Les années Chirac
Quel bilan tirer des années Chirac ?
Petite analyse en forme de rétrospective.
L’actualité autour Jacques Chirac s’est emballée ces
derniers jours. Âgé de 83 ans et affaibli depuis un accident vasculaire
cérébral en 2005, l’ancien Président de la République a été hospitalisé en
urgence dimanche 18 septembre 2016 pour une infection pulmonaire. En plus de
plonger les rédactions des journaux dans la plus grande fébrilité, cet
événement suscite vœux de bon rétablissement, éloges et réminiscences. On
dit que François Hollande, voisin corrézien,
se tient informé en permanence de l’état de santé de son prédécesseur et on
entend dire de-ci de-là que Jacques Chirac serait le dernier grand
Président de la Vème
République. Tout nous appelle à repenser aux « années
Chirac. »
Alors que les primaires présidentielles se profilent, pas un journaliste ne reçoit un homme
politique de droite sans l’interroger d’abord sur l’ancien Président. Le
respect et la sympathie fusent sur
Twitter et dans les matinales. Le grand homme d’État, « force qui vainc » selon Bayrou, « énergie indomptable »
pour Fillon et inspirateur politique de beaucoup de « bébés Chirac », est unanimement salué avec chaleur.
Après le décès de Pompidou
Mes
souvenirs politiques remontent très exactement au jour du décès du Président en
exercice Georges Pompidou. C’était pendant les vacances de Pâques d’avril 1974.
Valery Giscard d’Estaing, centriste du parti des Républicains Indépendants et ministre des Finances sortant,
se présente pour lui succéder. Il devra affronter François Mitterrand, bien
sûr, mais aussi le gaulliste Jacques Chaban-Delmas.
C’est à ce moment que Jacques Chirac entre en scène.
Ministre de Pompidou, théoriquement gaulliste comme Chaban, il considère
cependant que ce dernier ne fera pas le poids face à l’union de la gauche de
Mitterrand. Il se rallie à VGE (trahison ?) dont la victoire (très serrée : 50,81
%) le propulse Premier ministre. Dans la foulée, il
met rapidement la main sur le parti gaulliste, UDR à l’époque. « M. Chirac n’a découvert le
gaullisme qu’en comptant les sièges de l’Assemblée » dira Chaban.
À partir de là, Chirac occupe le devant de la scène
politique sans discontinuer jusqu’en 2007, date de fin de son second mandat
présidentiel. Depuis, il occupe le cœur des Français qui, sondage après
sondage, le placent largement en tête
de leurs chefs d’État préférés à mesure que son impact dans la vie publique
s’amenuise.
Corona et cigarettes
Oublié le « super-menteur » des Guignols, oubliée la condamnation
(2011) pour les emplois fictifs de la Ville de Paris ; il ne reste plus que
celui qui boit de la Corona, fume cigarette sur cigarette, et lance une de
ses phrases cultes en passant devant
les vaches du Salon de l’agriculture : « Ce ne sont pas des bovins, ce sont des chefs
d’oeuvre. » Bref, Jacques Chirac
est devenu le plus sympa de tous, et de loin. Il est même devenu chez les
jeunes l’objet d’une sorte d’admiration nostalgique.
Icône des années 70 à 90, Jacques Chirac serait terriblement
« swag », c’est-à-dire hyper cool, stylé et charismatique.
Dernier grand Président, chef d’État préféré des Français
? Comment a-t-il fait ? Lorsqu’il accède à la présidence en 1995, sa cote
de popularité est de 64 %. Rien que de très
normal, la France est en état de grâce après l’achèvement crépusculaire des
années Mitterrand. Quand il quitte l’Élysée en mai 2007, il est à 30 % après
être passé par un minimum de 16 % en juillet 2006.
La vie politique mouvementée de
Chirac
Autant il est simple d’enchaîner une phrase commençant
par « C’est l’homme
qui a… » lorsqu’on s’intéresse à
son prédécesseur Mitterrand, car, quoi qu’on
en pense, vient assez spontanément à l’esprit « c’est l’homme qui a aboli la peine de mort, c’est
l’homme qui a mis en oeuvre le programme commun de la gauche », autant l’exercice s’avère plus compliqué avec Chirac.
Dans une
vie politique longue, mouvementée, pleine de revirements et d’actions plus ou
moins bien inspirées (article d’aujourd’hui), je retiens après réflexion son
action plutôt libérale lorsqu’il fut Premier ministre de cohabitation avec
Mitterrand de 1986 à 1988, son refus d’accompagner les Américains dans leur
guerre en Irak et sa passion pour l’art et l’ailleurs qui donnera naissance au
Musée du quai Branly consacré aux arts premiers et aux cultures lointaines
(prochain article).
Valeurs laïques et républicaines
de la famille Chirac
Jacques Chirac est né en 1932 à Paris dans une famille d’origine
corrézienne dont les valeurs sont « laïques et républicaines. » Ses
deux grands-pères étaient instituteurs. Après un bac scientifique obtenu en
1950, et un engagement de trois mois comme matelot sur un cargo, il commence
une prépa scientifique, mais entre finalement à Science Po en 1951. Il fait ses
premiers pas en politique aux côtés des communistes pour lesquels son action
principale consiste à vendre L’Humanité dans la rue.
Mais l’expérience tourne court, car il rencontre Mlle
Bernadette Chodron de Courcel, également élève de Science Po. Elle est douée
pour les fiches. Il est charismatique. Elle vient d’une famille d’industriels
de la haute bourgeoisie catholique. Il n’a ni religion ni fortune. Mais
Bernadette pense qu’il ira loin et l’épouse en 1956 devant ses parents peu
enthousiastes. Ce mariage n’a rien d’anecdotique. Même si Jacques Chirac n’a
jamais mis de terme à ses capacités de séducteur (« Les filles, ça galopait, je les
connais toutes » a-t-elle confié à
Patrick de Carolis), les Chirac forment un couple politique au sein duquel Bernadette est un conseiller
écouté. Elle a notamment mis son mari en garde contre la montée
de Jean-Marie Le Pen en 2002. Elle a de plus une excellente expérience de
terrain pour avoir mené en propre une carrière d’élue locale en Corrèze de 1971
à 2015 !
Énarque et auditeur à la Cour des
comptes
Revenons
à Jacques. Il entre à l’ENA en 1954 et en sort en 1959, promotion Vauban. Son
cursus a été interrompu par son service militaire qu’il a fait en Algérie. Il
devient auditeur à la Cour des comptes, entre au cabinet du Premier ministre
Georges Pompidou, devient par la suite son ministre de l’Agriculture. À ce
moment-là, sur le plan économique, il est un adepte des grands projets
industriels dans l’esprit de l’État stratège. Et nous voilà en 1974.
Autant il a soutenu VGE contre le clan gaulliste pour la
présidentielle de 1974, autant il va dorénavant agir contre lui parce qu’il ne
le trouve pas assez généreux en postes avec les gaullistes. Il commence
par démissionner bruyamment de ses fonctions de Premier ministre, en août 1976,
puis il transforme l’UDR en RPR, en décembre 1976, afin de former une force
politique apte à contrer aussi bien l’opposition de gauche que les giscardiens.
Il veut faire du RPR une version française de la social-démocratie, un parti
travailliste à la française, quelque chose entre le socialisme marxiste et le « capitalisme sauvage » qu’il dénonce violemment. Toujours ce vieux rêve sans
issue de troisième voie qu’on retrouve chez tous nos hommes politiques, qu’ils
s’appellent Hollande, Mitterrand, Rocard, Juppé ou Macron.
La bataille de Paris
En 1977,
la « bataille de Paris » est le prolongement de sa lutte anti-VGE.
Suite à un changement de statut de la capitale, il se présente pour en devenir
le premier maire depuis la Révolution française. Ses opposants sont bien sûr la
gauche, mais surtout Michel d’Ornano, proche de VGE. La campagne est féroce.
Jacques
Chirac obtient son poste et s’y distingue par sa lutte sans merci contre les
« pollutions canines » et la mise en service de « petits engins, euh, qui lavent, heu, les
trottoirs, heu » amicalement baptisés « motocrottes. »
Voir ci-dessous une amusante vidéo où le nouveau maire détaille son projet et
sa philosophie sur les relations homme / chien, allongé sur un canapé devant
une cheminée (04′ 21″) :
Chirac se distingue aussi par une utilisation extensive
du personnel municipal au profit de ses campagnes électorales ou du RPR.
L’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris avait valu à Alain
Juppé, son adjoint municipal, une condamnation en
2004. Une fois son immunité présidentielle levée, il sera également condamné en 2011 à deux ans de prison avec sursis.
La
rivalité RPR / UDF (regroupement des partis du centre) est attisée par le
couple « infernal » Marie-France Garaud et Pierre Juillet qui
conseille Jacques Chirac. Il se séparera d’eux en 1979 à l’instigation de sa
femme suite à une crise sur l’Europe qui s’était ouverte lors de « l’appel
de Cochin » : hospitalisé après un accident de voiture, fin 1978, il lance
un appel écrit par les deux conseillers dans lequel il accuse VGE et l’UDF
d’être le parti de l’étranger, d’agir pour un fédéralisme européen et non plus
pour la France. Sa prise de position crée de vives tensions au RPR dont
la liste aux européennes de 1979 arrive en 4ème
position, alors que celle de l’UDF emmenée par Simone Veil obtient le meilleur
score.
L’élection présidentielle de 1981
Sa place au sein du RPR n’en sort pas renforcée, mais il
décide quand même de se présenter à l’élection présidentielle de 1981. Coup de
théâtre idéologique : il abandonne le travaillisme à la française au profit
d’un programme de baisses d’impôt (comme Ronald Reagan) et dénonce le « collectivisme rampant » du gouvernement de VGE ! Il obtient 18 % des voix
au premier tour contre 28,3 % pour VGE et 25,9 % pour Mitterrand. Pour le
second tour, suite à un dîner chez la socialiste Édith Cresson, il indique
qu’il votera pour le Président sortant mais préconise à chacun de « voter
selon sa conscience. » Le message manque de conviction (trahison ?) et on
lui fera porter longtemps la responsabilité de l’échec de VGE.
Malgré cela, Jacques Chirac prend la tête de l’opposition
à Mitterrand et confirme son virage libéral
entamé pendant la campagne présidentielle. La gauche perd les élections
intermédiaires, la droite se présente unie aux législatives de 1986 et
l’emporte avec 41 % des voix et 291 sièges à l’Assemblée soit deux de plus que la
majorité absolue (le nombre total de députés est passé à 577). Jacques Chirac
devient à nouveau Premier ministre, dans la configuration inédite d’une
cohabitation avec un Président socialiste et met en place une politique
économique libérale. Cette étape sera détaillée dans l’article suivant.
Des relations exécrables avec
Mitterrand
Les résultats économiques commencent à se faire sentir
(baisse de l’inflation, légère inflexion du chômage, dynamisme de
l’investissement, taux de croissance qui atteint 4,5 % en 1988) mais les
relations avec François Mitterrand sont exécrables. Ce dernier critique
ouvertement Chirac et commence à instiller une lassitude dans l’opinion. Elle
culminera chez les jeunes qui manifestent contre la loi Devaquet (réforme
de l’enseignement supérieur) avec la mort de Malik Oussekine, étudiant tué par des policiers.
À nouveau, Jacques Chirac annonce son intention de se
présenter à l’élection présidentielle de 1988. Il affronte François Mitterrand
qui vient de bénéficier grâce à lui d’une sorte de virginité politique et qui
est réélu avec le beau score de 54 % après
un débat d’entre-deux tours particulièrement électrique. Petite consolation,
aux législatives qui suivent, en juin 1988, Chirac est réélu député de Corrèze
au premier tour avec 58 % des voix.
La trahison de Balladur
En 1993,
le schéma de 1986 se reproduit. Le gouvernement de gauche est à nouveau en
difficulté, le chômage caracole et la droite remporte les élections
législatives. Bien conscient du danger qu’il y a à conduire l’exécutif avant de
postuler pour l’élection présidentielle, Jacques Chirac laisse la place de
Premier ministre à Édouard Balladur, étant entendu que c’est lui, Chirac, qui
sera le candidat présidentiel en 1995. Mais Balladur décide finalement de se
présenter aussi car sa popularité est élevée. Trahison ! C’est la cassure
au sein de la droite. Sarkozy rejoint Balladur tandis que Juppé reste fidèle à
Jacques Chirac.
Ce dernier, faisant campagne sur la « fracture
sociale » (vidéo) théorisée par Emmanuel Todd, et adoptant une
communication qui le rend plus proche des gens, moins énarque (il est conseillé
en ce domaine par sa fille Claude), est élu Président de la République en 1995
avec 52,64 % des voix.
L’échec d’Alain Juppé
Très
vite il va connaître lui aussi le sort de la cohabitation. Le gouvernement
d’Alain Juppé échoue à réformer les retraites du secteur public et doit faire
face à des grèves très importantes pendant l’hiver 1995 -1996. Le Président
annonce lui-même le retrait de la réforme à la télévision, portant un coup
fatal à ses capacités et à celles de Juppé de réformer la France. Pensant sans
doute conjurer le mauvais sort, Chirac (conseillé par Villepin, dit-on) dissout
l’Assemblée un an avant sa date normale de reconduction et provoque des
législatives anticipées, en 1997, qui redonnent la majorité à la gauche. Lionel
Jospin, qui avait été le candidat du PS en 1995, devient Premier ministre
pendant 5 ans et met en place les 35 heures.
En 2002, la gauche est usée et le Front national gagne du
terrain sur les thèmes de l’insécurité et de l’immigration. Jospin est éliminé
dès le premier tour de la présidentielle, laissant à Jacques Chirac la
possibilité d’être réélu avec un score massif de 80 % face à Jean-Marie Le Pen.
Ce second mandat, un quinquennat depuis la
réforme de la Constitution de 2000, se signale surtout par son immobilisme et
une attention exagérée donnée au principe de précaution en toute chose.
Malgré
sa dédication au projet européen, qui tranche avec les préventions qui étaient
les siennes à l’époque de l’appel de Cochin, Jacques Chirac échouera à
convaincre les Français d’adopter par référendum le Traité constitutionnel européen (TCE) préparé par son ennemi
d’alors, Valéry Giscard d’Estaing (2005).
Deux
petites lumières brilleront cependant : le refus d’engager la France dans une
guerre contre l’Irak en 2003 et le projet de grand musée des arts premiers au
quai Branly en 2006.
Ces
sujets, quelques autres, et le tournant libéral de 1986-1988 seront abordés de
façon plus détaillée dans le prochain article, Les
années Chirac (II).
Photo : Chirac licence creative commons BY-NC-ND 2.0
Par Nathalie MP.
Source contrepoints.org