de boire. Quand il fallait neutraliser les informateurs, et c'était encore plus légitime, en hommes traqués et sachant que la prévention radicale était leur seul moyen de salut, les combattants du FLN procédaient à des exécutions spectaculaires devant la population. Le sort infligé au traître devait servir d'exemple à tous: là encore, la loi est implacable mais juste.
Et c'est une terreur que le FLN n'avait pas inventée. Les Irlandais pratiquaient la même chose, et face aux collaborateurs les résistants français faisaient autant.
Mais quand ces atrocités sont livrées aux photographes et confiés essentiellement aux correspondants des organes de presse inféodés à l'armée, c'est une autre loi qui s'en saisit évidemment. L'omission délibérée de ce contexte, l'ablation de la réalité coloniale qui fut aux origines d'une telle horreur, désarme quiconque voit l'image et ne peut l'appréhender qu'à travers elle-même, c'est-à-dire en tant que signe apodictique (et non en tant que procédé persuasif) ou à travers le texte illustré par tel signe, élaboré en fonction d'une intention communicative assignée aux mêmes fins.
Bref, sous la main de ceux qui la manipulent à leur guise, l'image dit mieux que tout autre discours politique ou communiqué d'état-major le message destiné à nous conforter et conjurer les démons de toute raison critique pouvant assaillir notre conscience. Le monde civilisé n'a rien à se reprocher dans la guerre qu'il livre aux forces du Mal, à la barbarie. Il n'aurait rien à se reprocher non plus si, dans cette guerre, il en venait à commettre par-ci par-là une bavure, tirait à côté et faisait tomber sans le vouloir quelque victime "collatérale". Ces risques du métier comporteraient ipso facto leur caractère absolutoire et, par conséquent, n'ôteraient rien à la justesse de la guerre qu'il faut en toute circonstance bénir et soutenir.
Face au parti qui soutient la non pertinence de l'idéal humanitaire dans la guerre en Afghanistan, les armées en place usent de la même stratégie. L'argument purement discursif, étayé par les meilleurs exemples pour défendre cette guerre dont la morale ne cesse de s'éroder sera incapable, à lui seul, de soutenir la bonne cause de la guerre. Les bombes, le massacre des civils, l'occupation d'un pays où tant de forces et de moyens sont déployés depuis des années, la situation d'enlisement qui s'affirme jour après jour, autant d'éléments ne permettent pas de rassurer ceux qui se disent:" pourquoi tout ça? et jusqu'à quand?" Faute de crédit lui permettant de justifier l'injustifiable, l'idéal humanitaire qui -est-il besoin de le rappeler?- ne constitue qu'un alibi, un couvert sous lequel les puissances engagées veulent contrôler cette zone qui se trouve au confluent d'une région géostratégique, se rabat sur la rhétorique persuasive pour s'assurer un semblant de légitimité.
Et forcément, quand on voit cette pauvre Afghane dont la beauté a subi un tel dommage, la sentence à l'encontre de ceux qui ont perpétré un tel crime est sans appel. C'est de la barbarie à l'état brut. Et c'est peu dire. Néanmoins, que disent les Talibans eux-mêmes à propos de cet acte? Et pourquoi ne les croirait-on pas après tant de manipulations médiatiques dénoncées par des experts, et des Américains de surcroît, qui avaient démontré ce dont le Pentagone est capable pour diaboliser le camp adverse et, au besoin, nourrir le mythe de Al-Quaïda?
Mais mythe ou réalité, la vraie question serait vraisemblablement ailleurs. D'aucuns voudraient qu'il n'y ait dans cette tranche douteuse de l'humanité que des coupables absolus! Il y a belle lurette que les Islaminators ne se s'offusquent plus d'épidermiser ni d'islamiser sans équivoque cette violence typique à l'encontre des femmes, contre laquelle le monde civilisé est indubitablement prémuni.
Bref, les intentions de Time Magazine sont bonnes, c'est certain. Mais il est certain aussi que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
Contre toute apparence, les barbares, les machos, les victimaires qui martyrisent les femmes ne sont pas seulement dans ces pays localisés dans les limbes du Moyen-âge, mais seraient de tous bords et toutes confessions. Il suffit de regarder et chercher autour de soi pour voir que les femmes afghanes n'auraient pas à envier outre mesure leurs sœurs dans le reste du monde. Pour autant qu'on veuille voir la réalité loin du prêt-à-penser et de tout préjugé.
On dénombre deux millions de femmes en France victimes des violences conjugales. Dans ce même pays, 400 meurent annuellement des suites d'agressions perpétrées par leurs maris, soit une femme par jour. Dans le reste des pays de l'Union Européenne, la situation n'est guère moins triste. Une femme sur cinq est battue par son conjoint dans l'UE, huit femmes meurent en conséquence tous les mois en UK, 27 par an en Finlande. Et l'on ne cite pas les chiffres, plus accablants encore, qui concernent des violences sexuelles, allant du harcèlement à la traite, en passant par le viol et la prostitution forcée.