Claustria
Régis Jauffret
La
leçon d’anatomie
(4ème de couverture)
Platon, le mythe de la
caverne. Des prisonniers qui ne verront jamais de la réalité que des ombres
d’humains projetées sur la paroi de la grotte où ils sont enchaînés. Dans le
souterrain les enfants n’ont vu de l’extérieur que les images tombées du ciel qui
leur parvenaient par le câble de l’antenne. Le mythe a traversé vingt-quatre
siècles avant de s’incarner dans cette petite ville d’Autriche avec la
complicité d’un ingénieur en béton et celle involontaire de l’Ecossais John
Baird qui inventa le premier téléviseur en 1926. R. J.
Claustria est le roman
de cette incarnation.
(1ere phrase :)
A cinquante-deux ans,
l’ancien gamin Roman Friztl était le dernier survivant du petit peuple de la
cave.
(Dernière phrase :)
Il est rentré tout
seul dans sa cage comme un mouton volage et joyeux de réintégrer le bercail.
536 pages – Editions
du Seuil 2012
(Aide mémoire perso :)
Roland Barthes, dans ses Essais critiques,
définit le fait divers comme une « information monstrueuse », close sur
elle-même, totale et immanente. Une information relevant du vaste registre des
« nouvelles informes » : « désastres, meurtres, enlèvements, agressions,
accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l'homme, à son histoire, à
son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs ». Qui dit fait
divers ne dit donc pas fait banal, et peut même impliquer fait radicalement
hors norme, phénoménal, hideux - tous adjectifs qui semblent faibles pour
qualifier, en l'occurrence, les événements réels dont Régis Jauffret s'est
directement inspiré pour écrire Claustria. Un livre dont l'écrivain prend
certes soin, en préambule, de souligner avec une insistance presque ironique
qu'il s'agit d'une œuvre d'imagination, un roman et rien d'autre, mais où
transparaît de façon flagrante une histoire odieusement réelle : celle de
Josef Fritzl - le personnage du livre porte d'ailleurs ce prénom et ce nom -,
condamné en mars 2009 par la justice autrichienne à la prison à vie et à
l'internement psychiatrique pour séquestration, viols, meurtre. Durant
vingt-quatre ans, 8 516 jours très exactement, du 28 août 1984 au 26 avril
2008, Josef Fritzl avait tenu sa fille enfermée dans une cave, sous la maison
familiale d'Amstetten (Basse-Autriche), lui faisant au fil des années sept
enfants, dont trois connurent le sort captif de leur mère.
Trois enfants grandis dans l'obscurité humide
d'un cachot sans fenêtre, ne connaissant du monde que la représentation qu'en
offrait le poste de télévision concédé par le geôlier à ses proies. « Des
images tombées du ciel qui leur parvenaient par le câble de l'antenne », écrit
Jauffret aux premières pages du roman, renvoyant le lecteur au mythe de la
caverne de Platon - en fait, c'est tout autant dans le dernier cercle de
l'enfer de Dante que l'écrivain emmène ledit lecteur, qui ne saurait sortir
indemne de cette lecture, atteint au plus profond de lui-même, cœur et
conscience, par l'intensité radicale de la tragédie qui se joue dans Claustria,
la réflexion sur le Mal qui y court, se développe et s'approfondit sans cesse.
La perversité exaspérée du bourreau, la détresse sidérante des victimes : une
matière humaine saisissante, poignante, que Jauffret pétrit et agite avec
l'intelligence et l'empathie d'un grand romancier.
Car si les faits que raconte le livre trouvent
leur ancrage direct dans le réel, si l'écrivain s'y met en scène enquêtant sur
ce qui s'est passé, hantant les lieux du crime, essayant de rencontrer les
témoins, Claustria est bel et bien un roman, qui au fil des pages scrute et
infiltre les consciences des protagonistes. Pour atteindre l'apogée de sa force
évocatoire lorsque, s'éloignant de l'immonde patriarche aux fantasmes de
puissance cauchemardesques - fonder une famille avec Angelika, sa propre fille,
« une seconde famille plus sienne encore que la première car issue de l'union
d'un géniteur et de la chair de sa chair. Une descendance sans une goutte de
sang mêlé », et ainsi remonter « jusqu'à l'origine biblique de l'humanité » -,
le récit s'attache à se tenir au plus près d'Angelika la recluse. Au plus près
de ses sensations physiques et de ses pensées, tantôt rationnelles, tantôt
rendues confuses par la claustration et les violences. L'enfermement,
l'obscurité, la solitude, la peur inouïe, la dépendance, la faim, les viols,
les accouchements solitaires. L'installation d'une pseudo-normalité des heures
et des jours : « Le quotidien qui se reproduit, s'accumule. La mémoire qui se
perd dans la répétition des jours, ne trouve plus de cases pour les ranger,
baisse les bras. »
On sait, depuis notamment Histoire d'amour
(1998), Clémence Picot (1999), plus récemment Microfictions (2007) ou encore
Sévère (2010), combien est grande l'aptitude de Régis Jauffret à sonder les
psychés au bord du gouffre, en proie aux dérèglements ou à la souffrance
extrême, à mettre au jour aussi les ressorts pervers à l'œuvre dans les
relations humaines : manipulation, prise de pouvoir, humiliation. Cette
capacité atteint, dans Claustria, des sommets de maîtrise - dégagée qu'elle est
des tentations grand-guignolesques ou sarcastiques auxquelles Jauffret a
parfois cédé par le passé. Son esprit critique, ses doutes, ses perplexités,
c'est à l'encontre de ceux qui ont laissé perdurer le drame que le romancier
les fait entendre : la femme, la famille, les locataires, les voisins de Josef
Fritzl, dépeints comme inexplicablement indifférents aux atrocités se déroulant
à quelques mètres d'eux. Dans le cachot où a survécu, dos courbé et tête
baissée, rendu presque animal, le « petit peuple de la cave » sur lequel Fritzl
régnait en despote comme sur « une province conquise, une terre aride où il
aurait exilé une femme pour y semer un peuple dont il aurait été l'ancêtre ».
Des témoins directs aveugles et sourds, à
l'image d'un pays tout entier : l'Autriche, « une grande famille » repliée sur
ses secrets, et dont Claustria est une mise en accusation parfois très directe
- Jauffret ayant choisi pour exergue une incantation d'Isaac Bashevis Singer («
Dieu, s'Il existait, pourrait-Il jamais réparer de telles horreurs ? ») et
multipliant par la suite les références au passé nazi et à la Shoah. Après son
arrestation, interrogé sur ses actes et ses motivations, Josef Fritzl a confié
: « J'ai réalisé un beau rêve... »