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lundi 15 février 2016
Billets-Google… Une quête d'immortalité 2.0
Google… Une quête d'immortalité 2.0
Google veut devenir moteur dans la recherche
sur le vieillissement.
Google crée Calico, une entreprise qui luttera
contre le vieillissement. Dans sa quête d'immortalité, le géant américain a
deux atouts : ses finances et sa capacité à traiter un nombre astronomique de
données.
Google, plus fort que la mort ? C'est l'ambition qui
se dégage de la création de Calico, une
entreprise lancée par le géant de l'Internet et qui a pour objectif de
s'attaquer « à la santé, au bien-être et plus particulièrement au défi du
vieillissement et des maladies associées ».
Si Google est connu pour la recherche sur Internet, la
cartographie, les emails et la publicité ciblée, qui sont son cœur de métier,
la firme de Moutain View s'est également illustrée dernièrement par son désir
d'innovations tous azimuts, du « wearable computing » (les vêtements
intelligents) comme les Google Glasses, aux voitures qui se conduisent toutes
seules. Mais cette fois-ci, Larry Page, le co-fondateur et PDG de Google, s'est
fixé un objectif bien plus ambitieux : défier la mort. Interviewé
par Time Magazine, qui fait sa Une sur le sujet, Larry Page explique que
Calico est envisagé comme un investissement à long terme : « Je ne
propose pas de dépenser tout notre argent sur des choses spéculatives, mais
nous devrions dépenser l'équivalent de ce que les entreprises normales allouent
en recherche et développement sur des projets à plus long terme et un peu plus
ambitieux.»
"C'est d'abord une affaire d'informatique"
Si l'on
sait que Google est assis sur 54 milliards de dollars de trésorerie - ce qui
permet tous les espoirs -, reste à savoir de quelle manière Google va pouvoir
faire progresser la connaissance du vieillissement. Pour Laurent Alexandre,
chirurgien urologue à l'origine de Doctissimo et fondateur de l'entreprise de
décryptage de l'ADN DNA Vision, la réponse est une évidence : « La lutte
contre la mort, c'est d'abord une affaire d'informatique. Dans les années qui
viennent, la médecine va devenir de plus en plus le monopole des acteurs du big data, c'est à dire des entreprises
capables de faire des corrélations entre des milliards de donnés. Et le plus en
avance dans la techno-médecine, c'est Google.»
Si Google ne s'est pas étendu sur le futur fonctionnement
de Calico, ni sur son financement pour l'instant, le
New York Times - qui
a réussi à interviewer Arthur Levinson, l'ancien patron de Genentech, une des
pionniers des biotechnologies, et qui sera à la tête de Calico - explique que
dans les premiers temps, les recherches de Calico seront faites en finançant
des chercheurs universitaires, même s'il est possible que Calico engage ses
propres chercheurs à terme.
S'attaquer non pas à une, mais à toutes les maladies
Reste à
savoir à quelles maladies veut s'attaquer Google. Dans l'article de Time Magazine, Larry Page explique placidement
que "résoudre" le cancer n'est pas forcément une ambition majeure du
groupe : « Si on résout le
cancer, on ajoute environ trois ans à l'espérance de vie moyenne. On pense que
résoudre le cancer pourrait changer le monde, mais quand on prend un peu de
distance, on voit qu'il y a énormément de cas tragiques de cancer, et c'est
très triste, mais que globalement, ce ne serait pas une si grande avancée que
ça.»
Si la
citation peut paraître radicale, il y a une explication. Google va aller « au-delà de la médecine traditionnelle.
L’ingénierie cellulaire va dépasser la lutte contre les maladies individuelles », explique Laurent Alexandre. En clair,
l'objectif de Google n'est pas de soigner une maladie en particulier, mais de
les soigner toutes.
Des données de santé à la merci de Google
Rien de
philanthropique néanmoins chez la firme de Mountain View. L'industrie de la
lutte contre le vieillissement aurait rapporté 1,6 milliards de dollars en 2012
et pourrait même rapporter jusqu'à 20 milliards d'ici 2025. Il est donc
probable que Google veuille sa part du gâteau.
Reste
néanmoins un point négatif : les dernières révélations d'Edward Snowden dans le
cadre de l'affaire PRISM et de l'espionnage de la NSA nous ont appris que les
géants de l'informatique, dont Google, avaient livré aux services de
renseignements américains les données de leurs utilisateurs. Il est donc
légitime de craindre que Google puissent être contraint de faire de même
concernant les données médicales. Pour Laurent Alexandre, le choix est simple :
« Soit vous ferez confiance à
Google et vous vivrez plus longtemps, quitte à ce que la CIA regarde vos
données personnelles de santé, soit vous vivrez tout simplement moins
longtemps.»
dimanche 14 février 2016
Billets-Nicolas Hulot
Nicolas Hulot
Pour Télérama.fr, il revient sur les
personnalités politiques qu'il a croisées dans sa carrière.
Il fréquente les
politiques depuis un bon quart de siècle. D'abord conseiller de l'ombre de
Jacques Chirac, lobbyiste star de l'écologie au moment de la Charte écologique,
du Pacte écologique ou du Grenelle de l'Environnement, le voilà désormais
officiellement au côté de François Hollande, envoyé spécial pour la protection
de la planète.
« Les hommes passent, les problèmes écologiques
s'aggravent, dit Nicolas Hulot. Toute
oreille qui veut se tendre vers moi, dès lors qu'elle ne compromet pas mon
indépendance, je lui parle… Il y aura toujours les mêmes esprits chagrins qui
considèrent que, quoi que je fasse, je mange à tous les râteliers. Ne
comprenant pas que j'incarne, là, ma transversalité, parce que l'écologie est
transversale et ne peut pas s'accomoder des divisions politiques… »
Quel regard porte-t-il
sur ces femmes et hommes politiques côtoyés au fil des ans, et deux ans après
sa candidature malheureuse aux primaires d'EELV ? La réponse en treize noms, de
Chirac à Cohn Bendit…
- Jacques Chirac
« Il faut replacer nos
échanges et son action dans le contexte de l'époque et l'indifférence de son
camp à ses sujets. Je me souviens que, après une discussion téléphonique, il
s'est prononcé pour l'interdiction des farines animale. Mais surtout, suite à
de longues discussions, il a modifié la Constitution pour y adosser la Charte
écologique et le fameux principe de précaution contre l'avis de la plupart des
leaders de sa majorité.
Je lui suis gré
d'avoir gardé mes mots au célèbre discours de Johannesburg au sommet de la
terre. Au fil des ans, je lui ai apporté mes fiches et ma littérature
écologiste, des piles de livres que je lui laissais après chaque entretien. Il
a questionné, noté, appris. Notre dialogue ne s'est jamais interrompu, il s'est
fait sans concession, et dans une estime réciproque. »
- Chantal Jouanno
« Elle a longtemps été
mon interface quand je ne discutais pas directement avec Nicolas Sarkozy. Elle
fait partie de ces quelques politiques qui ont bien conscience que les enjeux
environnementaux sont cruciaux mais qui restent, pour l'heure, trop isolés. Il
y a une vraie sincérité chez elle. Et surtout c'est une battante courageuse. »
- Michel Barnier
« Comme avec Michel
Rocard ou Hubert Védrine, avec Michel Barnier nous avons eu de longs et
réguliers échanges. C'est un travailleur, pas dogmatique. Il sait dépasser le
carcan de son parti, sans jamais brader ses valeurs. C'est devenu un ami. Il
fut un très bon ministre de l'Ecologie (la Loire lui doit beaucoup) et aussi de
l'Agriculture. Comme Commissaire européen, il fait à Bruxelles un travail très
précieux et opiniâtre sur la régulation de la finance. »
- Nathalie Kosciusko-Morizet
« C'est une
personnalité brillante, elle a été l'une premières “vertes” à droite.
Extremement compétente sur tous les sujets environnementaux. Son ambition
politique lui fait parfois manquer d'objectivité. »
- Daniel Cohn-Bendit
« Je dis souvent que
pour comprendre Dany Cohn Bendit, il faut avoir fait “psy + 25”. Sauf que je ne
suis pas entré en politique pour ça. Dany est un vrai subversif qui s'amuse
depuis quarante-cinq ans à faire dérailler le système chaque fois qu'il le peut.
Il a insisté comme nul
autre pour que je me présente aux primaires d'EELV, en me disant que je
pourrais compter sur lui. Sauf que durant toute la campagne, je n'ai reçu de sa
part que des mots blessants et des attaques. Je n'exclus pas complètement l'hypothèse
selon laquelle lui et d'autres m'ont encouragé à les rejoindre pour m'empêcher
de me présenter, seul, contre eux, sur le créneau de l'écologie. Et mieux
m'éliminer ensuite. »
- Nicolas Sarkozy
« On m'a souvent
demandé si Sarkozy était vraiment sincère et concerné par les problèmes
environnementaux. Sans doute, au départ, a-t-il été pris dans un processus et y
a-t-il eu de sa part un peu d'opportunisme. Ensuite, il a travaillé sur le
sujet, et il y avait une part de conviction.
Il n'y a rien que lui
et moi ayons acté ensemble qu'il n'ait pas tenu. Il a fait voter la taxe
carbone retoquée ensuite par le conseil constitutionnel, il a nommé un ministre
d'Etat du développement durable aux compétences élargies et, surtout, il a lancé
et soutenu le Grenelle de l Environnement. A Copenhague il a été très offensif.
Puis, par la suite, le sujet semblait l'agacer. »
- François Mitterrand
« A sa demande, il m'a
reçu à l'Elysée. Ce fut un grand moment de solitude. Je crois qu'en fait il ne
savait pas qui j'étais et qu'en réalité un conseiller avait décidé pour lui de
ma venue. Il ne m'a quasiment pas adressé la parole, je crois même que nos
regards ne se sont pas croisés une seule fois. Visiblement, le sujet ne
l'intéressait pas. A sa décharge, quand il m'a reçu, il était déjà très
affaibli par la maladie et avait sans doute d'autres soucis en tête que les
préoccupations environnementales de Nicolas Hulot… »
- François Hollande
« J'ai une relation
franche, sincère et respectueuse avec le Président. Il considère que notre
dialogue et ma mission sont compatibles avec ma liberté de parole. Il a accepté
que la France accueille la conférence climat en 2015, c'est d'une grande audace.
Pour le reste, tout reste à faire. »
- Eva Joly
« Nous avions un
pacte, elle l'a rompu. C'est une affaire classée mais l'enjeu écologique a
beaucoup souffert d'une campagne à l'ambiance calamiteuse. »
- Cécile Duflot
« Au contraire du
double langage de Cohn-Bendit et de Noël Mamère, je pense que Cécile Duflot a
été sincère avec moi. Ses conseils ont été bienveillants et pertinents. En
revanche, je regrette qu'elle n'ait pas “tenu” la primaire comme elle aurait dû
le faire en tant que patronne : nous nous sommes retrouvés dans un barnum
monstrueux au ras des pâquerettes, pas digne de nos enjeux.
Cela a clairement été
préjudiciable au mouvement et, plus grave, à l'écologie. La campagne a été
indigente, et EELV n'a pas réussi à contraindre les autres candidats à
s'emparer de ses thèmes. Je compte sur les doigts d'une main les candidats des
grandes formations politiques qui ont prononcé les mots “écologie”, “énergie”
ou “changement climatique”… »
- Ségolène Royal
« C'est une femme de
courage et de détermination, mais j'avoue avoir été dépité lors de mes rares
rencontres avec elle car curieusement la presse était toujours convoquée
officieusement… Plus triste, nous avions convenu, au moment du Pacte
écologique, de la nécessité d'une taxe carbone dès lors que l'on garantirait
son équité sociale.
Pour des raisons
strictement politiciennes et parce que Nicolas Sarkozy en a été l'initiateur,
elle l'a torpillée et a anéanti des mois de travail, notamment le travail fait
par la commission Rocard justement sur la neutralité de la taxe pour les plus
démunis. Je regrette qu'elle ne soit pas suffisamment dans la proposition
surtout à la hauteur de ces enjeux. »
- Jean-Luc Mélenchon
« Oui j'ai fini par
voter pour lui. Dans la campagne 2012, il etait le seul à avoir parlé de “règle
verte”, de planification écologique et de la nécessité de remettre la finance
au pas. Et il a été sur ce sujet bien meilleur pédagogue et orateur que d'autres.
On ne s'est jamais rencontrés. »
- Jean-Louis Borloo
« J'ai une grande
estime pour Jean-Louis Borloo, qui a porté le Grenelle à bout de bras. On s'est
parfois engueulé, jamais fâché. »
Nicolas Hulo. © Julien Mignot pour Télérama
Source telerama.fr Propos recueillis par Weronika Zarachowicz
Billets-Thomas Piketty… Combattre les inégalités
Thomas Piketty… Combattre les inégalités
Depuis trente ans, les inégalités explosent.
Comme au XIXe siècle, mieux vaut hériter que travailler. La solution de Thomas
Piketty : taxer le capital.
C'est l'essai de la rentrée. Le Capital au XXIe
siècle, de Thomas Piketty, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en
sciences sociales, n'est pas seulement le grand œuvre d'un jeune chercheur (41
ans) : cette somme bouleverse la réflexion sur les inégalités. Piketty décrit,
dans une langue accessible, les lois mécaniques et les causes conjoncturelles
de la répartition inégale des richesses entre personnes, sur trois siècles et à
l'échelle mondiale ! Oui, les inégalités recommencent à se creuser, conclut le
chercheur. Pourtant, les politiques disposent de leviers pour réduire la
tension, éviter l'explosion qui gronde. Explications.
- Vous citez dans votre livre le discours de Vautrin à Rastignac dans Le Père Goriot, de Balzac. Vautrin étale devant le jeune homme le cynisme d'une société corrompue par l'argent. Que nous dit ce discours sur les inégalités au début du XIXe siècle ?
La violence de son
diagnostic sur la structure des revenus et des richesses me fascine : au début
du XIXe siècle, la seule façon d'atteindre la véritable aisance, c'est de
mettre la main sur un patrimoine. Le travail, les études et le mérite ne
mènent à rien. Avec une puissance évocatrice inouïe, Balzac passe en revue les
fortunes potentielles de Rastignac. Peu importe que ce dernier devienne
procureur du roi à 30 ans ou avocat de renom à 50 : les revenus de son travail
seront de toutes les façons insignifiants, comparés au niveau de vie que lui
assurerait un mariage avec Mlle Victorine. Pour emporter le magot, il faudrait
d'abord assassiner le frère légitime de celle-ci, c'est vrai ! Mais Vautrin est
disposé à l'aider...
- Le monde a-t-il changé ?
On ne conseillerait
pas aujourd'hui à un jeune Rastignac de tout miser sur le mariage, n'est-ce pas
? La société semble plus méritocratique qu'au XIXe... Mais jusqu'à quel point ?
C'est une des questions auxquelles j'essaie de répondre. Aujourd'hui, avec un
capital de 10 millions d'euros et un rendement de 5 % (c'est-à-dire 500 000
euros de rente par an), vous êtes tranquille. La fortune du père Goriot,
transposée de nos jours, c'est 30 millions d'euros ! Pareils héritages
existent, mais ils sont moins nombreux qu'au XIXe siècle. En revanche, on
trouve plus de « moyens rentiers » : 10 % des Français héritent de plus ou
moins 1 million. Une forme d'inégalité apparemment moins violente qu'au temps
de Balzac, mais tout de même brutale. Ces 10 % de la population reçoivent en
effet davantage, en héritage, que ce que 50 % des Français, payés au smic,
gagneront tout au long d'une vie de labeur, à savoir 700 000 euros.
- Entre Balzac et nous, que s'est-il passé ?
D'abord, une grande
partie du patrimoine privé a été détruite par les guerres, 1914-1918 et
1939-1945, et par la crise de 1929. C'est ce que j'appelle le « suicide » des
sociétés patrimoniales. Ces chocs ont mis très longtemps à se résorber. En
comparaison, les conflits du xixe siècle, et même la Révolution française,
n'ont eu qu'un impact économique léger. Ainsi, entre le xviiie siècle et la
Belle Epoque, la valeur totale des capitaux privés en France équivaut, bon an
mal an, à six ou sept fois le revenu national, c'est-à-dire la richesse
produite en une année par l'ensemble du pays. En 1950, le total des capitaux
privés est tombé à deux ou trois années de revenu national ! Il a donc été
divisé par deux ou trois. Mais les destructions matérielles ne représentent
qu'un quart de cette fonte du capital. Entre 1914 et 1945, les rentiers n'ont
pas réduit suffisamment vite leur train de vie et, dans le même temps, ont très
peu épargné. Or, il faut du temps pour accumuler un capital. Après guerre, il
n'y a donc plus grand-chose à hériter.
- On passe alors d'une « société de rentiers » à une « société de cadres »...
Appliqué aux années
1950 à 1980, le discours de Vautrin est en effet inopérant. Pour la première
fois peut-être de l'histoire, le niveau de vie des 10 % des salariés les mieux
payés est plus élevé que celui des 10 % des héritiers les mieux lotis : les meilleurs
salaires rapportent plus que les meilleurs rendements du capital. Attention
toutefois aux illusions. Pendant ces Trente Glorieuses, on s'est raconté de
belles histoires sur la domination du « capital humain » sur le « capital
financier ». Dans une période marquée par de rapides progrès technologiques,
rabâchait-on, le cadre méritant remplace « naturellement » l'actionnaire
bedonnant, parce que la technologie a plus besoin des compétences du premier
que de l'argent du second. Et la marche en avant des sciences, ajoutait-on,
entraîne « naturellement » le progrès démocratique et social. L'histoire est
belle, mais fausse.
- Pourquoi ?
Parce que ce ne sont
pas les cadres qui sont passés au-dessus des rentiers, mais les rentiers qui
sont passés en dessous des cadres, à cause de la chute des hauts revenus du
capital. Les politiques publiques menées après 1945 expliquent en grande partie
ce retournement. Blocage des loyers, nationalisations, forte augmentation des
impôts successoraux : l'Etat s'est employé à réduire l'emprise du capital privé
sur la société. Partout en Europe, on retrouve la même défiance vis-à-vis du
capital privé et des marchés boursiers – autrement dit, du capitalisme et du
laisser-faire du XIXe siècle.
Thomas Piketty, 41 ans, est chercheur en économie politique et
directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. ©
Emmanuelle Marchadour
- Depuis les années 1980, les inégalités se creusent à nouveau...
La concentration du
capital semble effectivement repartie à la hausse. Mais soyons précis. D'une
part, les inégalités de patrimoine restent nettement en dessous de ce qu'elles
étaient il y a un siècle. D'autre part, ce creusement des inégalités est en partie
mécanique : dans les sociétés qui connaissent une croissance lente – entre 1 %
et 2 %, comme chez nous –, le capital accumulé dans le passé prend rapidement
une importance démesurée. On peut dire que « le passé dévore l'avenir », car le
patrimoine fait des petits plus vite que le travail. Celui qui n'a que son
salaire pour s'enrichir se retrouve dans une situation très défavorable par
rapport à celui qui hérite. Cette inégalité fondamentale, qui fut celle de
toutes les sociétés du passé jusqu'à la Grande Guerre, est de retour.
- Elles semblent loin, les Trente Glorieuses...
Elles sont finies
depuis trente ans, il faudrait commencer à s'y habituer ! C'est sûr, quand
votre salaire croît de 5 % par an, vous vous moquez de l'héritage de vos
grands-parents, car sa valeur sera faible par rapport à ce que vous pouvez
accumuler en travaillant. La croissance contient donc en elle-même un mécanisme
égalisateur. Malheureusement, il n'existe aucun exemple, dans l'histoire, d'une
croissance économique à 5 % pendant une très longue période. Les Trente
Glorieuses furent une exception ; la normalité, c'est 1 % de croissance !
- Deux chiffres disent bien l'inégalité en France : 10 % des Français détiennent entre 60 % et 65 % du patrimoine hexagonal. Et 50 % ne possèdent strictement aucun capital...
Effectivement. Cela ne
concerne pas que les Français, d'ailleurs. Aucun pays, même la Suède, dont on
loue souvent les principes égalitaires, n'a réussi à faire en sorte que la
moitié la plus pauvre de sa population parvienne à se constituer un patrimoine,
aussi modeste soit-il. Que l'on parle de la France d'aujourd'hui ou d'il y a
deux siècles, le diagnostic est le même : 50 % des citoyens ne possèdent même
pas 5 % du capital privé national. Aux Etats-Unis, c'est... 2 % ! Ce qui a
changé au XXe siècle, c'est qu'entre les 10 % les plus riches et ces 50 % sans
patrimoine, les 40 % du milieu possèdent quelque chose. Du temps de Balzac, ils
gonflaient les rangs des plus pauvres.
- Les revenus du travail ne compensent pas ce décrochage ?
Non, car on observe un
nouveau phénomène : le décollage des plus hautes rémunérations – les cadres
dirigeants et supérieurs des grosses entreprises –, alors que le salaire des
cadres moyens, lui, stagne depuis trente ans. Savez-vous qu'entre 1980 et 2013
les deux tiers de la croissance américaine en matière de revenus et de salaires
ont été happés par les fameux « 1 % » les plus riches de la population dénoncés
par Occupy Wall Street ? Ajoutez à cela la hausse vertigineuse des droits
d'inscription dans les universités les plus cotées – aux Etats-Unis, bien sûr,
mais aussi en France, comme on le voit avec Sciences-Po –, et vous construisez
une société dans laquelle les inégalités se reproduisent d'une génération sur
l'autre. A Harvard, le revenu moyen des parents d'élèves correspond exactement
à celui des 2 % des Américains les plus riches ! A Sciences-Po, c'est celui des
10 % des familles françaises les plus aisées.
- Que nous réserve l'avenir ?
On ne peut rien
prédire avec certitude. Mais si l'on prolonge la tendance actuelle, les plus
hauts patrimoines devraient continuer à croître plus fortement que le
patrimoine moyen, comme le montrent les classements de fortunes publiés par les
magazines Forbes ou Challenges. Dans cette économie-monde, les
patrimoines supérieurs à 100 millions, 500 millions ou un milliard d'euros
enregistrent en effet une croissance annuelle de 6 à 8 % par an, alors que le
revenu moyen mondial, lui, n'a progressé que de 1,4 % par an depuis 1987 ! En
France, le nombre et la fortune des rentiers pourraient dépasser, rapportés à
la population, ceux qu'on enregistrait du temps de Vautrin. Le pire des mondes
conjuguerait d'ailleurs, à mes yeux, le cynisme de Vautrin et la bonne
conscience des discours « hyperméritocratiques » dont on nous rebat les
oreilles pour justifier les très hautes rémunérations – au détriment, bien sûr,
de ceux qui ne sont ni héritiers ni supercadres, c'est-à-dire l'immense
majorité de la population.
- Un retour au XIXe siècle, en somme ?
La société
patrimoniale de l'Ancien Régime ainsi que du XIXe siècle, au moins, ne
prétendait pas que les gagnants étaient plus méritants que les perdants...
- Comment réparer le système ?
En prenant conscience
qu'il est malade : si vous prolongez la tendance actuelle jusqu'aux années 2040
ou 2050, les inégalités deviennent insoutenables. Même les plus fidèles
défenseurs du marché devraient s'en inquiéter. Aussi concurrentiel soit-il, ce
marché n'empêchera pas, dans les décennies à venir, le rendement du capital
d'être supérieur au taux de croissance, et donc les inégalités de se creuser,
mécaniquement. Avec le risque qu'un repli national brutal – nationalisme
politique ou protectionnisme exacerbé – finisse par servir de soupape de
sécurité aux tensions sociales. J'espère que nous aurons retenu les leçons du
XXe siècle.
- Que peut-on faire, concrètement ?
Permettre à ceux qui
n'ont rien d'accéder à un patrimoine. Et dépasser ainsi, sous une forme
pacifique, les contradictions liées à l'emprise de l'héritage et des très hauts
patrimoines sur la société. Sinon cette contradiction se résoudra par la
violence. Je propose une idée simple : l'instauration d'un impôt progressif sur
le capital, complémentaire de l'impôt progressif sur le revenu. Il
ressemblerait à l'ISF (impôt sur la fortune) : on paye par tranches en fonction
de son patrimoine. Mais il serait beaucoup plus systématique et progressif.
Entre 1 et 2 millions, vous payez 1 % ; entre 2 et 10 millions, vous payez 2
%... et jusqu'à 5 % ou 10 % sur les patrimoines de plusieurs milliards. Taxer
le capital, donc, non pas pour se venger des plus riches, comme le craignent
certains, mais pour éviter que les plus hauts patrimoines ne progressent,
structurellement, trois ou quatre fois plus vite que l'économie. Et pour garder
le contrôle d'une dynamique mondiale explosive.
- A quelle échelle faudrait-il appliquer cette taxe ?
Pour être parfaitement
efficace, ce principe devrait être étendu à l'ensemble de la planète. Une
vision plus réaliste serait de l'appliquer au niveau régional – les Etats-Unis,
l'Union européenne, la Chine, etc. –, tout en consolidant la coopération entre
ces blocs. Cette dernière est d'ailleurs dans les tuyaux, avec l'échange
automatique d'informations bancaires – trop lent et trop timide, sans doute,
mais c'est toujours mieux que rien. Je reste optimiste : les Européens ne sont
pas prêts à tout accepter. Chez eux, l'espoir de fonder la richesse sur le seul
mérite reste fort. Ils se rendent compte tous les jours du décalage manifeste
entre ceux qui possèdent un capital et les autres. Or, en démocratie, donner un
sens aux inégalités, c'est vital : elles ne sont acceptables que si elles sont
justifiées, comme il est dit d'ailleurs dans l'article 1 de la Déclaration des
droits de l'homme de 1789 : « Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » « Utilité
commune » signifie, tout simplement, qu'il n'y a pas plus d'inégalités que ce
qui est strictement nécessaire à l'intérêt de tous. Pour atteindre cet idéal,
chacun doit se réapproprier l'économie : nous sommes tous concernés.
Illustration : Jochen Gerner
Source Olivier Pascal-Moussellard Télérama
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