Finkielkraut, l’élite et “la foule des internautes”
Alain Finkielkraut appartient à l’élite française, c’est incontestable, il le répète à l’envi, il incarne cette élite aux yeux d’une majorité des français, il est publié, comme Alain Minc ou BHL, et il ne perd pas son temps sur les plateaux de télévision, ne sature pas les ondes de ses diatribes endiablées contre ses contemporains, ses livres ne sont vendus que dans des librairies spécialisées, réservées à l’élite, chez Vrin par exemple, jamais au rayon nouveautés du Monoprix du coin où se presse un lectorat docile… Quant à sa pensée, gageons qu’elle sera, dans cent ans, toujours très commentée dans les universités du monde entier… Oui vraiment… Un coeur intelligent. C’est sûr. Vraiment un beau “produit” de l’élite…
Mais laquelle ? L’élite intellectuelle ou l’élite médiatique ?
Son acharnement contre “la foule des internautes”, alors que l’attaque contre Mitterrand est venue de la télé (France 2) et que les réactions contre le soutien de certains à Polanski sont venues d’associations de protection de l’enfance, (il y a toujours des commentaires anonymes très virulents mais ils n’ont pas de valeur et ne font pas internet, réduire internet à ça est très malhonnête !) nous laisserait plutôt penser qu’il s’adresse à nous depuis un fauteuil d’éditorialiste, ces “journalistes assis”, plutôt que depuis une chaire de philosophe soucieux de penser un objet et d’en éclairer la complexité pour ses auditeurs.
Personnellement, pour l’avoir entendu parler de Lévinas, de la shoah et de l’identité juive, je sais que Finkielkraut est un très bon philosophe et qu’il peut atteindre une grande profondeur quand il pense vraiment sur un domaine qu’il connaît bien… Mais quand il se branche sur son indignation médiatique au sujet de telle ou telle dérive de l’eprit démocratique, on ne peut que constater le naufrage de sa pensée, il se met au niveau de sérieux et de réflexion des commentaires non modérés qui suivent les articles de Libé ou d’ailleurs et qui semblent constituer sa seule lecture d’internaute…
Autrefois, penser était une activité complexe, demandant du temps, de la discrétion, une modestie utile, de la patience, activité réservée à des hommes triés sur le volet, éduqués à cette fin et estampillés “philosophes de profession” au terme de leur cursus, de vrais humanistes dont les humanités avaient faits des hommes, des vrais…
BHL a fait l’ENS d’Ulm, Finkielkraut celle de St Cloud, l’agrégation de philosophie en 1971 pour le premier, l’agrégation de Lettres Modernes en 1972, pour le second, qui enseigne aujourd’hui l’Histoire des idées à l’élite de notre nation, à l’école Polytechnique…De bons élèves promis à un grand avenir qui ont préféré s’engager dans l’analyse sociale ou politique de l’immédiat plutôt que de s’attacher à penser vraiment, à écrire les grandes oeuvres dont ils étaient capables, depuis une chaire universitaire, ce à quoi ils étaient normale(supérieure)ment promis, suivant la voix de vie d’un Lévinas, d’un Merleau-Ponty, d’un Derrida, d’un Deleuze, d’un Bouveresse, d’un Rancière, d’un Foucault, d’un Badiou…
Mais la télévision est arrivée, Apostrophe a fait de l’écrivain et du philosophe une sorte de singe médiatique capable de trousser, en deux temps trois mouvements, un édito ou une mini théorie de l’air du temps… Les nouveaux philosophes (et leurs compagnons de plateaux) ont mouillé la chemise, ils se sont engagés dans le spectacle, au nom des peuples, ils n’ont pas parlé de leur apport théorique, n’ont pas échaffaudé de concept, mais ils ont causé de nos sociétés, de nos modes, de notre quotidien… Ils ont joué les sociologues… La télé ça rayonne plus que la fac, un passage chez Pivot et c’est la gloire, un effet de manche (ou de col ouvert) et c’est le jackpot… Et les gens vous reconnaissent dans la rue, les femmes vous regardent avec admiration et parfois vous désirent, et encore mieux, les gens vous écoutent avec plus d’attention que si vous aviez enseigné trente ans à la Sorbonne ! Alors, à quoi bon entrer dans la passe dangereuse d’une thèse lourde et pénible quand une longue dissertation bien écrite et une petite colère à la télé vous garantit de l’argent, du succès et de la reconnaissance ?
Les Nouveaux Philosophes ont choisi la radio et la télé, le journalisme éclairé plutôt que l’Université et la pensée… et dans ce dispositif, leurs lecteurs devenaient des élèves, leur passage télé des cours magistraux. Autorisés par l’Education Nationale et sanctifiés par leurs notes, ils pouvaient abreuver depuis leur chaire, chez Pivot ou ailleurs, les esprits obscurs de la plèbe muette qui n’aimait, forcément, que la stimulation de ses instincts et les chansons vulgaires, puisqu’elle ne publiait pas et qu’on ne l’entendait pas, preuve qu’elle n’avait rien à dire.
Mais internet est arrivé, et loin de clouer le bec aux citoyens, il leur donne la parole, quels qu’ils soient, et invente une nouvelle forme d’échange d’idées et de connaissances, qui se passe de marché et ne cherche pas le succès… La mise à disposition a remplacé la diffusion… C’est une révolution dans le monde de l’édition qui renverse le système reposant sur le support papier et sur le pouvoir des éditeurs, mais cela ne remet pas le “livre” ou la “presse” en question, Internet les ouvre au contraire… Il convient d’essayer de le penser et de le comprendre plutôt que de condamner d’une remarque méprisante cette extraoridaire arcadie… Internet par exemple qui nous permet de lire ce texte de Deleuze (un philosophe qui n’a pas choisi la télé) sur les nouveaux philosophes, ou ce site consacré à Lévinas (sûrement un internaute !) ou encore ce film de Beckett, je ne parle même pas de ce site de recherche bien connu … ou de celui-ci où l’on peut voir ce genre de choses…
Monsieur Finkielkraut,
comme vous le savez, Internet n’est pas un tout homogène, c’est un réseau de connections entre des ordinateurs qu’utilisent des personnes de culture et d’origines très variées dans des buts très variés… un lieu immatériel où l’on trouve facilement certains de vos propos et même votre image… C’est ainsi grâce à la technologie d’internet que j’ai pu entendre et voir votre intervention du jour sur France Inter, n’ayant malheureusement pas eu le temps de l’écouter en direct…Et je suis sûr, au vu du nombre d’articles qu’on trouve sur internet au sujet de votre diatribe du jour, que cette intervention aura eu, grâce à ce médium infect, une audience inhabituelle pour une de vos interventions. N’était-ce pas ce que vous désiriez en vous rendant dans le studio de Radio France ce matin, et en fournissant cet effort pour partager avec Frédéric Mitterrand et Roman Polanski, le doux plaisir d’être attaqué par la plèbe des internautes en tant que bon représentant de l’élite ?
Internet est un médium, comme la télévision ou la radio qu’il englobe, et c’est aussi un moyen de communication, comme le courrier ou le téléphone. C’est un aboutissement du désir impérieux de communiquer et de diffuser mots et images qui hante la culture occidentale depuis fort longtemps, pour le meilleur et pour le pire. Il offre une place au commentaire dans la marge, il développe à l’infini le parergon, il fait vivre et voir une intertextualité féconde, il sort la pensée de son carcan télévisuel et protège ses prosateurs d’une médiatisation qui fait parfois perdre la tête… Certes, il est aussi le lieu des pires intentions, des pires paroles, des pires images… Parce qu’il est de ce monde.
S’en prendre au support pour lui reprocher l’usage qui en est fait est au moins aussi pertinent que de dire que le téléphone est une horreur parce qu’on peut y dire des insanités, que l’enveloppe est coupable de transporter des lettres anonymes et que le papier est dangereux parce que tout le monde peut écrire dessus…
Par ailleurs vous semblez oublier une donnée essentielle du dispositif d’internet, c’est qu’on n’y trouve que ce qu’on y cherche, cela crée un filtre que chacun compose à sa guise. Et les lois en vigueur dans le monde de l’édition sont aussi active sur internet. Ce qui disparaît, ce sont les pouvoirs et les intermédiaires…
Alors votre expression “la foule d’internet” est une vulgaire caricature, un amalgame sans distinction qui n’est vraiment pas digne d’un disciple de Lévinas… Vous semblez fermer les yeux et piquer une colère dès que vous entendez le mot “internet”, c’est là un objet que manifestement vous ne voulez pas penser…
Alors allongez-vous donc sur ce beau divan depuis lequel, comme un empereur fatigué, vous rendez la justice, et répondez à cette question :
Pourquoi avez-vous une image aussi négative de la foule dont vous êtes ?