Il est toujours parti. De son milieu, de son métier d'origine, du giron de son mentor Henri Cartier-Bresson, de l'agence Magnum, de son pays. Sa vie durant, Marc Riboud, n'a gardé qu'un seul point d'ancrage, la photographie. Son lien le plus tenace avec les siens, avec son temps, avec la vie. D'autant que la photo lui a permis, de se faire un prénom quand Jean, son aîné, accédait à la tête de la banque Schlumberger et que son autre frère, Antoine, transformait une petite entreprise nommée Danone en une puissante multinationale. Face à eux, Marc Riboud a su s'imposer dès les années 1950 comme l'une des figures les plus marquantes de cette photographie humaniste née après guerre et dont il est à 88 ans - depuis la mort de Willy Ronis - le doyen.
C'est son père qui lui a offert son premier appareil photo, en 1936. Un Vest-Pocket utilisé dans les tranchées de la Grande Guerre. Marc a alors 13 ans. « Je ne sais pas pourquoi c'est moi qui en ai hérité, se demande-t-il encore aujourd'hui. Peut-être parce que j'étais le plus timide de ses six enfants. Mon père était un banquier lyonnais atypique, anglophile quand l'anglophobie était de mise dans son milieu, souscrivant à l'emprunt Léon Blum alors que ses collègues s'effrayaient de l'arrivée au pouvoir du Front populaire. »
De ce père qui aurait rêvé de consacrer sa vie à l'écriture, Marc Riboud dit avoir gardé une passion pour la culture. Mais aussi ce sens moral qui l'a conduit à rejoindre le maquis du Vercors en 1943, où il est laissé pour mort après l'attaque des nazis en juillet de l'année suivante. La Libération le ramène à un quotidien qu'il exècre. Il intègre Centrale en 1945, en sort bon dernier trois ans plus tard. On le croise ensuite dans une usine où il s'endort sur ses machines. Un cabinet d'études l'embauche pour dessiner des plans qui se révèlent au final totalement inadaptés. Après huit jours de vacances, en cette année 1951, sa décision est prise : l'usine, le bureau, c'est terminé. Lui reste la photo. Son frère Jean, alors banquier à New York, appelle en désespoir de cause son ami Henri Cartier-Bresson pour s'occuper du « petit ».
« Henri a été un tyran bienvenu, reconnaît Riboud. Il me disait quoi penser, quoi dire, quoi lire, quoi voir, quoi faire et comment le faire. » Grâce à lui, il rejoint l'agence Magnum, qui parvient à placer dans Life Magazine sa désormais célèbre photo de Zazou, peintre de la tour Eiffel en équilibre au-dessus de Paris, son pinceau à la main. Un sens inné de la composition, des lignes claires, une grâce aérienne, beaucoup de malice... Le portrait de Zazou porte déjà la patte du jeune photographe.
L'influence du maître n'en est pas moins forte dans ces années-là. Comme dans cette série réalisée en Grande-Bretagne où le jeune photographe est envoyé en 1954 par Robert Capa - cofondateur de Magnum avec Henri Cartier-Bresson, David Seymour et George Rodger - « pour apprendre l'anglais et rencontrer des filles ». Ses photos de la foule de Liverpool rappellent celles du couronnement de George VI saisies en 1937 par Cartier-Bresson.
Marc Riboud traque aussi l'« instant décisif » si cher à ce dernier. Ce moment rare, court et précis qu'il faut savoir saisir au vol parce que la forme se combine au fond, concentrant ainsi l'essence d'une situation. Il surprend, par exemple, une bonne soeur se mirant dans un rétroviseur du côté de Notre-Dame de Paris... Certaines vues urbaines de Leeds, enfin, témoignent de la rigueur géométrique aux lignes coupantes érigée par son mentor en dogme absolu de la photographie.
Mais Riboud étouffe en Europe. « J'avais l'impression de me noyer dans le bouillon de culture dans lequel je baignais. Et j'avais envie de voyager, ce qui nous avait été interdit pendant la guerre. » Alors, en 1955, il met le cap sur la Chine, où il arrive deux ans plus tard, après être passé par la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan et l'Inde.
Plus le photographe avance dans son périple, plus il se libère des préceptes de Cartier-Bresson, perfectionnant au fil des kilomètres cette écriture si particulière qui est la sienne. Ses lignes se font plus souples, plus sensuelles. Les accents surréalistes des débuts laissent place à une poésie du quotidien. Comme pour ce paon dédaigneux, rivalisant d'élégance avec deux habitantes de Jaipur (1956) qui ne lui prêtent pas un regard. Ses « instants décisifs » sont presque toujours drôles. « Henri vivait dans un monde imaginaire, souligne la photographe Martine Franck, l'épouse de ce dernier. Il cherchait la photo unique. Marc est plus dans la réalité. Il raconte une histoire.
La photo devient surtout pour lui une façon de communiquer avec les peuples qu'il rencontre, de transmettre son amour des autres, un sentiment de fraternité. Il est sensible à la marche des hommes et témoigne vite d'un vrai sens de l'Histoire. « Parfois même avec un déclic d'avance », poursuit Jean-Luc Monterosso, le directeur de la Maison européenne de la photographie à Paris, qui l'a plusieurs fois exposé. Il est ainsi le premier photographe occidental à pénétrer en Chine après l'avènement de Mao. Henri Cartier-Bresson avait laissé le pays en plein chaos en 1949. Riboud en montre les nouveaux héros, ouvriers et paysans. Et les enfants qu'il photographie ne sont finalement pas si différents de ceux croisés en Europe.
On le retrouve plus tard dans des pays en plein conflit. L'homme refuse cependant de monter au front pour photographier les horreurs d'une guerre qu'il a vue de trop près dans le Vercors. Mais jamais l'esprit de la Résistance ne le quitte. En 1962, il est aux premières loges de l'indépendance algérienne pour cueillir la joie éclatante des Algérois. Sept ans plus tard, lui, jadis qualifié de terroriste par les nazis et Vichy, s'en va à la rencontre des habitants du Nord-Vietnam, alors considérés comme l'incarnation du mal par les Américains. Pratiquement aucun photoreporter ne s'y était aventuré avant lui. Et ses photos, loin de diaboliser l'ennemi, témoignent de la dignité et de la force tranquille du peuple vietnamien.
« Les images de Marc Riboud, beaucoup moins cérébrales que celles, virtuoses, d'Henri, sont en prise directe avec l'inconscient collectif, résume Jean-Luc Monterosso. Ce qui explique que plusieurs d'entre elles soient devenues des icônes. Le portrait de cette fille offrant une fleur à des soldats en armes à Washington (1967) symbolise le désir de paix de toute société. Zazou, qui danse du haut de la tour Eiffel au-dessus des abîmes, est une métaphore de la condition humaine. »
« J'écris ton nom, liberté », signait Paul Eluard. Au fond, Marc Riboud n'a pas fait autre chose de sa vie, de ses photographies. S'en allant exercer son art au bout du monde alors qu'il commençait à peine à se faire un nom, s'affranchissant des dogmes de Cartier-Bresson pour décorseter le photojournalisme des règles établies, quittant en 1979 l'aristocratique agence Magnum après en avoir été le président, épousant en premières noces - lui, le fils de bonne famille lyonnaise - une Afro-Américaine, témoignant du besoin d'indépendance des peuples du monde. « J'ai horreur de l'embourgeoisement », souffle-t-il en guise d'explication.
1972 Israel
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