Doris Lessing
C'était en 2003, quatre ans avant son Prix
Nobel. Didier Jacob avait rendu visite à l'auteur du "Carnet d'or",
qui vient de mourir à 94 ans. Elle lui avait parlé de sa jeunesse, du
communisme, de la guerre en Irak, de Tolstoï... et d'Harry Potter
C'est une merveilleuse grande dame alerte qui
s'assèche sans vieillir, comme étrangère au temps qui harcèle ses
contemporains. Doris Lessing, regard apaisé mais espiègle, rires de collégienne
qui pouffe de ses bonnes blagues, a vécu tant de vies qu'on ne saurait les dire
toutes: témoin engagé, femme indépendante, voyageuse intrépide, romancière
classique et monument historique que seuls les Nobel, butés comme des ânes,
s'obligent curieusement à ne pas visiter.
Dans son nouveau livre, l'auteur du «Carnet
d'or» se raconte dans les années 1960, sous le couvert de la fiction:
comédienne de théâtre de second plan, journaliste par obligation, Frances
Lennox est divorcée d'un militant communiste pur Marx, Johnny Lennox. Elle
habite dans la maison de sa belle-mère, qui héberge également ses deux
petits-enfants, Andrew et Colin. La dure vie des femmes, la catastrophe du
Vietnam et le drame de l'Afrique: entrez dans le décor de ce livre-miroir, qui
ne cesse de montrer son auteur plus belle face à la tragédie.
- Le Nouvel
Observateur Vous
vivez ici, dans ce quartier de Londres où les rues portent toutes des noms
empruntés à la mythologie antique: Achille, Ulysse, Agamemnon. Comme si
vous aviez souhaité vous tenir à l'écart de la modernité...
Doris Lessing C'est un hasard,
bien sûr. Un voyageur anglais, qui avait autrefois séjourné en Abyssinie, a
fait l'acquisition, vers 1850, des terres de ce quartier, qui n'était pas
construit alors. Ce type avait reçu une éducation très classique, d'où le nom
des rues. Oui, cela ajoute au charme de cet endroit.
- Votre nouveau roman se situe dans les années 1960,
et raconte avec nostalgie la vie difficile d'une mère de famille. Pourquoi
?
Doris Lessing Il y avait une
générosité, dans les manières d'alors, qui a complètement disparu. On pouvait
frapper chez quelqu'un que l'on connaissait à peine, et venir s'installer chez
lui pendant des semaines. Beaucoup de jeunes gens sont venus ainsi séjourner
dans ma maison. Une telle liberté serait impensable aujourd'hui. Ce qui ne veut
pas dire que le conformisme ambiant n'était pas très pesant: il fallait parler
un langage convenable et porter des vêtements adéquats pour faire partie du
club. Songez qu'on était, de plus, en pleine guerre froide. La langue de bois,
la paranoïa... Mais les jeunes gens de l'époque ont commencé à en rire. Ce fut
une génération très irrévérencieuse. Ils ne supportaient plus, au fond, qu'on
leur parle de la guerre.
- Vous vous souvenez de votre quotidien de femme
écrivain, pauvre, deux fois divorcée, dans l'Angleterre de l'époque ?
Doris Lessing Mais le pire,
pour moi, furent les quatre années qui avaient précédé mon installation, alors
que je vivais encore en Rhodésie et que je cherchais à gagner l'Angleterre,
juste après la fin de la guerre. Il y avait très peu de navires en partance. Et
mon second mari, Gottfried Lessing, qui était allemand et communiste, avait
demandé la nationalité britannique. Je ne pouvais divorcer sans compromettre
ses chances de l'obtenir. J'ai demandé le divorce à la minute même où il est
devenu anglais. Mais l'attente a été terrible.
- Quelles ont été, avec le recul, les années les plus
heureuses de votre vie ?
Doris Lessing Ces années 1960
probablement. Nous avions tant souffert au cours de la décennie précédente.
J'étais arrivée à Londres en 1949, complètement fauchée. La ville était grise,
sombre, triste. Les murs n'avaient pas été repeints depuis la guerre. Il y avait
des pâtés de maisons qui étaient encore par terre. Les enfants adoraient ça,
d'ailleurs, parce que ça faisait de merveilleux terrains de jeux. Mais pour les
parents... Les magasins fermaient à 17 heures, il fallait trouver une école. On
a oublié tout ça, la dure vie des mères.
Et puis, en quelques
années, la situation s'est retournée. A la fin des années 1950, le pays était
sur pied, l'économie tournait à plein régime, il y avait des cafés dans les
rues, des magasins mieux achalandés, des restaurants indiens, chinois, où les gens
désargentés se retrouvaient. Tout allait mieux. Sauf peut-être en Allemagne. Je
me souviens de paysages apocalyptiques. Des villes entières rasées. Le néant
absolu.
- Votre second mari, Gottfried Lessing, était un
communiste actif, comme Johnny Lennox dans le livre. Vous-même avez cru en
la révolution ?
Doris Lessing Oui, j'y ai cru,
comme tous les gens de ma génération. Nous étions fous. Le communisme était une
aberration. Nous pensions sincèrement, même les plus intelligents d'entre nous,
que l'injustice, le racisme et la pauvreté allaient être abolis dans les dix
ans. Cette foi était, je crois, une manière d'oublier les horreurs de la
guerre.
Je me souviens avoir
été à Paris pour assister à une réunion du Parti. La personne qui m'a
introduite, en 1951 ou 1952, était Tristan Tzara, le grand surréaliste,
charmant homme au demeurant. Tzara m'a fait passer un interrogatoire, puis il
m'a emmenée rive gauche où, avec un laissez-passer spécial, j'ai pu pénétrer
dans la place. C'était comme la messe. Les gens chuchotaient, se regardaient en
coin. Et de quoi parlaient-ils? De réunir de l'argent comme à une vente de
charité. Les hommes portaient tous des vêtements militaires, tandis que les
femmes, très élégantes, semblaient toutes sortir d'une soirée chic.
- Vous êtes née dans l'ancienne Perse, l'Iran actuel,
vous avez vécu en Rhodésie, aujourd'hui le Zimbabwe. Ce monde a disparu.
Cela vous attriste ?
Doris Lessing Je ne vis pas
dans le passé. Ce qui m'attriste, c'est que le Zimbabwe, autrefois très
prospère, est en ruine aujourd'hui. Les animaux ont été mangés parce que les
gens avaient faim, les arbres abattus. Tous les Noirs qui peuvent partir du
Zimbabwe s'en vont, en Nouvelle-Zélande, en Australie, au Canada. Un million
d'entre eux se sont exilés en Afrique du Sud. Qui aurait pu prévoir une telle
chose? Ce pays avait tout.
J'aurais juré de sa
réussite si on m'avait demandé de parier sur la prospérité d'une nation. Tout
cela à cause d'un seul idiot, Mugabe, et des gens corrompus qui l'entourent. La
vérité, c'est que Mugabe est un pleutre. En 1982 ou 1983, il avait décrété que
la classe dirigeante ne pourrait détenir plus d'une propriété. Ce qui n'a pas
empêché la plupart d'entre eux de tout acheter, fermes, hôtels, tout le pays.
Il les a laissé faire. Il a plié devant eux, et les a soudoyés. Comme l'armée
qui le soutient.
- Vous vous tenez très au courant de l'actualité ?
Doris Lessing Oui, c'est un
besoin vital. Parfois je vais chez le marchand de journaux et je les achète
tous.
- Vous avez récemment critiqué Tony Blair en des
termes très sévères. Pourquoi ?
Doris Lessing Parce qu'il
n'est pas à la hauteur du job. C'est un petit homme. Pourquoi avoir mordu à
l'hameçon de cette guerre? Je pense qu'il n'est pas très brillant. C'est un
enfant des années hippies. Il y a cette photo de lui avec des cheveux longs et
un banjo, c'est à pleurer. Je ne pense pas qu'il ait jamais lu un livre. Le
pire, c'est qu'il est amoureux des gens importants. Je pense qu'il a dû avoir
un problème avec son papa.
- L'Angleterre n'aurait pas dû participer à la guerre
en Irak ?
Doris Lessing Je ne le crois
pas. Nous nous sommes débarrassés de Saddam, mais à quel prix! De même pour les
talibans en Afghanistan. Nous savons sans doute libérer certains pays de leur
dictateur, mais pas les administrer après. En réalité, Bush et Blair ne savent
pas ce qu'ils font. Bush est chrétien, il va à la messe le dimanche, il pense
que Dieu lui parle. Ce sont les individus les plus dangereux. Sa conscience est
lavée de toute culpabilité quoi qu'il fasse. Il ne dira jamais: «J'ai fait une
erreur.» Bévue après bévue, il n'y a pas un soupçon de regret dans sa voix. Et
tout l'argent qu'il gaspille...
- Que pensez-vous de l'hystérie «Harry Potter» ?
Doris Lessing J'en suis ravie.
Les enfants se remettent à lire, quel miracle! J'en ai parcouru moi-même un
tome. Mais «Harry Potter» n'a pas été vraiment écrit pour moi, n'est-ce pas?
- Quelles ont été vos plus grandes émotions de
lectrice ?
Doris Lessing J'avais une
vingtaine d'années quand j'ai lu tous les Russes. J'ai découvert aussi Virginia
Woolf, Proust et Stendhal, que j'adore. Lire était un moyen de fuir la
cauchemardesque société rhodésienne. Si j'ai tant aimé Tolstoï et Dostoïevski,
c'est d'ailleurs que la société prérévolutionnaire, en Russie, ressemblait
étrangement à la société africaine sous domination blanche.
Les Blancs avaient une
attitude sentimentale vis-à-vis des Noirs, qu'ils opprimaient en même temps.
Mon père créditait toujours les Africains d'une sorte de sagesse paysanne
essentielle, à tort selon moi. Or, dans «Anna Karénine», le personnage de
Lévine pense aussi que les paysans ont une manière à eux, primitive, mystique,
de comprendre la vie. Ce sont deux mondes très similaires. Et songez aux
«Possédés», aux nihilistes de Dostoïevski. Tout est là, tout le terrorisme
moderne.
- Avez-vous le sentiment que la vie a passé trop vite
?
Doris Lessing Oh oui ! J'ai
l'impression d'avoir rangé il y a seulement quelques jours mes cartes de vœux
de l'année dernière; et il faut les envoyer de nouveau. Quand on est enfant,
les jours nous paraissent interminables. Puis tout s'accélère. Nous ne vivons pas
le temps de la même manière quand nous vieillissons. Je n'arrive pas à le
croire: nous sommes déjà lundi, mais nous venons d'être lundi !
- Il y a quelque chose après la mort ?
Doris Lessing Probablement un
peu de notre esprit qui va quelque part. Un peu de l'essentiel de nous-mêmes,
mais ne me demandez pas quoi. C'est dans toutes les religions. Il doit bien y
avoir un fond de vérité. Le problème, c'est qu'aucun mort n'est jamais revenu
pour discuter de la question.
- Si votre esprit, après la mort, subsiste sous une
forme quelconque, qu'est-ce qui lui manquera le plus de son passage ici ?
Doris Lessing Toute l'intrigue
de la vie. C'est ce qui me manquera. La bataille du bien et du mal. Et nul ne
gagne jamais. Quelle pièce de théâtre ! Oui, cela me rendra nostalgique. Mais
peut-être joue-t-on cette pièce aussi là-haut, qui sait ?
Propos recueillis par Didier Jacob
Source nouvelobs.com
Née en Perse en 1919, DORIS LESSING est morte ce 17 novembre 2013 à
l'âge de 94 ans. Elle a grandi dans la brousse au sud de la Rhodésie. Enfance
difficile. Elle part à 13 ans du pensionnat pour jeunes filles de Salisbury, et
se jure de quitter le pays. Deux mariages, trois enfants. En 1949, elle
s'installe en Grande-Bretagne. Elle est l'auteur de plusieurs dizaines de
livres, dont "le Carnet d'or" et "Vaincue par la brousse".
Lauréate de très nombreux prix, dont le prix Nobel 2007, elle a refusé d'être
anoblie par la reine d'Angleterre.