dimanche 9 juin 2013

Billets-Entretien avec Niel Young



Entretien avec Niel Young

Propos recueillis par Hugo Cassavetti (Télérama)
Canadien épris d'Amérique, le moissonneur battant du rock trace sa route le regard planté dans le rétro. A l'image de son dernier album, chaînon idéal entre passé et présent.

Neil Young, 67 ans, est un monument. Moins inaccessible que Bob Dylan, mais tout aussi insaisissable. Depuis ses premiers succès en 1967 avec le Buffalo Springfield, puis Crosby, Stills, Nash & Young, et surtout une carrière solo démarrée presque aussitôt, le colosse canadien aux pieds d'argile – tempérament erratique et santé fragile – a publié une quarantaine d'albums parfois déroutants, souvent brillants. Une route panoramique cabossée, hantée par sa voix puissamment plaintive et sa guitare, tantôt douce et acoustique, tantôt dévastatrice et électrique. Un parcours qui ne renie jamais rien de son passé, au point d'en exhumer la moindre note gravée un jour pour mieux avancer, encore et toujours. L'artiste Neil Young est multiple : rocker rustique fermement attaché à la terre, amateur obsessionnel de technologie de pointe. Le plus instinctif et futé des bisons du binaire est une force de la nature dénuée de cynisme, sur qui on peut toujours compter. Le rocker imprévisible nous a reçus, en Californie, à deux pas du ranch qu'il a acquis au sud de San Francisco, il y a plus de quarante ans. Dans le restaurant au cœur de la forêt, où il a rencontré sa femme, Pegi, en 1978. Conversation avec une légende vivante, qui vient de sortir Ameri­cana, un album enfiévré… de chansons traditionnelles.

Sur Americana, vous réinterprétez des standards du folklore américain. Un besoin de retourner aux sources, aux racines de la musique ?
C'était loin d'être mon intention au départ. En fait, j'ai passé quelques mois à rédiger une autobiographie qui paraîtra à l'automne. Je préfère appeler ça des Mémoires, parce qu'il s'agit de souvenirs de moments de ma vie, de gens que j'ai croisés, d'idées, d'obsessions qui me poursuivent depuis toujours. Comme un va-et-vient permanent entre le passé et le présent. J'y raconte ma rencontre, il y a presque cinquante ans, avec Steve Stills, au Canada. Ou bien mon lien très fort avec les musiciens de Crazy Horse, vers qui je reviens régulièrement depuis 1969 !


Vous avez enregistré avec Crazy Horse. Vous ne l'aviez pas fait depuis 2003…
En écrivant notre histoire, j'ai ressenti un besoin urgent de jouer avec eux. Je les ai rappelés – Billy Talbot, Ralph Molina et Frank « Poncho » Sampedro – et, comme à chaque fois, la magie était là. Je ne connais aucun équivalent à la force qui nous pousse lorsqu'on est tous les quatre. Pour le livre, je m'étais replongé dans l'époque des Squires, mon premier groupe, au Canada, au début des années 60, et j'ai eu envie de revisiter mon répertoire d'alors avec toute la puissance de Crazy Horse. Comme Steve Stills, avec les Au Go-Go Singers, ou aussi Tim Rose qui m'avait beaucoup influencé, nous jouions beaucoup d'adaptations de chansons folk américaines, avec un son et un traitement plus électriques, plus modernes. Des titres comme Clementine, Oh Susanna… Mais nous ne les avions jamais enregistrés. Americana est venu de là : reprendre les choses où je les avais laissées.


Vous avez tout enregistré d'une traite…
Presque. Les morceaux sont assez simples, on a joué à l'instinct. Mais on n'avait que cinq ou six chansons. Et comme on s'amusait bien, on en a cher­ché d'autres. Avec l'aide de mon label – on oublie qu'une maison de disques sert essentiellement à faire vivre la musique ! –, on en a sélectionné une trentaine d'autres. Des vieux airs interprétés par Odetta, Leadbelly, Mahalia Jackson… Et l'on s'est vite retrouvés avec un album sous le bras, avant même que j'écrive la moindre nouvelle chanson ! Mais Americana n'est pas qu'un simple album de reprises. Ces chansons du patrimoine appartiennent à tout le monde, surtout en Amérique. Elles transcendent la notion de reprise. En les entendant sur bandes, le directeur de la maison de disques a tenu un discours sur leur puissance, expliqué à quel point c'était bouleversant de les réentendre ainsi, dans le contexte actuel de l'Amérique. Je me suis dit qu'il avait raison. Que nous allions bien plus loin que ma petite histoire de chansons inachevées avec les Squires.


Du coup, le projet a pris une autre tournure…
J'ai pensé qu'en cette année électorale il fallait enfoncer le clou. Je voulais des vidéos pour illustrer ces chansons qui parlaient de l'Amérique d'autrefois mais dont le propos demeurait souvent d'actualité. Plutôt que de tourner des films neufs, on a recherché des documents d'époque qui colleraient avec les textes. On a trouvé un tas de vieux films incroyables. Comme Back to the farm, des années 20, pour accompagner Get a job, avec ce fermier qui voit tous ses employés agricoles le quitter pour aller travailler à la ville et qui, à la fin, est contraint de fai­re de même. Get a job (« Trouve du boulot »), le thème reste actuel, non ? Ou God save the Queen, avec des images du couronnement de la reine, suivies de celles d'une Amérique libérée de la domination britannique, en construction… Comme les chansons, les images d'époque en disent bien plus long que n'importe quel clip que l'on aurait tourné aujourd'hui. God save the Queen, je l'ai interprété pour rappeler aux Américains d'où ils venaient, que c'était leur hymne aussi jusqu'à ce qu'ils fassent leur révolution.

Journey through the past était le titre d'un de vos albums. Ce voyage dans le temps vous pousse-t-il toujours en avant ?
Sûrement ! Cela définit bien un projet comme Americana. C'est fou de faire un disque aussi moderne avec du matériel aussi ancien. J'avais également envie de redonner son sens au mot « americana », au moment où il semble se résumer à un genre musical. L'americana, c'est aussi bien du mobilier, des photos, des objets : tout ce qui renvoie au fondement d'une culture spécifiquement américaine. Comme la musique folk, dont l'essence même est de se régénérer perpétuellement. Il s'agit d'une musique vivante, qui doit évoluer, vivre avec son temps. Ces chansons m'ont inspiré un autre album dans la foulée. Le passé ne sert qu'à nourrir positivement le présent.

Vous êtes très réactif à ce qui se passe aux Etats-Unis. Pourtant, vous avez gardé votre nationalité canadienne…
Parce que je suis canadien. Mais je vis ici depuis longtemps et j'y suis bien. Je me sens avant tout citoyen de la Terre. Et puis, j'ai un avantage à rester canadien : cela me donne une perspective. Je perçois toujours l'Amérique d'un point de vue extérieur. Et je ne con­nais pas un seul Américain qui y parvienne. Ils ne voient leur pays que de l'intérieur. Comme ils voient le reste du monde, d'ailleurs.

Ces chansons ne résonnent-elles pas aussi avec votre jeunesse ? Prenez Oh Susanna et son joueur de banjo errant...
Je n'y avais pas pensé ! Mais j'ai bien commencé, tout petit, à jouer d'un ukulélé puis du banjo. Et puis, bien sûr, j'ai pris la route, pour la Californie, en 1966, dans mon corbillard… High Flying Bird, Travel on… J'ai toujours été passionné par toutes les formes de locomotion, les avions, les voitures, les trains. Lorsque j'étais petit, la voie ferrée passait juste derrière la maison. Je l'arpentais pendant des heures. J'entendais déjà la musique qui se bousculait dans ma tête. J'ai un train électrique gigantesque que j'entretiens toujours dans une grange spécialement aménagée. C'est ainsi que je me détends.


L'écriture du livre a-t-elle été facile ?
J'ai adoré rassembler mes souvenirs et mes idées par écrit. Ça ne change pas trop de ce que j'ai toujours fait. Je suis un collectionneur compulsif. On me perçoit toujours comme ce type totalement obsédé par l'archivage de son œuvre, de la moindre note qu'il a gravée. Mais je fais ça pour tout ! Dès que je m'intéresse à quelque chose, il n'y a pas de limites à ma curiosité, à ma soif de tout posséder. Vous n'imaginez pas, à ma mort, le cauchemar que ce sera…

Vous avez une bonne mémoire ?
Souvent, j'ai l'impression d'en perdre la tête ! Je fais tellement de choses en même temps que c'est impossible de me souvenir de tout, d'un coup. Mais j'ai découvert que tout revenait à un moment ou à un autre. Chaque nouvelle idée en réveille une ancienne. Le livre puis le disque Americana n'ont été qu'une suite de projets qui me renvoyaient à d'autres, d'autrefois, et en inspiraient aussi de nouveaux. Parce qu'on a enregistré un album de chansons neuves avec Crazy Horse dans la foulée ! Et puis il y a ce film qui me tient à cœur, que je réalise sur le prototype de voiture « propre » que j'ai conçu, la Lincvolt. Sans oublier un autre livre que j'ai déjà bien entamé : l'histoire de toutes les voitures qui ont traversé ma vie. A quel moment elles sont apparues, les personnes avec qui j'étais, à qui je les ai achetées, où elles m'ont emmené, etc. Bref, tout ce qu'elles m'ont appris.

Votre production d'albums est proche de celle de votre père, Scott Young, célèbre auteur de romans sportifs…
C'est vrai, il n'arrêtait pas. Il en a publié une bonne quarantaine. Je l'ai toujours vu derrière sa machine à écrire, à débiter ses articles et ses bouquins, à un ry­thme effréné. Peut-être que je tiens beaucoup plus de lui que je ne l'ima­ginais… En tout cas, j'ai découvert qu'écrire faisait partie de moi. Avec l'âge, je vais m'y consacrer vraiment. Tant que mon cerveau fonctionnera convenablement.

Votre santé fragile (la polio enfant, l'épilepsie, une tumeur au cerveau) ainsi que celle de vos enfants (deux fils tétraplégiques) expliqueraient-elles votre endurance ?
Je ne sais pas ce qui permet aux autres de fonctionner ou non. Mais c'est certain que les problèmes de santé, notamment ceux de mes enfants qui ont toujours été une priorité, m'ont rendu beaucoup plus fort. Face à ces difficultés, en m'investissant complètement dans leur bien-être, je me suis senti enrichi. Tout devient un combat, mais en même temps, tout devient beaucoup plus intense. On apprécie le moindre fragment de bonheur, la vie, tout ce que la plupart des gens prennent pour un dû.

Cette vitalité, on la retrouve dans votre musique…
C'est thérapeutique. Au début des années 80, on a perçu mes albums Re-ac-tor ou Trans comme une perte d'inspiration, après Rust never sleeps. Or, pour moi, ce sont mes albums les plus passionnés. Ils étaient le reflet du travail phénoménal que ma femme et moi consacrions quotidiennement à aider notre fils Ben à communiquer… Vous n'imaginez pas l'énergie que me procure la musique. Lorsque je viens de jouer avec Crazy Horse, je suis vidé physiquement, mais spirituellement, je me sens indestructible. J'ai ressenti cela dès que j'ai commencé à jouer avec Steve Stills nos fameuses joutes de guitares.

Harvest, de 1971, est votre album le plus populaire. Il est important pour vous ?
Pas plus que tous les autres. Les gens le placent à part, mais ce n'est qu'un de mes nombreux enfants ; je ne vois pas en quoi il serait meilleur ou supérieur aux autres. En tout cas, il ne m'a pas empêché de faire des disques beaucoup plus sombres après, comme Time fades away ou Tonight's the night. J'ai souvent dit que Harvest m'avait placé au milieu de la route, sur un boulevard, mais que je me sentais tout aussi bien, et même souvent mieux, sur le bas-côté. On en revient toujours aux transports. J'aime en changer. Parfois, j'ai même envie de voler. Il y a tant de manières différentes pour arriver à destination, pourquoi ne pas les essayer toutes ?


La plupart de vos contemporains, dès qu'ils se penchent sur leur passé, n'arrivent plus à avancer…
C'est le piège que je veux éviter à tout prix. Je me suis fixé une règle stricte : ne jamais consacrer plus de temps à travailler sur mes archives que sur mes projets futurs. Le présent doit rester prioritaire. C'est si facile de se laisser engluer par le passé…

Que vous ont appris vos Mémoires ?
Que j'ai été mû par une force étrange, persistante, à aller au bout des choses. J'ai toujours cherché à apprendre comment être bien avec les autres. Pour qu'ils m'accordent une valeur, pour que je n'aie pas le sentiment d'avoir vécu une vie inutile ; pour contribuer au monde et y laisser une belle trace. Longtemps, j'ai cultivé un sentiment d'aigreur, cette impression d'avoir raison contre les autres. Mais avoir raison est moins important que d'être un bon ami. Ce livre m'a permis de réaliser cela. Je ne veux plus me consacrer qu'au positif, à devenir meilleur. A voir défiler ma vie, j'ai compris que, sans m'en rendre compte, j'étais maître de mon destin. Maintenant, je le sais.

Quelle est la pire chose qui soit arrivée au rock'n'roll ? La drogue ou l'argent ?
L'argent. Parce qu'avec l'argent vient le pouvoir. Celui de changer les choses pour le meilleur ou pour le pire. Et l'industrie du disque ne s'en est malheureusement pas servie pour préserver la musique, la qualité du son. Elle n'a eu aucune vision. Plutôt que de chercher à sauver sa raison d'être, elle a laissé la qualité du produit se détériorer. A la qualité, elle a préféré la merde. La technologie a toujours su évoluer, progresser, sauf pour le son proposé aux consommateurs. On leur a fait croire que le CD était supérieur au vinyle, alors qu'il s'agissait d'un mensonge. Les gamins n'ont plus de référence. Ils n'ont connu que le CD. J'ai plein de vieux copains qui pensent devenir sourds parce qu'ils n'entendent plus la musique comme avant. Mais elle n'est juste plus là ! C'est l'oreille des jeunes générations qui est en danger…

Vous aimez votre voix ?
Ha, ha ! ma voix… C'est sûr qu'avec ma voix de crécelle, si j'étais candidat à The voice, je me ferais dégager fissa. C'est comme Bob Dylan. Il me fait toujours rire. Il dit souvent : « Je ne suis pas Caruso, mais quand même… » Et c'est vrai. Il y a des tonnes de meilleurs chanteurs que nous. Mais peu d'aussi marquants. Ma voix n'est peut-être pas terrible, mais au moins, c'est la mienne.

1945 Naissance à Toronto.
1966 Fonde le Buffalo Springfield avec Stephen Stills à Los Angeles.
1969 Festival de Woodstock, avec Crosby, Stills, Nash & Young.
1972 L'album Harvest, avec le tube Heart of gold.
1979 Rust never sleeps, avec Hey Hey my my.
1989 Freedom, avec Rockin’in the free world.
1995 BO du film Dead Man, de Jim Jarmusch.
2009 Publication du premier volume de ses archives musicales (1963-1972).

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