mercredi 31 mai 2017

vendredi 26 mai 2017

Dessins de presse


Dessins de presse

lundi 22 mai 2017

vendredi 19 mai 2017

Billets-Et de quatre!

Et de quatre!

C’est un moment clé de la vie démocratique sous la Vè République, la passation de pouvoir d’un président à son successeur. Celle entre François Hollande et Emmanuel Macron est ma quatrième.
L’instant est historique mais fugace. L’image de ses acteurs me reste toujours en mémoire. 

                     François Mitterrand- Jacques Chirac 

Jacques Chirac raccompagne François Mitterrand, après la passation de pouvoir. 17 mai 1995. (AFP / Patrick Kovarik)

(AFP / Patrick Kovarik)


17 mai 1995. C’est ma première investiture, j’ai déjà 41 ans, mais je ne peux pas m’empêcher d’être un peu tendu. Jacques Chirac reprend le flambeau de François Mitterrand. J’ai une position sur un grand praticable à gauche dans la cour de l’Elysée.
Quand les deux hommes se retrouvent côté à côte, je suis frappé par la différence de leur état physique. François Mitterrand, le teint pâle, le visage marqué, paraît déjà très affaibli, aux côtés de Jacques Chirac, au faîte de sa forme.

Après la passation de pouvoir, la sortie sur le perron de l'Elysée. 17 mai 1995. (AFP / Patrick Kovarik)

Il y a un côté un peu triste dans ce moment, comme j’en ferai l’expérience  à chaque investiture ou presque, et pour des raisons différentes. Je suis de caractère empathique, et touché par cet homme, qui a lutté pour occuper son poste aussi longtemps, malgré la maladie.

L’instant a un côté très solennel, même si plus tard, Chirac en personne m’assurera que ce n’était pas une si grosse affaire.

L’ayant suivi plusieurs années, j’ai eu la chance de m’entretenir une fois avec lui, quand il a cédé le pouvoir à Sarkozy.

Il m’a dit qu’on croit à tort que la passation de pouvoir est un moment très sérieux.
Et d’expliquer que Mitterrand lui avait surtout recommandé de  prendre soin des canards du parc de l’Elysée, et de s’assurer que ses chiens ne les menacent pas.

Ils ont bien entendu abordés des sujets plus graves, mais il m’a raconté son anecdote avec ce sourire qui n’appartenait qu’à lui. 

Pendant l’investiture, il y a un moment que personne n’a photographié, je crois, juste avant le départ de François Mitterrand. Son chauffeur sort du palais avec son chapeau, porté sur un support, un coussin ou quelque chose du genre, et le pose délicatement dans le coffre de la voiture qui attend. 

                                               Un instant si bref

Jacques Chirac retourne au palais après son passage aux Champs-Elysées. 17 mai 1995. (AFP / Patrick Kovarik)

Je n’ai pas fait la photo, parce qu’à l’époque nous travaillons avec des films argentiques de 36 poses seulement, et que si on en consacre 3 ou 4 à ce genre de petites scènes, ce sera autant qui pourrait manquer pour le moment crucial de la poignée de mains sur le perron. Un instant si bref qu’il exclut d’avoir à rembobiner et changer de pellicule.

Une fois l’instant immortalisé, j’ai donné la pellicule à un motard qui l’a rapportée à toute vitesse à l’agence pour diffusion.

Et puis je suis resté près de l’entrée, pour saisir le nouveau président, dans sa SM décapotable, quand il est rentré de sa remontée des Champs-Elysées. 

                         Jacques Chirac - Nicolas Sarkozy

Jacques Chirac accueille Nicolas Sarkozy au pied du perron de l'Elysée, le 16 mai 2007. (AFP / Patrick Kovarik)

(AFP / Patrick Kovarik)


16 mai 2007. Jacques Chirac ayant été réélu en 2002, dans les circonstances que l’on connait, je couvre l’investiture suivante avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République.

Cette fois, j’obtiens ma position préférée, en haut du porche de la cour de l’Elysée.
C’est beaucoup mieux, il y a très peu de  monde autorisé là-haut. Pas pour des raisons de sécurité d’ailleurs. A l’époque elle est encore très légère. Il n’y a même pas de portique pour les personnes et de tunnel scanner pour examiner les sacs et le matériel.

On vérifie simplement les identités avec les cartes de presse. On ne me la demande même pas, parce que j’entre au palais presque tous les jours, quand je ne suis pas le président dans ses déplacements et voyages officiels.

Encore une fois, la cérémonie provoque un petit pincement au cœur. Parce que j’ai suivi Jacques Chirac pendant six ans. Et parce que je me doute un peu que la suite ne sera pas facile, avec une santé déclinante comme avec le vide de l’après-pouvoir. 

Départ de Jacques Chirac, applaudi par Nicolas Sarkozy. Le 16 mai 2007. (AFP / Patrick Kovarik)

(AFP / Patrick Kovarik)

Je ne suis pas seul à être ému, et visiblement pas le plus. Le personnel de l’Elysée est rassemblé, comme toujours pour l’occasion, à gauche dans la cour. L’apparition du président sortant provoque une véritable émotion. Y compris chez sa fille Claude, que j’aperçois, affectée, essuyant ses larmes, comme cachée dans cette petite foule.

Le personnage était chaleureux, sympathique, et prévenant avec les photographes. Sarkozy le raccompagne à sa voiture. Il a été correct et avait l’air bienveillant, le saluant de la main quand le véhicule quitte l’endroit.

Nicolas Sarkozy, investi président de la République la veille, rentre d'un jogging matinal, le 17 mai 2007. (AFP / Patrick Kovarik)

Le lendemain, je suis dans la cour, en position d’attente. Je vois arriver la voiture de Sarkozy.

Je pense avoir à faire une photo, traditionnelle, en costume, pour sa première journée de travail. Un « garçon de vestibule », comme on les appelle, lui ouvre la porte du véhicule. Il est en short, baskets, le t-shirt trempé de sueur. En bref, pas comme Chirac, qui était président en toutes circonstances. Je me suis dit, bon, j’arrête l’Elysée. J’ai changé de poste trois mois plus tard.

Vue générale de la cour de l'Elysée, prise du haut du porche, au moment de la passation de pouvoir entre Nicolas Sarkozy et François Hollande en mai 2012. Le personnel du palais se trouve à gauche, vers le bas de la photo. La presse est au dessus, et sur les terrasses surplombant la cour. (AFP / Patrick Kovarik)

                         Nicolas Sarkozy - François Hollande

Nicolas Sarkozy vient d'accueillir François Hollande au pied du perron de l'Elysée. 15 mai 2012. (AFP / Patrick Kovarik)

La traditionnelle poignée de main, avant l'entrée dans la palais pour l'investiture du nouveau président. 15 mai 2012. (AFP / Patrick Kovarik)


15 mai 2012. Je m’y retrouve dans la cour pour l’investiture de François Hollande. L’atmosphère générale a changé.

L’époque est à la sécurité avant tout. Les contrôles sont plus stricts. Mais j’ai toujours ma position en l’air, en haut du porche de la cour d’honneur.

Il fait un temps détestable. Il pleut, pendant que nous attendons l’arrivée du président élu. Par chance une brève éclaircie s’impose au moment où une voiture le dépose au pied du tapis rouge qui traverse la cour. 

Carla Bruni accueille Valérie Trierweiler, 15 mai 2012. (AFP / Patrick Kovarik)

Poignée de main avant l'investiture. (AFP / Patrick Kovarik)


François Hollande a été précédé par sa compagne, Valérie Trierweiler, accueillie visiblement avec chaleur par Carla Bruni. On ne peut pas en dire autant du premier contact entre le président sortant et son successeur. Ce qui n’a rien d‘étonnant, le vainqueur ayant largement fait campagne sur le thème de la rupture avec son adversaire.

Quand ils ressortent, après la passation de pouvoir, je ne m‘appesantis pas sur ce moment, en haut du perron.

Depuis la position où je me trouve, les photos du perron sont compliquées, avec toujours du monde dans le champ. 
                                                         Raté
La belle image que j’attends est celle où l’heureux élu raccompagne son prédécesseur vers sa voiture. Raté. 

Des adieux brefs. 15 mai 2012. (AFP / Patrick Kovarik)

François Hollande salue rapidement son alter-ego et rentre dans le palais. Sarkozy a fait bonne figure, en repartant avec Carla vers la voiture. J’ai appris plus tard que le moment avait été difficile pour cette dernière, mais pour des raisons très personnelles. 

Nicolas Sarkozy et Carla Bruni quittent définitivement l'Elysée. 15 mai 2012. (AFP / Patrick Kovarik)

Quant à moi, je regrette simplement de ne pas avoir eu droit au cliché traditionnel du président qui raccompagne le sortant. 

               François Hollande - Emmanuel Macron

François Hollande accueille Emmanuel Macron à l'Elysée, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

Poignée de main traditionnelle entre le président sortant et son successeur. 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)


14 mai 2017. J’arrive tôt, vers 7h30, avant de me retrouver pour la troisième fois sur le porche. Mon premier réflexe est de scruter le ciel, assez bouché, en pensant aux nombreuses cérémonies du quinquennat gâchées par les intempéries.

J’ai alors quelques heures pour saisir les préparatifs, le ratissage des graviers, l’installation du tapis, et l’arrivée des invités.

Derniers préparatifs dans la cour de l'Elysée, où la presse, à gauche, attend l'arrivée des participants à la cérémonie d'investiture d'Emmanuel Macron. Le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

L'épouse d'Emmanuel Macron, Brigitte Trogneux, pose pour les photographes dans la cour de l'Elysée avant de pénétrer dans le palais. 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)


Brigitte Macron glisse entre les gouttes d’un grain, avant d’entrer dans le palais. Et quelques minutes plus tard, j’assiste à un moment amusant, quand François Hollande écarte un rideau du premier étage pour jeter un œil dehors. Comme pour s’assurer que le ciel ne lui réservera pas, au moment crucial, un de ces mauvais tours dont il a pris l’habitude.

François Hollande, à une fenêtre du palais de l'Elysée, avant l'arrivée de son successeur, Emmanuel Macron, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

Emmanuel Macron arrive pile à l’heure. Le moment est empreint d’une grande solennité. Il remonte le tapis, au son de la musique de la garde républicaine, avec une grande lenteur. François Hollande l’attend en haut du perron, souriant, avec un air bienveillant, assez habituel chez lui.

Emmanuel Macron remonte le tapis rouge, vers le perron de l'Elysée où l'attend François Hollande, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

François Hollande et Emmanuel Macron avant la passation de pouvoir, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)


La passation de pouvoir est inhabituellement longue, autour d’une heure je crois. Entre photographes, nous plaisantons en imaginant que le sortant ne veut pas sortir.

La sortie des deux hommes est marquée par une magnifique éclaircie, quelle chance. Dans mon objectif je vois un Emmanuel Macron très solennel, ou tendu, je ne sais pas, et un François Hollande qui le parait moins.

Emmanuel Macron raccompagne François Hollande à sa voiture, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)


Le président sortant a un petit geste affectueux, inhabituel dans ces circonstances, pour son successeur, quand il lui met la main à l’épaule, au moment de se séparer. Les adieux sont assez longs. Il lui pose la main sur le bras, puis se retourne encore pour le saluer.


14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)


14 mai 2017 (AFP / Patrick Kovarik)


14 mai 2017 (AFP / Patrick Kovarik)


14 mai 2017 (AFP / Patrick Kovarik)


14 mai 2017 (AFP / Patrick Kovarik)

Comme toujours avec François Hollande, difficile de savoir ce qu’il pense à ce moment. S’il y a de l’émotion, je ne la vois pas, mais la gravité, oui.

Personnellement, la scène ne m’a pas particulièrement émue. Parce qu’à la différence de François Mitterrand ou Jacques Chirac, respectivement malade et affaibli, François Hollande est encore jeune et en bonne santé.

Emmanuel Macron et son épouse Brigitte Trogneux rentrent dans le palais pour la cérémonie d'investiture, le 14 mai 2017. (AFP / Patrick Kovarik)

C’était ma dernière passation de pouvoir. J’ai bien profité de ce moment, qui s’est déroulé dans de bonnes conditions et avec une belle éclaircie. En tant que photographe, les progrès techniques permettent d’en profiter comme jamais. Ca n’a plus rien à voir avec les reflex à pellicule 36 poses. Aujourd’hui on peut s’amuser, surtout si la lumière est belle. Je suis tenté de dire : « Et de quatre ».


Installation du traditionnel tapis rouge, dans la cour de l'Elysée. 16 Mai 2007. (AFP / Patrick Kovarik)

Source making-of.afp.com

Par Patrick Kovarik


Ce billet de blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.

mercredi 17 mai 2017

mardi 16 mai 2017

Dessins de presse


Dessins de presse

samedi 13 mai 2017

Billets-Entretien avec Pierre Rosanvallon


Entretien avec Pierre Rosanvallon

“La démocratie est fragile et la violence ­sociale est toujours plus proche qu’on ne le pense”. Rejet de l'autre, repli sur soi… la société se déchire. Et si on se parlait ? L'historien Pierre Rosanvallon entend rendre la parole aux oubliés, aux invisibles.

Les Français ne font plus société. Ils ne se font même plus d'illusion sur leur capacité à vivre ensemble, d'après un sondage CSA publié en novembre. Le populisme a trouvé sur ce terreau de quoi nourrir un sentiment d'insécurité et de ­morosité qui pourrait décider du résultat des prochaines élections, municipales et européennes. Il faut réagir.
L'historien Pierre Rosanvallon et les éditions du Seuil associent leurs efforts pour colmater la brèche – pour panser la plaie, profonde et infectée, du corps social français. Selon Rosanvallon, si les Français ne s'aiment pas, c'est d'abord parce qu'ils ne se connaissent pas, et ne se reconnaissent plus dans leurs représentants, leurs institutions et leurs médias.
D'où l'idée de rendre la parole, et la plume, à ces « invisibles » qui s'effacent dans la nuit politique. Une collection de témoignages denses (90 pages) et intenses et le site participatif Raconterlavie.fr brosseront le portrait de cette France qui change sous nos yeux. En espérant que, demain, elle retrouvera ce qui l'unit.
Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d'histoire moderne et contemporaine du politique, répond à nos questions.

  • La société française est « déchirée », dites-vous. Quels sont les signes de ce déchirement ?
D'abord, la multiplication des phénomènes de repli, de rejet des autres. La recherche des boucs émissaires habituels, comme l'islam, s'accompagne d'une désagrégation de la société : les riches vivent dans leur monde, et les « invisibles » sortent du paysage. Ce déchirement se traduit par un rejet du sommet de la société – attitude antipolitique, antidémocratique, même, puisque la démocratie, c'est la production d'un monde commun.
Attitude inquiétante, car la société ne s'appuie pas seulement sur des institutions officielles, elle « tient » aussi avec des institutions invisibles, telles la légitimité – qui fonde le lien entre le pouvoir et les citoyens – et la confiance. Avoir confiance, c'est croire qu'on peut miser sur des comportement futurs. Se défier, c'est refuser de se projeter dans l'avenir avec les autres, car l'autre est perçu comme un problème ou une menace. Surtout quand on ne le connaît pas.

  • Mais comment expliquer qu'on ne se connaisse plus ?
La société française est coupée en deux : les grandes métropoles, marquées par la diversité, l'innovation et les emplois de demain, et une société « cassée », brutalisée par la chute de l'ancien monde industriel. Il s'agit moins d'une opposition ville/campagne que d'une opposition métropoles/villes moyennes en déclin (réparties essentiellement dans le nord, l'est et le centre du pays). Et ces deux sociétés s'ignorent.
Mais il y a une seconde explication à l'ignorance : le ­capitalisme a changé de nature. Prenez le monde ouvrier : aujourd'hui, il s'incarne moins dans la ligne de production automobile, largement automatisée, que dans les centres ­logistiques et les entrepôts. L'ouvrier spécialisé d'autrefois a été remplacé par le chauffeur-livreur ou le manutentionnaire. Le problème est qu'on utilise toujours les ­références de la société industrielle, qui disent mal les métamorphoses de notre tissu social. Les mots ne correspondent plus aux réalités.

  • Pourquoi ?
Cette nouvelle société se rend aussi moins visible – les employés d'Amazon sont moins syndiqués que ne l'étaient ceux de Renault, par exemple. Or aucun corps collectif ne saurait exister sans un sentiment d'appartenance ; et pour que ce sentiment existe, il faut se raconter. En lançant notre collection et notre site, nous voudrions participer à la fabrication d'une « démocratie narrative » où chacun redeviendrait visible aux yeux de tous.

  • On accuse les gouvernants d'être aveugles aux bouleversements du réel…
Si le monde politique perçoit à peu près les changements de mœurs, comme on l'a constaté avec la loi sur le mariage pour tous, pour le reste, la société lui est devenue terra incognita. C'est grave. Car élire des représentants n'est pas seulement voter pour des personnes qui ont des opinions ­similaires aux nôtres, c'est choisir des gens qui portent notre réalité – c'est-à-dire notre quotidien. Les politiques n'y arrivent plus, y compris dans les partis de gauche.

  • Le mal est profond ?
La non-représentation nourrit le désarroi social et une indifférence, voire une haine croissante à l'égard du monde ­politique. Partout en Europe, la montée en puissance du populisme d'extrême droite exprime, en la déformant, une sourde demande de représentation. Si on ne rétablit pas cette demande dans sa justesse, on laisse grossir le fantasme d'un « peuple » uni et en colère face à un monde politique qui l'aurait abandonné. Or ce « peuple » n'est pas un bloc de marbre. Il faut décrire le monde social dans sa diversité. Il en résultera plus de solidarité, car c'est bien l'ignorance d'autrui qui produit la « désolidarité » sociale, en ravalant chacun à un stéréotype : le chômeur assisté, le Rom voleur…
Décrire la société, c'est donc sortir des grands concepts figés et saisir les vies singulières dans leurs moments de bascule, entrer aussi dans des lieux que la littérature ou la sociologie n'ont pas trouvé dignes d'explorer et qui sont pourtant révélateurs de la vie ­sociale. Ainsi, Annie Ernaux publiera en mars dans notre collection le journal de son hypermarché, et nous avons aussi en préparation un livre sur le tuning chez des jeunes de milieu populaire dans le nord de la France. Par le livre et l'Internet, il s'agit d'écrire le roman vrai de la société, avec des écritures très diverses, et de permettre à tous ceux qui le souhaitent d'en être les auteurs et les personnages.

  • Raconter la vie s'inscrit dans une tradition déjà ancienne – on pense notamment aux journaux ouvriers du XIXe siècle, comme L'Artisan ou La Ruche populaire…
Avant même l'apparition des syndicats, des journaux avaient en effet lancé des enquêtes approfondies sur la vie des ouvriers. Mais notre projet renvoie aussi à d'autres expériences, celle des Français peints par eux-mêmes, lancée par l'éditeur Curmer en 1839, ou des enquêtes que Zola a réalisées auprès du personnel du Bon Marché avant d'écrire Au Bonheur des Dames ; je pense aussi au Balzac de la Comédie humaine, au George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres (1933), à Steinbeck, au grand projet fédéral américain lancé par Franklin Roosevelt dans les années 30…
Plus tard, Michel Foucault et Michel de Certeau ont pressenti l'importance d'être attentif au quotidien, aux existences ordinaires. Tout récemment, Florence Aubenas, avec Le Quai de Ouistreham, ou Jean-Christophe Bailly, avec ses Voyages en France, ont aussi réussi à parler autrement de la société qui nous entoure. C'est ce que nous essaierons de faire, à une plus grande échelle.

  • L'année 2014 commence. A quelle autre époque de notre Histoire vous fait penser la France d'aujourd'hui ?
A la fin du XIXe siècle. Le pays traverse alors une première mondialisation qui bouscule fortement ses structures et le force à s'ouvrir au monde. Le modèle républicain est heurté de front et, en réponse à ce traumatisme, un nouveau type de nationalisme – un « national-protectionnisme » – s'organise, autour de l'idée d'une égalité fondée… sur le rejet ! Le contrat social étant menacé, on se barricade et on ne pense plus le commun que sous les espèces d'une identité négative.
Songez au célèbre titre de la brochure de Barrès : Contre les étrangers ! Aux Etats-Unis, le racisme fonction­nera longtemps sur ce modèle du petit Blanc persuadé que sa couleur de peau le hisse « naturellement » à une forme d'aristocratie. Le simple « dénivelé » avec celui que l'on rejette – le Noir – fonde alors une solidarité inquiétante.

  • C'est aussi le temps de l'affaire Dreyfus…
C'est le temps du bouc émissaire, en effet. Et ces délitements qui touchent toute l'Europe, notre continent les règle par la guerre en 1914. Sans faire de catastrophisme, n'oublions pas que la démocratie est fragile et que la violence ­sociale est toujours plus proche qu'on ne le pense.
Mais nous sommes aussi rassemblés par la conscience de notre Histoire – une Histoire au cours de laquelle nous avons prouvé que nous étions capables de construction commune. C'est là-­dessus que nous devons construire, en commençant par ­réduire la « terrible ignorance dans laquelle nous sommes les uns des autres », pour reprendre les mots de Michelet.

A lire
Le Parlement des invisibles, La Société des égaux, de Pierre Rosanvallon ; 
Chercheur au quotidien, de Sébastien Balibar ;
La Femme aux chats, de Guillaume Leblanc ;
Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui, d'Anthony ;
La Course ou la ville, d'Eve Charrin.
Tous parus aux éditions du Seuil, collection Raconter la vie, 5,90 €.







Illustration Séverin Millet
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard  (Télérama)