“La
menace, ce n’est pas les Fake News, c’est l’autoritarisme de l’État”
Emmanuel Todd réagit ici au sujet des Fake News
Que pensez-vous
du projet du gouvernement de faire voter une loi contre les “Fake news » ?
Je suis très inquiet. Ce qui me frappe dans la
période actuelle, alors que nous sommes censés vivre l’apothéose de la
démocratie libérale après l’effondrement des totalitarismes, c’est le
rétrécissement des espaces d’expression et de la liberté de pensée.
La liberté, depuis le Moyen Age, s’est d’abord
définie contre l’Église et puis contre l’État. Dire que l’État va assurer la
liberté d’expression, c’est un oxymore historique ! Et je suis plus
particulièrement inquiet pour la France, en tant qu’historien, parce qu’elle
est ambivalente dans son rapport à la liberté : elle est à la fois l’une des
trois nations qui ont construit la démocratie libérale, avec l’Angleterre et
les États-Unis, et le pays de l’absolutisme de Louis XIV, de Napoléon I” et
Napoléon III, de Pétain et de l’ORTF.
Or nous sommes en train de vivre une
désintégration des partis et de la représentation politique. Les groupes
culturels et idéologiques antagonistes qui assuraient un pluralisme structurel
de l’information (le PC, l’Église, le socialisme modéré, le gaullisme …) ont
implosé. Le pluralisme n’est donc plus assuré et les médias représentent de
plus en plus une masse indistincte. Typiquement le genre de situation dans
laquelle l’État peut émerger comme une machine autonome et se mettre au-dessus
de la société, pour la contrôler. La séparation des pouvoirs est de moins en
moins assurée. La
menace que je vois se dessiner ce n’est donc pas celle des Fake news, mais
celle de l’autoritarisme de l’État et son autonomisation en tant qu’agent de
contrôle de l’opinion. Il sera d’autant plus autoritaire sur le
plan de l’information qu’il s’avère impuissant sur le plan économique : la
société est bloquée, avec son taux de chômage tournant autour de 10%, et de
plus en plus fragmentée en groupes qui se renferment sur eux-mêmes (les Corses,
les habitants de Neuilly, autant que les musulmans).
Vous parlez de
l’État, mais le risque n’est-il pas aujourd’hui du côté d’entreprises privées,
comme Facebook ?
Que ces entreprises (les fameux Gafam : Google,
Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ne paient pas les impôts qu’ils devraient,
qu’ils aient des stratégies monopolistes, oui, bien sûr. Mais je ne crois pas
que ces moyens d’échange entre individus, par ailleurs extraordinaires quant à
leur capacité à faire circuler l’information, soient les puissances occultes
qu’on nous décrit. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il y a des pays où
l’accès à internet est contrôlé, comme la Chine, un État semi ou post-totalitaire
où la police est reine.
Attirer l’attention sur les Gafam, c’est
détourner l’attention de l’acteur majeur et producteur principal de Fake news
dans l’Histoire, qu’est l’État. Parce que nous sommes en économie de marché,
les Français surestiment le libéralisme intrinsèque de leur société et ils
sous-estiment la puissance de désinformation de l’État. La guerre d’Irak a
pourtant commencé par des Fake news qui venaient de l’État américain sur les
armes de destruction massive en Irak, avec Colin Powell qui agitait son petit
flacon devant le conseil de sécurité de l’ONU …
C’est l’État qui a la puissance financière,
l’avantage de la continuité, le monopole de la violence légitime : s’il y a
bien un producteur de Fake news à contrôler c’est l’État. Et l’État de son
propre pays, pas les États extérieurs. Le principe fondateur de la démocratie
libérale, c’est, en effet, que si la collectivité doit assurer la sécurité du
citoyen, le citoyen doit être protégé contre son propre État.
En outre, les fausses nouvelles, les délires et
les rumeurs mensongères, c’est l’éternité de la vie démocratique. Et l’idée
même de la démocratie libérale, c’est de faire le pari que les hommes ne sont
pas pour toujours des enfants. Contrôler l’information, c’est infantiliser le
citoyen.
Au fond, ce débat évoque des classes
dirigeantes en grande détresse intellectuelle. Comme elles ne comprennent plus
la réalité qu’elles ont elles-mêmes créée, le comportement des électorats,
Trump, le Brexit…, elles veulent interdire. Non content d’avoir le monopole de
la violence légitime, l’État voudrait s’assurer le monopole des Fake news.
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