dimanche 12 mai 2024

Billets-Entretien avec Jean Claude Ameisen

 


Entretien avec Jean Claude Ameisen

Chaque semaine sur France Inter, ce formidable conteur transporte plus d'un million d'auditeurs sur les épaules de Darwin. Son propos : donner l'envie d'explorer le monde vivant. Et de redécouvrir sa beauté.

Depuis plus de trois ans, Jean Claude Ameisen est, pour les auditeurs de France Inter, une voix, grave et persuasive : celle du formidable conteur qui, chaque samedi matin, dans son émission Sur les épaules de Darwin, convoque et entremêle savoir scientifique, philosophie et poésie pour parler de l'univers et de la place qu'y occupe l'homme.

De l'émission ont découlé deux livres : Sur les épaules de Darwin, tome 1 (Les Battements du temps, éd. LLL, 2012) et 2 (Je t'offrirai des spectacles admirables, éd. LLL, 2013). Le premier est un best-seller (cent mille exemplaires vendus) et le second vient de paraître.

La radio n'est qu'une des activités multiples qui font les plaisirs et les jours de ce médecin et biologiste, spécialiste d'immunologie, notamment du phénomène de « mort cellulaire programmée » (ou apoptose) – auquel il a consacré le superbe ouvrage La Sculpture du vivant (éd. du Seuil, 1999) –, en outre président du Comité consultatif national d'éthique.

Né en 1951, de parents juifs polonais ayant choisi de s'installer en France – durant la guerre, sa mère avait été déportée à Auschwitz, son père enfermé dans un stalag pour Juifs –, Jean Claude Ameisen, homme souriant, patient, chaleureux, mène depuis quatre décennies une existence de chercheur de haut vol et d'énorme lecteur. Non pas une double vie, simplement une vie pleine et cohérente.

  • Comment qualifier cet exercice radiophonique que vous pratiquez ? Ce n'est pas de la vulgarisation, ni de la pédagogie…
C'est un voyage, où se croisent différents points de vue sur le monde, des approches venues d'horizons divers – scientifique, littéraire, philosophique, poétique –, dans un tissu de mots et d'idées qui n'emprisonne pas celui qui l'écoute dans un discours fini et fermé. Ce tissu est ouvert, et celui qui l'écoute est invité à le compléter. Ce que je cherche, c'est à transmettre l'envie d'apprendre et d'explorer.
Quant à la forme que j'ai choisie dès le début, lorsque Philippe Val m'a proposé de faire une émission, c'est celle du conte, dans ce qu'il a de plus ancien, qui remonte à l'enfance, au fameux « il était une fois ». L'idée est de prendre du recul, de voir d'où l'on vient, et d'essayer de se projeter vers l'avenir. Et de suggérer aux auditeurs qu'ils peuvent se l'approprier, qu'ils sont capables d'en faire eux-mêmes quelque chose.

  • Etes-vous surpris par la popularité de votre émission – plus d'un million d'auditeurs – et des livres qui la prolongent ?
Faire de la radio, c'est parler à des personnes qu'on ne voit pas. C'est ce qui m'a le plus surpris : cette distance. On se lance, on parle, et l'écho viendra plus tard. Quand sont arrivées les réactions, j'ai été ému par leur diversité. Certains des auditeurs étaient des chercheurs comme moi, ou des profs de fac ; d'autres exerçaient des professions qui n'avaient aucun rapport. D'autres encore n'avaient jamais fait d'études, ou me parlaient de l'écoute attentive de leurs enfants. Cela signifie qu'il y a énormément de niveaux de lecture et de compréhension pour une même émission.

On dit souvent que les gens n'ont pas d'appétence pour les sciences, moi je pense que leur appétit est sous-estimé. La forme du conte, c'est aussi pour cela : nous sommes tissés d'histoires et on peut entrer dans la science par le biais des histoires, comme dans n'importe quel autre domaine. Tout le monde sait qu'on peut aimer la musique sans jouer d'un instrument, ou en en jouant, mais en amateur.
En matière de science, on pense souvent que c'est tout ou rien : ou bien on est capable de tout comprendre, ou bien ce n'est même pas la peine d'essayer, on est exclu d'emblée. Ce que montre cette émission, c'est que la science fait partie de la culture générale, que ce n'est pas un domaine de spécialistes, pas plus que ne le sont la réflexion éthique ou la philosophie.

  • Cette proximité que l'on sent chez vous avec la littérature et la philosophie a-t-elle toujours accompagné votre apprentissage scientifique ?
J'ai lu des livres très tôt, vers 4 ou 5 ans. La lecture était un monde différent mais aussi réel que le monde dans lequel je vivais physiquement. Un monde complémentaire, ou une autre facette du monde réel. Après, j'ai continué, je continue toujours à lire beaucoup. Des essais, de la littérature, de la poésie, des articles scientifiques concernant des domaines très divers qui tous trouvent à me passionner.

En matière scientifique, j'ai toujours regardé le travail des autres comme une énorme bibliothèque à la disposition de chacun, à la mienne. Il y a comme un grand livre, et nous participons à ce grand livre. C'est intrinsèque à l'idée que je me fais de la transmission : ce n'est pas en tant que professeur que je transmets ; je suis un étudiant, et j'apprends, moi aussi, au fur et à mesure que je transmets.
Par ailleurs, j'aime beaucoup les essais dans lesquels il y a un bonheur d'écriture. Cela va de pair avec une forme d'élégance de la pensée. Lucrèce, en préambule à De rerum natura, qui est une œuvre scientifique, explique qu'il l'a présentée comme un poème parce que le fait que le poème soit beau aide le lecteur à mieux comprendre.

  • Cette « énorme bibliothèque » dont vous parlez renvoie à l'idée d'héritage. Est-ce une notion qui vous importe ?
Oui, l'héritage, l'origine. Parce qu'un présent coupé du passé perd beaucoup de ses sens possibles. Entre la tentation d'oublier le passé, pour se sentir libre mais pauvre, et celle de se laisser emprisonner dans le passé, il y a la liberté profonde qui consiste à se plonger dans tout ce qui nous a faits et, à partir de cette richesse, d'inventer sa liberté. D'où ce que je fais à la radio : mélanger et tisser ensemble une découverte scientifique d'il y a une semaine ou trois mois, et des découvertes, des questionnements ou des pensées qui datent d'un siècle ou de mille ans.
Le présent ne se comprend que relié au passé. Mais le passé ne nous dit rien sur ce que nous pouvons faire du présent, c'est-à-dire sur l'avenir. C'est vrai à l'échelle de l'existence de l'Univers, soit treize milliards d'années, à l'échelle de l'apparition de la vie sur Terre, il y a quatre milliards d'années, mais aussi à l'échelle de nos vies : nous ne naissons pas ex nihilo, nous sommes les enfants de nos parents, des parents de nos parents, nous parlons la langue qu'ils nous ont apprise. Mais le fait que nous connaissions ces héritages ne préfigure en rien ce que nous pouvons en faire. Il y a la part d'invention qui est propre à chacun. Que faisons-nous de ce qui nous a été légué ?

  • Appliquons cette interrogation à votre itinéraire personnel : en quoi votre choix de la science, la médecine, est-il un héritage ?
Derrière l'intérêt pour la médecine, la recherche, l'exploration de l'inconnu, le questionnement éthique, il y a sans doute ce que je sais de la Shoah, que mes parents ont vécue. Je n'ai pas toujours considéré qu'il s'agissait d'un moteur de mes actions mais, plus le temps passe, plus je pense que cela a joué un rôle important.
L'idée de catastrophe impliquant la conscience de l'extraordinaire fragilité de la vie, donc de son caractère précieux, et l'importance des notions de justice et d'injustice. Oui, cela a certainement influé sur le prix que j'attache au passé, à l'idée que la vie humaine doit être préservée, à l'interrogation qui est la mienne sur ce qui est équitable ou pas.

  • Le récit même de la Shoah était-il présent dans votre enfance ?
Oui, par ma mère. Au point que j'ai été étonné, vers l'âge de 10 ou 12 ans, de m'apercevoir que des enfants dont les parents avaient traversé la même tragédie n'en savaient rien, car leurs parents ne leur en disaient rien. Alors que, pour moi, la proximité du désastre coexistait avec l'idée qu'il n'avait pas eu pleinement lieu, puisque ma mère était encore là pour m'en parler. D'où l'idée chez moi que les tragédies, si terrifiantes soient-elles, ne parviennent pas à éteindre ce qui fait la vie.
Un autre événement a joué : j'ai su, alors que j'avais une vingtaine d'années, que mon père avait été marié une première fois, que sa première femme était morte à Auschwitz, où ma mère, qu'il ne connaissait pas, était, elle aussi. Ainsi ma mère me disait tout, sauf quelque chose de très important, et qui allait modifier la vision que j'avais de mes parents. Le fait d'apprendre cela tardivement a induit chez moi, je crois, une notion de l'étendue de nos incertitudes. La conviction que ce qu'on ne sait pas n'est jamais perceptible dans l'ampleur de tout ce qu'on connaît.

  • C'est cette conscience de la fragilité de la vie qui est à l'origine de votre choix de la médecine ?
La fragilité de la vie, donc son caractère précieux, induit la médecine. L'étendue de notre ignorance par rapport à ce qu'on croit connaître conduit à la recherche. Quant à la notion de justice et d'injustice, elle est à la base de la réflexion éthique : c'est bien beau de connaître, mais que fait-on de cette connaissance, au profit de quoi, de qui la met-on en œuvre ? Tout cela est très proche, tout se rejoint.

  • La révélation familiale que vous évoquez est présente dans votre essai sur Darwin, Dans la Lumière et les ombres. Avec La Sculpture du vivant vous parlez de la mort de votre père. Pourquoi l'autobiographie prend-elle place dans vos ouvrages scientifiques ?
La tentation existe, dans la démarche scientifique, de s'abstraire du récit de cette démarche : peu de scientifiques écrivent « je », c'est comme si la science s'écrivait toute seule. Il me semble, au contraire, que réinscrire dans les textes scientifiques ceux qui inventent, observent et spéculent permet un gain d'objectivité. Il y a un point de vue, je fais partie de ce que je dis, il n'y a pas de récit sans que j'en sois partie prenante.

Lorsque j'ai entrepris cet essai sur Darwin, c'est l'écriture qui a fait surgir une intersection entre l'histoire du darwinisme, de ses plus sombres dérives vers les théories racistes et le nazisme, et ma propre histoire, celle de ma famille confrontée à l'extermination. Un narrateur n'est sans doute jamais absent de sa narration, il y a presque une sorte d'honnêteté à ne pas le dissimuler.

  • Vous présidez depuis un an le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), où déjà vous siégiez auparavant. Pourquoi avoir accepté cette responsabilité ?
Je crois passionnément à la transdisciplinarité. En l'élargissement du champ du regard. Les grandes découvertes naissent ainsi, du croisement des disciplines. Le pari des instances éthiques, dans le domaine biomédical, est de multiplier, auprès des experts, des regards autres et divers. Les experts sont indispensables, car ce sont eux qui décident de la dose de médicaments à administrer, ou du protocole opératoire qu'il conviendrait d'observer. Mais ils ne peuvent pas dire comment agir au mieux dans l'intérêt de la personne.

Si une question concerne ce que nous avons de plus humain, le médecin, le philosophe, l'anthropologue, le juriste, etc. auront ensemble une vision du problème qui dépasse l'angle de vue de chacun. Nous vivons dans une société étrange où il semble souvent que, dans tous les domaines, on attend des experts qu'ils nous disent non seulement quel est le problème, et quelles solutions sont possibles, mais aussi quelle solution il faudrait choisir.

En fait, il n'y a que dans le domaine biomédical qu'existe, depuis trente ans, une réflexion plus démocratique sur les implications de la connaissance en matière de respect de la personne. Diffuser la connaissance scientifique, c'est aussi augmenter la possibilité pour tout le monde de réfléchir aux implications pratiques des avancées de la connaissance.

Le rôle du CCNE n'est pas de jouer les oracles, de se substituer à la réflexion de la société, mais au contraire de l'aider à réfléchir, d'éclairer la complexité des problèmes, de contribuer à la qualité de la réflexion publique collective. De donner, à travers les avis qu'il émet, des outils minimaux pour que chacun puisse penser à des sujets qui nous concernent tous.

C'est pour cela aussi que la connaissance scientifique doit faire partie de la culture générale. C'est une question de démocratie : chacun peut s'approprier une partie au moins de ces connaissances scientifiques pour choisir individuellement et collectivement un avenir qui soit le plus humain pour tous.

  • On a l'impression que le débat éthique, dans le domaine biomédical, se concentre sur le début et la fin de la vie, est-ce le cas ?
Cette impression est à la fois vraie et fausse. Beaucoup de débats éthiques, dans le domaine biomédical, concernent le début de la vie, la transmission de la vie, la fin de vie. C'est-à-dire l'assistance médicale à la procréation, l'embryon, la génétique, les soins palliatifs, la question de l'euthanasie. Mais se pencher ainsi sur le début et la fin de l'existence n'a de sens que si la réflexion éthique porte sur tous les âges. Sinon, ce serait un peu comme dire : on va s'assurer que votre naissance, votre mort se passent au mieux, mais peu importe comment vous vivrez entre les deux.
Le CCNE a émis ainsi récemment des avis sur la santé et la médecine en prison, la situation des enfants et des adultes atteints d'autisme, les problèmes éthiques posés par les nanotechnologies, les inégalités d'accès aux soins dans le monde, etc. Il y a de nombreuses questions éthiques fondamentales, qui n'ont rien à voir avec le début ou la fin de vie, qui concernent le quotidien de millions de personnes et peuvent causer des détresses majeures : les enfants vivant sous le seuil de pauvreté, la situation des personnes handicapées, la personne âgée et le respect qui lui est dû…

Il existe une fascination spirituelle et métaphysique pour le passage de l'absence à la présence qu'est la conception, et celui de la présence à l'absence, qu'est la mort. Comment apparaît, puis disparaît un être humain : on est sur le terrain du sacré, au sens le plus large du terme. De plus, les techniques nouvelles, notamment en matière de procréation, la dissociation entre sexualité et procréation, ont bouleversé des immémoriaux humains, créant un effet de sidération. Le radicalement nouveau, l'impensable sont advenus. Il faut maintenant apprendre à les penser.

  • La conférence citoyenne sur la fin de vie vient de rendre ses avis sur le suicide assisté et l'euthanasie. Avez-vous une position personnelle sur ces questions ?
Je considère que mon rôle, à ce stade, en tant que président du CCNE, n'est pas d'exprimer une position personnelle mais d'animer de la façon la plus ouverte possible la réflexion de la société sur les questions éthiques concernant la fin de vie.

Prendre du recul, prendre en compte la complexité, explorer les différentes options, c'est ce qui permettra à la société et au législateur de s'approprier la réflexion et de s'exprimer à partir d'un « choix libre et informé ». Ce processus de « choix libre et informé », fondé sur le respect que l'on doit à l'autre, à tous les autres, est au cœur de la démarche éthique biomédicale. Il est aussi, plus largement, essentiel à la vie démocratique.

  • La recherche, la radio, l'écriture, le CCNE : comment trouvez-vous le temps de faire tout cela ?
J'ai l'illusion que je peux tout faire en même temps, avec la même énergie et la même passion. Lorsque les choses sont complémentaires, elles se tissent, et le temps perdu ici est regagné là. Tout cela, c'est du travail, mais comme disait Epicure, c'est avant tout pour moi une source de joie.

Avoir la chance de pouvoir faire ce qui vous passionne, ou d'être passionné par ce que vous faites, cela donne une tout autre signification à la notion de travail. Nous sommes toujours plus riches que ce que nous connaissons de nous-mêmes et des autres. La question est, je crois : comment laisser surgir cet inconnu ? Comment s'inventer en marchant ?

Jean Claude Ameisen en quelques dates
1951 Naissance à New York, le 22 décembre.
1998 Professeur de médecine à l'Université Paris-Diderot et à l'hôpital Bichat.
1999 La Sculpture du vivant, le suicide cellulaire ou la mort créatrice, éd. du Seuil.
2008 Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde, coéd. Fayard/Le Seuil.
2010 En septembre, première émission Sur les épaules de Darwin, sur France Inter.

A écouter
Sur les épaules de Darwin, le samedi à 11h05 sur France Inter.

A lire
Sur les épaules de Darwin T2 : Je t'offrirai des spectacles admirables.



 Source télérama Propos recueillis par Nathalie Crom 

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