lundi 13 mai 2024

Arts: Land art-Heather Jansch

  Heather Jansch


 

Heather Jansch est sculpteur, passionnée par les chevaux.

Elle élevait des Irish cob dans sa propre ferme du Pays de Galles avant de s'installer dans le Devon (sud-ouest de l'Angleterre). 

Ce contact, un sens aigu de l'observation et de l'anatomie, associés à une excellente formation artistique aux beaux-arts de Londres, un goût pour la nature concourent à l'expression d'un talent à peu près unique.

C'est à partir de bois flottés qu'elle réalise ses œuvres le plus souvent grandeur nature.

Il s'agit de  branches, de troncs morts qui suivent un parcours naturel de leur forêt à l'océan, au détour de rivières et de courants, et qui viennent, profitant de la marée, s'échouer sur les plages.

Ces sculptures expressives, en mouvement nés à partir des matériaux que la nature lui donne et qui s'inscrivent dans le paysage relèvent de la définition du Land Art.


















   

dimanche 12 mai 2024

Billets

 


Billets

 


Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

 


 Dessins de presse

Dessins de presse

 




 Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

 


 Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Dessins de presse

  


Dessins de presse

Billets-Le jury de l'ENA décrit des candidats moutonniers, incapables de penser par eux-mêmes

  


Le jury de l'ENA décrit des candidats moutonniers, incapables de penser par eux-mêmes

Dans son rapport sur le concours d'entrée 2017, la prestigieuse ENA, école des haut fonctionnaires régulièrement critiquée pour perpétuer une forme de pensée unique, s'inquiète de manière particulièrement appuyée de l'incapacité des aspirants énarques à produire une réflexion originale, voire à penser par eux-même…

En 1967, Jean-Pierre Chevènement pointait dans un essai offensif les membres de "l'énarchie" comme des "mandarins de la société bourgeoise". Un-demis siècle plus tard, sans aller jusque-là, l'Ecole nationale d'administration - la fameuse ENA - se préoccupe enfin de la question du conformisme de ses étudiants. Ses craintes transpirent du rapport publié par l'école faisant le bilan de son concours d'entrée 2017.
Coordonné par la préfète Michèle Kirry, le jury y dresse sans langue de bois un bilan des épreuves écrites et orales sur lesquelles ont planché les 1.368 candidats aux différents concours d’entrée à l'ENA. Et le bilan n'est pas rose, malgré le haut degré d'exigence requis pour intégrer l'institution qui donne accès aux postes les plus prestigieux de la haute fonction publique.
Uniformité et références hors-sol
Concernant l'épreuve de droit, le jury pointe ainsi "une certaine unicité de vues entre les candidats", et même une "frilosité" qui empêcherait les aspirants énarques de "proposer une réflexion, une vision personnelle du sujet". Les correcteurs relèvent l'uniformité des candidats, qui préparent quasiment tous les concours dans les mêmes établissements, utilisent les mêmes références… et régurgitent donc les mêmes connaissances lors des épreuves. En clair : des clones ânonnant une pensée unique. "D’une manière générale et très regrettable, les candidats ont fortement tendance à construire leur devoir à partir de fiches toutes préparées par thèmes", regrette le jury, qui se désespère de "traquer l'originalité comme une denrée rare", alors que les candidats ambitionnent de devenir l'élite administrative de la nation
Parfois, les correcteurs s'amusent même du caractère monochrome des copies : ils croient parfois trouver une référence sortant du lot… "jusqu'au moment où elle apparaît dans les mêmes termes sous la plume de plusieurs candidats, trahissant la fiche de lecture". Lors de l'épreuve de questions européennes, pas moins de cinq individus ont ainsi utilisé l'interrogation de Henry Kissinger : "L'Europe, quel numéro de téléphone ?". Sauf que plusieurs se sont montrés "ensuite incapables d'expliquer et de justifier leur affirmation" !
Peut-être craintifs à l'idée de froisser le jury d'une école déjà réputée pour son conformisme, les candidats à l'ENA ont également été très prudents à l'heure de donner leur avis sur les sujets pourtant éminemment politiques qui leur ont été soumis. Jusqu'à totalement escamoter l'actualité lors de l'épreuve de questions contemporaines, qui portait pourtant sur un sujet tout chaud : la confiance envers les pouvoirs publics. Il en ressort l'impression que "le candidat [imagine] la copie idéale comme un texte éthéré, où n'apparaîtraient surtout pas les sujets délicats", poursuit la préfète, qui parle "d'autocensure".
CICE, Europe, voies sur berge... ils pensent tous pareil
Cela ne surprendra peut-être pas mais les candidats ont également fortement rechigné à critiquer le crédit d'impôt en faveur des entreprises mis en place par François Hollande… "Il est tout à fait possible de penser et d'écrire [...] que le bilan du CICE est très en deçà des ambitions d'origine ou même que l'accorder à toutes les entreprises sans s'assurer de son utilisation a été une erreur", se voient obligés d'insister les membres du jury ! Même tendance à l'uniformité au moment de traiter l'Union européenne, considérée par les candidats "comme un ordre établi qui ne pourrait être différent". Lors de l'oral consacré à des questions d'actualité, "la fermeture des voies sur berge a quasi systématiquement donné lieu à une réponse d'adhésion totale, sans prise en compte des inconvénients possibles", regrettent encore les examinateurs. Pas de quoi modifier l'image d'une technocratie hors-sol…
Pour remédier à ces problèmes, le jury indique qu'il a choisi de mettre en avant les critères d'authenticité, de sincérité et de sens critique dans sa sélection des 80 lauréats du concours. "Une tête bien faite valant mieux, dans tous les univers professionnels et sous tous les cieux, qu’une tête trop pleine", le jury explique avoir privilégié les individus capables de penser par eux-mêmes plutôt que des singes savants de la technocratie. Et Michèle Kirry d'exhorter les ambitieux voulant intégrer l'ENA à l'avenir au "courage qui consiste à faire une analyse personnelle", loin des "raisonnements formatés". Allez, les futurs énarques : courage, pensez !

Source marianne.org
Par Hadrien Mathoux


 

Billets-Entretien avec Jean Claude Ameisen

 


Entretien avec Jean Claude Ameisen

Chaque semaine sur France Inter, ce formidable conteur transporte plus d'un million d'auditeurs sur les épaules de Darwin. Son propos : donner l'envie d'explorer le monde vivant. Et de redécouvrir sa beauté.

Depuis plus de trois ans, Jean Claude Ameisen est, pour les auditeurs de France Inter, une voix, grave et persuasive : celle du formidable conteur qui, chaque samedi matin, dans son émission Sur les épaules de Darwin, convoque et entremêle savoir scientifique, philosophie et poésie pour parler de l'univers et de la place qu'y occupe l'homme.

De l'émission ont découlé deux livres : Sur les épaules de Darwin, tome 1 (Les Battements du temps, éd. LLL, 2012) et 2 (Je t'offrirai des spectacles admirables, éd. LLL, 2013). Le premier est un best-seller (cent mille exemplaires vendus) et le second vient de paraître.

La radio n'est qu'une des activités multiples qui font les plaisirs et les jours de ce médecin et biologiste, spécialiste d'immunologie, notamment du phénomène de « mort cellulaire programmée » (ou apoptose) – auquel il a consacré le superbe ouvrage La Sculpture du vivant (éd. du Seuil, 1999) –, en outre président du Comité consultatif national d'éthique.

Né en 1951, de parents juifs polonais ayant choisi de s'installer en France – durant la guerre, sa mère avait été déportée à Auschwitz, son père enfermé dans un stalag pour Juifs –, Jean Claude Ameisen, homme souriant, patient, chaleureux, mène depuis quatre décennies une existence de chercheur de haut vol et d'énorme lecteur. Non pas une double vie, simplement une vie pleine et cohérente.

  • Comment qualifier cet exercice radiophonique que vous pratiquez ? Ce n'est pas de la vulgarisation, ni de la pédagogie…
C'est un voyage, où se croisent différents points de vue sur le monde, des approches venues d'horizons divers – scientifique, littéraire, philosophique, poétique –, dans un tissu de mots et d'idées qui n'emprisonne pas celui qui l'écoute dans un discours fini et fermé. Ce tissu est ouvert, et celui qui l'écoute est invité à le compléter. Ce que je cherche, c'est à transmettre l'envie d'apprendre et d'explorer.
Quant à la forme que j'ai choisie dès le début, lorsque Philippe Val m'a proposé de faire une émission, c'est celle du conte, dans ce qu'il a de plus ancien, qui remonte à l'enfance, au fameux « il était une fois ». L'idée est de prendre du recul, de voir d'où l'on vient, et d'essayer de se projeter vers l'avenir. Et de suggérer aux auditeurs qu'ils peuvent se l'approprier, qu'ils sont capables d'en faire eux-mêmes quelque chose.

  • Etes-vous surpris par la popularité de votre émission – plus d'un million d'auditeurs – et des livres qui la prolongent ?
Faire de la radio, c'est parler à des personnes qu'on ne voit pas. C'est ce qui m'a le plus surpris : cette distance. On se lance, on parle, et l'écho viendra plus tard. Quand sont arrivées les réactions, j'ai été ému par leur diversité. Certains des auditeurs étaient des chercheurs comme moi, ou des profs de fac ; d'autres exerçaient des professions qui n'avaient aucun rapport. D'autres encore n'avaient jamais fait d'études, ou me parlaient de l'écoute attentive de leurs enfants. Cela signifie qu'il y a énormément de niveaux de lecture et de compréhension pour une même émission.

On dit souvent que les gens n'ont pas d'appétence pour les sciences, moi je pense que leur appétit est sous-estimé. La forme du conte, c'est aussi pour cela : nous sommes tissés d'histoires et on peut entrer dans la science par le biais des histoires, comme dans n'importe quel autre domaine. Tout le monde sait qu'on peut aimer la musique sans jouer d'un instrument, ou en en jouant, mais en amateur.
En matière de science, on pense souvent que c'est tout ou rien : ou bien on est capable de tout comprendre, ou bien ce n'est même pas la peine d'essayer, on est exclu d'emblée. Ce que montre cette émission, c'est que la science fait partie de la culture générale, que ce n'est pas un domaine de spécialistes, pas plus que ne le sont la réflexion éthique ou la philosophie.

  • Cette proximité que l'on sent chez vous avec la littérature et la philosophie a-t-elle toujours accompagné votre apprentissage scientifique ?
J'ai lu des livres très tôt, vers 4 ou 5 ans. La lecture était un monde différent mais aussi réel que le monde dans lequel je vivais physiquement. Un monde complémentaire, ou une autre facette du monde réel. Après, j'ai continué, je continue toujours à lire beaucoup. Des essais, de la littérature, de la poésie, des articles scientifiques concernant des domaines très divers qui tous trouvent à me passionner.

En matière scientifique, j'ai toujours regardé le travail des autres comme une énorme bibliothèque à la disposition de chacun, à la mienne. Il y a comme un grand livre, et nous participons à ce grand livre. C'est intrinsèque à l'idée que je me fais de la transmission : ce n'est pas en tant que professeur que je transmets ; je suis un étudiant, et j'apprends, moi aussi, au fur et à mesure que je transmets.
Par ailleurs, j'aime beaucoup les essais dans lesquels il y a un bonheur d'écriture. Cela va de pair avec une forme d'élégance de la pensée. Lucrèce, en préambule à De rerum natura, qui est une œuvre scientifique, explique qu'il l'a présentée comme un poème parce que le fait que le poème soit beau aide le lecteur à mieux comprendre.

  • Cette « énorme bibliothèque » dont vous parlez renvoie à l'idée d'héritage. Est-ce une notion qui vous importe ?
Oui, l'héritage, l'origine. Parce qu'un présent coupé du passé perd beaucoup de ses sens possibles. Entre la tentation d'oublier le passé, pour se sentir libre mais pauvre, et celle de se laisser emprisonner dans le passé, il y a la liberté profonde qui consiste à se plonger dans tout ce qui nous a faits et, à partir de cette richesse, d'inventer sa liberté. D'où ce que je fais à la radio : mélanger et tisser ensemble une découverte scientifique d'il y a une semaine ou trois mois, et des découvertes, des questionnements ou des pensées qui datent d'un siècle ou de mille ans.
Le présent ne se comprend que relié au passé. Mais le passé ne nous dit rien sur ce que nous pouvons faire du présent, c'est-à-dire sur l'avenir. C'est vrai à l'échelle de l'existence de l'Univers, soit treize milliards d'années, à l'échelle de l'apparition de la vie sur Terre, il y a quatre milliards d'années, mais aussi à l'échelle de nos vies : nous ne naissons pas ex nihilo, nous sommes les enfants de nos parents, des parents de nos parents, nous parlons la langue qu'ils nous ont apprise. Mais le fait que nous connaissions ces héritages ne préfigure en rien ce que nous pouvons en faire. Il y a la part d'invention qui est propre à chacun. Que faisons-nous de ce qui nous a été légué ?

  • Appliquons cette interrogation à votre itinéraire personnel : en quoi votre choix de la science, la médecine, est-il un héritage ?
Derrière l'intérêt pour la médecine, la recherche, l'exploration de l'inconnu, le questionnement éthique, il y a sans doute ce que je sais de la Shoah, que mes parents ont vécue. Je n'ai pas toujours considéré qu'il s'agissait d'un moteur de mes actions mais, plus le temps passe, plus je pense que cela a joué un rôle important.
L'idée de catastrophe impliquant la conscience de l'extraordinaire fragilité de la vie, donc de son caractère précieux, et l'importance des notions de justice et d'injustice. Oui, cela a certainement influé sur le prix que j'attache au passé, à l'idée que la vie humaine doit être préservée, à l'interrogation qui est la mienne sur ce qui est équitable ou pas.

  • Le récit même de la Shoah était-il présent dans votre enfance ?
Oui, par ma mère. Au point que j'ai été étonné, vers l'âge de 10 ou 12 ans, de m'apercevoir que des enfants dont les parents avaient traversé la même tragédie n'en savaient rien, car leurs parents ne leur en disaient rien. Alors que, pour moi, la proximité du désastre coexistait avec l'idée qu'il n'avait pas eu pleinement lieu, puisque ma mère était encore là pour m'en parler. D'où l'idée chez moi que les tragédies, si terrifiantes soient-elles, ne parviennent pas à éteindre ce qui fait la vie.
Un autre événement a joué : j'ai su, alors que j'avais une vingtaine d'années, que mon père avait été marié une première fois, que sa première femme était morte à Auschwitz, où ma mère, qu'il ne connaissait pas, était, elle aussi. Ainsi ma mère me disait tout, sauf quelque chose de très important, et qui allait modifier la vision que j'avais de mes parents. Le fait d'apprendre cela tardivement a induit chez moi, je crois, une notion de l'étendue de nos incertitudes. La conviction que ce qu'on ne sait pas n'est jamais perceptible dans l'ampleur de tout ce qu'on connaît.

  • C'est cette conscience de la fragilité de la vie qui est à l'origine de votre choix de la médecine ?
La fragilité de la vie, donc son caractère précieux, induit la médecine. L'étendue de notre ignorance par rapport à ce qu'on croit connaître conduit à la recherche. Quant à la notion de justice et d'injustice, elle est à la base de la réflexion éthique : c'est bien beau de connaître, mais que fait-on de cette connaissance, au profit de quoi, de qui la met-on en œuvre ? Tout cela est très proche, tout se rejoint.

  • La révélation familiale que vous évoquez est présente dans votre essai sur Darwin, Dans la Lumière et les ombres. Avec La Sculpture du vivant vous parlez de la mort de votre père. Pourquoi l'autobiographie prend-elle place dans vos ouvrages scientifiques ?
La tentation existe, dans la démarche scientifique, de s'abstraire du récit de cette démarche : peu de scientifiques écrivent « je », c'est comme si la science s'écrivait toute seule. Il me semble, au contraire, que réinscrire dans les textes scientifiques ceux qui inventent, observent et spéculent permet un gain d'objectivité. Il y a un point de vue, je fais partie de ce que je dis, il n'y a pas de récit sans que j'en sois partie prenante.

Lorsque j'ai entrepris cet essai sur Darwin, c'est l'écriture qui a fait surgir une intersection entre l'histoire du darwinisme, de ses plus sombres dérives vers les théories racistes et le nazisme, et ma propre histoire, celle de ma famille confrontée à l'extermination. Un narrateur n'est sans doute jamais absent de sa narration, il y a presque une sorte d'honnêteté à ne pas le dissimuler.

  • Vous présidez depuis un an le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), où déjà vous siégiez auparavant. Pourquoi avoir accepté cette responsabilité ?
Je crois passionnément à la transdisciplinarité. En l'élargissement du champ du regard. Les grandes découvertes naissent ainsi, du croisement des disciplines. Le pari des instances éthiques, dans le domaine biomédical, est de multiplier, auprès des experts, des regards autres et divers. Les experts sont indispensables, car ce sont eux qui décident de la dose de médicaments à administrer, ou du protocole opératoire qu'il conviendrait d'observer. Mais ils ne peuvent pas dire comment agir au mieux dans l'intérêt de la personne.

Si une question concerne ce que nous avons de plus humain, le médecin, le philosophe, l'anthropologue, le juriste, etc. auront ensemble une vision du problème qui dépasse l'angle de vue de chacun. Nous vivons dans une société étrange où il semble souvent que, dans tous les domaines, on attend des experts qu'ils nous disent non seulement quel est le problème, et quelles solutions sont possibles, mais aussi quelle solution il faudrait choisir.

En fait, il n'y a que dans le domaine biomédical qu'existe, depuis trente ans, une réflexion plus démocratique sur les implications de la connaissance en matière de respect de la personne. Diffuser la connaissance scientifique, c'est aussi augmenter la possibilité pour tout le monde de réfléchir aux implications pratiques des avancées de la connaissance.

Le rôle du CCNE n'est pas de jouer les oracles, de se substituer à la réflexion de la société, mais au contraire de l'aider à réfléchir, d'éclairer la complexité des problèmes, de contribuer à la qualité de la réflexion publique collective. De donner, à travers les avis qu'il émet, des outils minimaux pour que chacun puisse penser à des sujets qui nous concernent tous.

C'est pour cela aussi que la connaissance scientifique doit faire partie de la culture générale. C'est une question de démocratie : chacun peut s'approprier une partie au moins de ces connaissances scientifiques pour choisir individuellement et collectivement un avenir qui soit le plus humain pour tous.

  • On a l'impression que le débat éthique, dans le domaine biomédical, se concentre sur le début et la fin de la vie, est-ce le cas ?
Cette impression est à la fois vraie et fausse. Beaucoup de débats éthiques, dans le domaine biomédical, concernent le début de la vie, la transmission de la vie, la fin de vie. C'est-à-dire l'assistance médicale à la procréation, l'embryon, la génétique, les soins palliatifs, la question de l'euthanasie. Mais se pencher ainsi sur le début et la fin de l'existence n'a de sens que si la réflexion éthique porte sur tous les âges. Sinon, ce serait un peu comme dire : on va s'assurer que votre naissance, votre mort se passent au mieux, mais peu importe comment vous vivrez entre les deux.
Le CCNE a émis ainsi récemment des avis sur la santé et la médecine en prison, la situation des enfants et des adultes atteints d'autisme, les problèmes éthiques posés par les nanotechnologies, les inégalités d'accès aux soins dans le monde, etc. Il y a de nombreuses questions éthiques fondamentales, qui n'ont rien à voir avec le début ou la fin de vie, qui concernent le quotidien de millions de personnes et peuvent causer des détresses majeures : les enfants vivant sous le seuil de pauvreté, la situation des personnes handicapées, la personne âgée et le respect qui lui est dû…

Il existe une fascination spirituelle et métaphysique pour le passage de l'absence à la présence qu'est la conception, et celui de la présence à l'absence, qu'est la mort. Comment apparaît, puis disparaît un être humain : on est sur le terrain du sacré, au sens le plus large du terme. De plus, les techniques nouvelles, notamment en matière de procréation, la dissociation entre sexualité et procréation, ont bouleversé des immémoriaux humains, créant un effet de sidération. Le radicalement nouveau, l'impensable sont advenus. Il faut maintenant apprendre à les penser.

  • La conférence citoyenne sur la fin de vie vient de rendre ses avis sur le suicide assisté et l'euthanasie. Avez-vous une position personnelle sur ces questions ?
Je considère que mon rôle, à ce stade, en tant que président du CCNE, n'est pas d'exprimer une position personnelle mais d'animer de la façon la plus ouverte possible la réflexion de la société sur les questions éthiques concernant la fin de vie.

Prendre du recul, prendre en compte la complexité, explorer les différentes options, c'est ce qui permettra à la société et au législateur de s'approprier la réflexion et de s'exprimer à partir d'un « choix libre et informé ». Ce processus de « choix libre et informé », fondé sur le respect que l'on doit à l'autre, à tous les autres, est au cœur de la démarche éthique biomédicale. Il est aussi, plus largement, essentiel à la vie démocratique.

  • La recherche, la radio, l'écriture, le CCNE : comment trouvez-vous le temps de faire tout cela ?
J'ai l'illusion que je peux tout faire en même temps, avec la même énergie et la même passion. Lorsque les choses sont complémentaires, elles se tissent, et le temps perdu ici est regagné là. Tout cela, c'est du travail, mais comme disait Epicure, c'est avant tout pour moi une source de joie.

Avoir la chance de pouvoir faire ce qui vous passionne, ou d'être passionné par ce que vous faites, cela donne une tout autre signification à la notion de travail. Nous sommes toujours plus riches que ce que nous connaissons de nous-mêmes et des autres. La question est, je crois : comment laisser surgir cet inconnu ? Comment s'inventer en marchant ?

Jean Claude Ameisen en quelques dates
1951 Naissance à New York, le 22 décembre.
1998 Professeur de médecine à l'Université Paris-Diderot et à l'hôpital Bichat.
1999 La Sculpture du vivant, le suicide cellulaire ou la mort créatrice, éd. du Seuil.
2008 Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde, coéd. Fayard/Le Seuil.
2010 En septembre, première émission Sur les épaules de Darwin, sur France Inter.

A écouter
Sur les épaules de Darwin, le samedi à 11h05 sur France Inter.

A lire
Sur les épaules de Darwin T2 : Je t'offrirai des spectacles admirables.



 Source télérama Propos recueillis par Nathalie Crom 

Billets-Entretien avec Albert Jacquard

 



Entretien avec Albert Jacquard

Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens
Avec "Dans ma jeunesse" (Stock), le généticien s'interroge, à partir d'une blessure secrète jamais révélée, sur ce qui fait un homme.

  • On croyait connaître Albert Jacquard, le généticien, le feu follet médiatique, le militant permanent engagé sur tous les fronts. Voilà qu'on découvre dans ce livre un autre homme marqué au fer rouge par une blessure d'enfance. Quel est le véritable ADN d'Albert Jacquard ?
Albert Jacquard : Mon enfance s'est arrêtée à 9 ans à Lyon. C'était un 31 décembre, il faisait froid, il pleuvait, il y avait sans doute du verglas. Mon père conduisait. Les roues de la voiture se sont coincées dans un des rails du tramway. Et le tram est arrivé. Un choc de fin du monde. Mon plus jeune frère, 5 ans, a été tué sur le coup. Mes grands-parents paternels sont morts le lendemain. Moi, j'ai survécu. Je suis passé entre les mains des chirurgiens, qui ont fait ce qu'ils ont pu avec mon visage. Les miroirs du monde sont devenus mes ennemis intimes. Dans ma famille, on ne faisait pas de photos, je n'ai découvert que récemment à quoi je ressemblais avant l'accident. Ma belle-fille a retrouvé trois photos de moi, d'avant. Quand je me suis vu, cela ne m'a rien fait…

  • Vous écrivez : "Celui que vous voyez, ce n'est pas moi. Albert Jacquard, vu de l'intérieur, il ne ressemble vraiment pas à ça"...
Albert Jacquard : Pendant trente-cinq ans, j'ai opposé aux autres un "masque de fer". Je n'ai pensé qu'à moi. Je ne me suis occupé que de moi. "Moi" remplissait l'univers. Parce que je ne me reconnaissais pas dans le regard des autres. J'ai mis du temps à le comprendre, mais la seule chose qui compte, c'est la rencontre avec les hommes. Ce sont les rencontres qui vous construisent et vous donnent de l'énergie. Quand vous vous privez de l'autre, vous commencez un peu à vous suicider. Je suis devenu un surhomme grâce aux autres. Le surhomme n'est pas un super-héros mais un être multiple. Pour devenir un surhomme, on ne peut pas compter sur Dieu, mais sur les autres. Après avoir été un autre malgré moi, je suis devenu plus que moi-même grâce aux autres. Je ne suis pas seulement un assemblage d'organes, de cellules, de molécules, d'atomes ; ce qui me "fait" aussi, c'est l'ensemble des liens que j'ai pu tisser. Il faut renoncer au concept de "personne unitaire". Ce que la science et la vie nous apprennent, c'est que "je" est une multitude. Les hommes dépendent les uns des autres pour former la communauté humaine, comme les molécules pour fabriquer un corps.

  • Repoussé par le regard des autres, vous êtes donc allé dans les livres chercher vos premières rencontres ?
Albert Jacquard : Ma famille vivait à Soissons. Mon souvenir de cette ville, ce n'est pas la cathédrale, mais l'odeur d'encaustique de la bibliothèque. J'y courais dès que j'avais cinq minutes. C'était mon point d'ancrage pour ne pas couler. J'avais là le monde entier à mes pieds. Je pouvais tout apprendre, je voulais tout savoir. Sur la Russie, notamment. Pourquoi la Russie ? À cause de ma rencontre avec Dostoïevski. Avec lui, j'avais le sentiment d'approcher quelqu'un qui me parlait personnellement. Cette vie d'après l'accident avait pour moi le goût du rabiot. Cette ration inespérée que l'on reçoit en plus à la caserne.

  • Vous racontez qu'à 9 ans vous êtes "reparti de zéro".
Albert Jacquard : Je suis né une seconde fois. Naître, c'est sortir du ventre de sa mère, la deuxième naissance, c'est accéder à la lucidité. L'accident m'a révélé la finitude. L'irréversibilité de la mort. Le temps va toujours dans la même direction, tout ce qui a eu lieu a eu lieu définitivement. Le cerveau que l'on reçoit à la naissance contient 100 milliards de neurones. Puis les connexions se mettent en place au rythme de 2 millions par seconde. Mais la construction de ce cerveau est aléatoire. Il suffit d'un coup de pied ou d'un sourire pour bifurquer vers autre chose, et c'est irréversible. Celui que je suis devenu, nul n'en a jamais tracé les plans. Tout le monde se fiche qu'Albert Jacquard ait existé, mais c'est un événement irréparable. Aussi irréparable que l'accident. Ce rail de tramway qui sortait du bitume, il s'en est fallu de quelques centimètres pour que l'accident n'arrive pas. Mais ce qui s'est passé ensuite a été irréparable : ma famille décimée, le ravaudage maladroit de mon visage... Mon énergie vient de là. Du sentiment qu'un jour tout sera fini et de cette passion à ne pas subir le temps. C'est la grande différence entre les animaux et nous. Eux ont conscience du temps, ils s'ennuient éventuellement, mais ils sont incapables de savoir que demain existera. La chance de l'homme, c'est qu'il peut penser : "Je serai peut-être mort demain."

  • Cette fascination pour le temps qui passe, qui dégrade, qui arrête, vous pousse vers la biologie, puis la génétique...
Albert Jacquard : Ce que j'admire dans la vie, c'est sa robustesse, cette capacité à combattre le pouvoir destructeur du temps. La découverte la plus extraordinaire pour moi remonte à plus de cinquante ans. C'est celle de l'ADN. Qu'est-ce que la vie ? Dans le dictionnaire, c'est le propre des êtres qui sont nés et qui ne sont pas déjà morts, ça tourne en rond. L'ADN a changé la définition de la vie. Cette molécule a un pouvoir extraordinaire : celui de se reproduire en faisant une copie d'elle-même. Elle contient toutes les informations génétiques d'un individu. À partir de cette découverte, la vie est devenue synonyme de reproduction. Quant à savoir où va l'humanité... Ce que je sais, c'est que l'homme est localement et provisoirement présent. Le processus de la connaissance scientifique ne fait jamais appel à une croyance.

  • Justement, vous accusez le catholicisme d'avoir fait de vous un menteur ?
Albert Jacquard : Après l'accident, mes parents se sont recroquevillés sur la religion ; moi, j'ai eu la révélation de la finitude, et la finitude était incompatible avec l'idée de religion. Mes parents étaient catholiques de la même façon évidente qu'ils étaient de droite. Moi, j'ai beaucoup fait semblant : semblant de croire, semblant de prier. La religion triche. Quand un théologien vous explique par exemple que Dieu est unique, qu'il est "Un". Cette unicité divine est le fondement des religions monothéistes. Pourquoi "Un" ? Pourquoi pas 25 ? "Un" est un point d'arrêt entre l'absence de Dieu et la prolifération des dieux. Et d'abord pourquoi compter Dieu ? Le plus drôle au final, c'est qu'associer le concept de Dieu au nombre "Un" conduit au... vide. En mathématiques, "un" est le nombre cardinal de l'ensemble des ensembles vides. En clair, la religion ramène à l'absence de Dieu.

  • Pourtant, Jésus-Christ, ce révolutionnaire non violent, avait tout pour vous plaire ?
Albert Jacquard : Je l'ai approché par l'intermédiaire d'un jésuite, mais je n'ai pas eu de contact personnel, l'homme est resté lointain. Il n'y a pas eu de symbiose, comme avec Dostoïevski. Son programme de vie exposé dans le Sermon sur la montagne - "Aimez vos ennemis..." - est parfaitement contradictoire avec ce qui est à la base de notre société occidentale : la compétition ! Notre monde est empoisonné par la performance.

  • Vous dénoncez le culte de la performance et vous avez fait Polytechnique, qui en est l'un des symboles !
Albert Jacquard : En fait, je voulais faire Normale, parce que c'était plus difficile que Polytechnique, mais j'ai été recalé en mathématiques. J'étais un élève brillant, parce que je voulais attraper le regard des autres, les séduire, avec la certitude que ce serait un échec neuf fois sur dix. À Polytechnique, il ne s'agissait pas de faire bien, mais de faire mieux que les autres. J'ai même défilé sur les Champs-Élysées avec un bicorne et une épée ! J'avais 20 ans et je ne me posais pas beaucoup de questions.

  • Pourquoi dites-vous : "J'étais dans le camp des salauds : ceux qui laissent faire et finalement attendent que toutes les choses s'arrangent" ?
Albert Jacquard : Pendant la guerre, ma famille était dans le déni. "Juif", je ne savais même pas ce que signifiait ce mot. À la maison, je ne l'avais jamais entendu prononcer. Je crois pouvoir dire que nous avons oublié la guerre. Comme beaucoup, nous avons fait le dos rond en attendant que ça passe. J'avais 20 ans, j'aurais pu m'engager dans la Résistance. Je n'y ai pas songé un instant. Recroquevillé sur mon histoire personnelle, j'ai vécu la Libération comme un événement extérieur. Jusqu'en octobre 1961, j'ai été un passager de l'histoire. Et puis, un matin, j'ai ouvert le journal et découvert que, juste en bas de chez moi, la police avait jeté dans la Seine des manifestants algériens. Je n'avais rien vu, rien entendu.

  • Aujourd'hui, on pourrait presque vous reprocher d'être "sur-engagé". Est-ce une façon de compenser ?
Albert Jacquard : Probablement. C'est un rattrapage. Je suis passé de l'indifférence au monde à l'engagement. J'essaie désormais d'être dans le camp de ceux qui réagissent. Ce n'est pas de la "fraternité", mais de la "solidarité". La fraternité est subie, la solidarité est désirée. J'essaie de remplir avec les autres le temps qui me reste. Agir permet aussi de se connaître. J'ai mis du temps à chercher qui j'étais. Avec l'âge, je commence à m'en approcher. Comme disent les enfants, "je brûle".

Repère

1925 Naissance à Lyon.
1945 Ecole polytechnique.
1959-1970 Rapporteur auprès la Cour des comptes.
1966-1967 Chercheur en génétique des populations à l'université Stanford.
1968 Chef du service de génétique de l'Institut de démographie de Paris.
1970 Doctorat d'université en génétique.
1972 Doctorat d'État en biologie humaine.
1973-1978 Expert en génétique auprès de l'OMS.



Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens (Le Point) 

Billets-Entretien avec Michel Serres


Entretien avec Michel Serres

Propos recueillis par Élisabeth Lévy
En quelques décennies, tout a changé : la naissance, la mort, le temps, l'espace. Le philosophe rappelle dans "Petite Poucette" que l'humanité a toujours gagné plus qu'elle n'a perdu.
  • Enfant d'Internet et du téléphone mobile, Petite Poucette - le surnom que vous donnez à la nouvelle génération - vit dans un monde radicalement différent de celui qu'ont connu ses grands-parents. Appartient-elle encore à la famille d'"homo sapiens" ou assistons-nous à la naissance d'un nouvel humain ?

    Michel Serres : Nouvel humain, n'exagérons pas ! La mutation en cours n'est pas tout à fait comparable à celle qui nous a fait passer à la station debout. Reste que, après l'invention de l'écriture et celle de l'imprimerie, il s'agit de la troisième rupture anthropologique de l'histoire de la personne humaine. J'en recense les principaux éléments : croissance démographique, développement urbain, chute de la part de l'agriculture dans l'activité, allongement de la durée de la vie, progrès de la médecine. Tout cela a profondément modifié notre rapport à la naissance et à la mort. Il y a quelques générations, des époux se juraient fidélité pour une dizaine d'années ; aujourd'hui, quand mes étudiants se marient, ils ont pour horizon soixante-cinq années de vie commune !
    • C'est peut-être pour cela qu'ils se marient moins... Mais, si vous parlez de la génération SMS et GPS, n'est-ce pas parce que les inventions technologiques des dernières décennies ont constitué le premier facteur de rupture ?

      Michel Serres : Bien entendu ! Les nouvelles technologies ont changé notre perception de l'espace et du temps, rien de moins ! Elles n'ont pas réduit les distances comme l'avaient fait l'âne ou le jet, elles les ont supprimées. Dans ma jeunesse, j'ai été marin ; j'étais stationné à Djibouti quand ma fiancée habitait Bordeaux. Quand ses lettres me parvenaient, elles répondaient à celles que je lui avais écrites trois ou quatre mois plus tôt, aussi me semblaient-elles très décalées. Je me demande comment on pouvait avoir une correspondance amoureuse avant Internet.
      • Diderot ne se posait pas cette question quand il écrivait à Sophie Volland. Par ailleurs, ce décalage temporel permettait une distance que l'on peut trouver appréciable. Cela dit, votre diagnostic est difficilement contestable. Ce qui l'est plus, c'est que toutes les nouveautés vous enchantent. N'êtes-vous pas un ravi de la crèche numérique ?

        Michel Serres : La formule est un peu sévère ! En revanche, j'admets volontiers éprouver une méfiance instinctive à l'égard des pessimistes. Je sais bien que le catastrophisme est vendeur, mais, voyez-vous, j'ai des enfants, des petits-enfants et des étudiants. Cela explique sans doute que je pratique un optimisme de combat.
        • L'optimisme n'exclut pas la lucidité. Or on dirait que vous vous interdisez tout jugement négatif sur l'époque. Ne voyez-vous que des avantages à la disparition des hiérarchies élève/professeur, lecteur/auteur, patient/médecin ?

          Michel Serres : Je ne vais pas me lamenter parce que les relations entre élèves et professeurs ne sont pas les mêmes qu'il y a quarante ans ! Quand je pénètre dans un amphi pour faire cours, la plupart des étudiants ont au minimum consulté Wikipédia sur les questions que je traite.
          • Connaît-on un domaine parce qu'on a lu une fiche Wikipédia ?

            Michel Serres : Savez-vous qu'il y a un peu moins d'erreurs dans Wikipédia que dans l'Encyclopædia Universalis ? En tout cas, avant que je prenne la parole, l'étudiant a déjà acquis un certain nombre d'informations, aussi ne peut-il pas y avoir présomption d'incompétence. De même, n'importe quel médecin vous explique les différentes possibilités de traitement, voire sollicite votre avis ; il y a trente ans, quand je demandais à mon médecin de m'expliquer ses choix thérapeutiques, la réponse était : "C'est moi le médecin, laissez-moi faire mon travail !"
            • Certes, mais ne cédez-vous pas à l'illusion du monde en réseau dans lequel chacun croit pouvoir être romancier, professeur... ou journaliste ?
              Michel Serres : C'est une question décisive. Il suffit de s'intéresser à la production littéraire ou musicale contemporaine pour savoir que tout le monde n'est pas Montaigne ou Mozart. Mais, en même temps, votre remarque me fait penser aux réactions suscitées par l'instauration du suffrage universel : comme vous, beaucoup de gens s'indignaient que l'on puisse donner une voix équivalente à un grand professeur et à sa concierge. Or c'est le fondement de la démocratie.
              • Le savoir, la culture peuvent-ils être démocratiques ? N'est-il pas dangereux de laisser croire que tout se vaut ?

                Michel Serres : Toute nouveauté suscite deux types de questions, les unes nouvelles, les autres récurrentes : la vôtre appartient à la seconde catégorie. Voyant arriver des livres, Leibniz, qui était bibliothécaire à Hanovre, s'indigne : cette horrible masse de livres, pense-t-il, va tout égaliser et risque de conduire à la barbarie plutôt qu'à la culture. Que vous le vouliez ou non, la démocratisation du savoir est une réalité. À 20 ans, comme j'avais acquis une double culture, en maths et en philo, je suis devenu épistémologue, ce qui consiste à analyser les méthodes et les résultats des sciences, et même à les juger. J'ai publié le premier article analysant la bombe atomique du point de vue de l'éthique des sciences. Nous étions alors une petite dizaine d'épistémologues dans le monde. Interrogez un passant sur le nucléaire, les mères porteuses, les OGM, il aura une opinion. Autrement dit : il y a aujourd'hui sept milliards d'épistémologues. Vous me direz que leurs opinions sont plus ou moins fondées. Reste que la politique ne peut pas faire abstraction de cette évolution.
                • Sans doute, mais pourquoi faudrait-il s'en réjouir ? Ne rendriez-vous pas un meilleur service à votre Petite Poucette en lui montrant ce qu'elle risque de perdre- en intériorité, en connaissance, en capacité de penser, en bonheur de lecture - dans ce monde de l'accès illimité ?

                  Michel Serres : Avant l'écriture, la transmission du savoir se faisait par oral - et les historiens ont le culot de nous dire que l'histoire commence avec l'écriture. Les gens écoutaient l'aède et étaient capables, des années après, de restituer ce qu'ils avaient entendu : ils avaient de la mémoire. Tous les dialogues de Platon commencent comme ça. Après le passage à l'imprimerie, Montaigne enseigne qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine. Avec les livres, on n'a plus besoin d'une telle mémoire ; résultat : la mémoire décline. Bref, des facultés humaines disparaissent et d'autres apparaissent. L'évolution des techniques d'enregistrement du signe change le cerveau humain, mais vous ne pouvez pas juger le cerveau né dans un contexte technologique nouveau avec les critères que vous appliquiez au cerveau né dans le monde ancien. Dans ces conditions, cela n'a aucun sens de se désoler parce que les jeunes ne lisent plus ou qu'ils n'ont pas de mémoire. Et, si vous tenez vraiment à vous désoler, vous devez aussi vous réjouir parce que les gosses illettrés de Calcutta apprennent à lire tout seuls quand on leur donne un vieil ordinateur.
                  • Vous refusez d'envisager que l'humanité puisse être perdante ?

                    Michel Serres : Pas du tout ! Je crois que la perte est féconde. Mon ami le grand préhistorien Leroi-Gourhan s'est intéressé à cette question. Il expliquait que, lorsque nous nous sommes mis debout, les deux membres antérieurs ont perdu leur faculté de portage. Mais au passage, disait-il, nous avons inventé la main, qui peut jouer du piano, caresser et faire mille choses plus intéressantes que marcher à quatre pattes. En même temps, la bouche a perdu la capacité de préhension au profit de la main, mais elle a gagné la parole. Autrement dit, chaque perte est une libération.
                    • En ce cas, que gagnons-nous en perdant le goût du savoir, l'amour de la lecture ou le respect des grandes œuvres ?

                      Michel Serres : Cela, nous ne le savons pas ! En revanche, je sais qu'on n'a pas arrêté de parler parce qu'on a inventé l'écriture, qu'on n'a pas arrêté de lire en apprenant à imprimer, qu'on n'a pas arrêté d'imprimer en inventant l'ordinateur. Les avantages des technologies ne s'annulent pas, ils se cumulent. Je vois bien que le rôle de professeur se transforme, mais je ne sais pas ce que sera le professeur de demain. De même, les nouvelles technologies engendreront une nouvelle manière de lire, un nouveau rapport à l'information.
                      • Finalement, vous croyez au sens de l'histoire. Que, par le passé, des changements considérés comme inquiétants aient engendré des progrès signifie-t-il qu'aucun changement ne peut engendrer une régression ?

                        Michel Serres : J'ai déjà connu cette régression : elle venait de l'un des pays les plus cultivés du monde et il n'y avait ni Internet ni téléphone portable. Alors, quand un vieux ronchon me dit que "c'était mieux avant", je lui réponds : "Ah oui ? Cent cinquante millions de morts !"
                        • L'homme d'avant était un animal social. Qu'en est-il de Petite Poucette ? À quelle collectivité appartient-elle et comment lui appartient-elle ?

                          Michel Serres : C'est la question la plus urgente. La naissance d'un individu d'un nouveau type rend obsolètes les appartenances de jadis. On ne sait plus comment faire couple, comment faire équipe, comment faire parti politique. En somme, l'homme a changé. Nous devons maintenant changer la société.
                            
                          Repères

                          1er septembre 1930 Naissance à Agen
                          1949 Entre à l'École navale
                          1952 Entre à Normale sup (Ulm)
                          1955 Agrégation de philosophie
                          1956-1958 Sert dans la marine nationale
                          1968 Doctorat ès lettres
                          1968 Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF
                          1969-1995 Professeur d'histoire des sciences à Paris-I
                          1969-1977 Hermès I, II, III et IV, Éditions de Minuit, Paris
                          Depuis 1984 Professeur à Stanford
                          1990 Élu à l'Académie française
                          1995 Éloge de la philosophie en langue française, Fayard
                          2001 Hominescence, Le Pommier
                          2003 L'incandescent, Le Pommier
                          2009 Temps des crises, Le Pommier


                          Propos recueillis par Élisabeth Lévy (Le Point)