Projet de loi renseignement : liberté, égalité,
surveillés
Lancé en urgence par le gouvernement, le projet
de loi sur le renseignement prétend répondre à la menace terroriste. Au mépris
de certains principes fondamentaux du droit ?
Trois
mois après les attentats de janvier, l'Assemblée nationale débat d'un texte
élargissant les pouvoirs des services les plus secrets de l'Etat pour juguler
la menace terroriste. Et la machine à voter est réglée sur « hémicycle rapide
». Piloté par Manuel Valls, ce véhicule législatif circule en effet sous le
régime de la procédure d'urgence : il ne passera en lecture qu'une seule fois
devant chaque chambre du Parlement, pour une adoption programmée avant l'été.
Le consensus est tel que l'UMP n'a même pas attendu la présentation du texte
pour l'assurer de son soutien. Matignon a beau jurer qu'il est « l'aboutissement d'une réflexion vieille de dix ans
», ce projet de loi sur le renseignement ressemble à une Formule 1
tentant d'échapper au radar du débat démocratique. « A chaque attentat, les Français exigent que nous fassions tout pour
les protéger », a justifié le Premier ministre le 19 mars. Peut-être,
mais c'est déjà le troisième coup de semonce antiterroriste de François
Hollande depuis son arrivée à l'Elysée. Chaque attaque contre l'intégrité de
l'Etat — Merah, Nemmouche, Kouachi et Coulibaly — amène son lot de nouvelles
mesures, forcément d'exception. L'intention est louable, mais les conséquences,
dangereuses.
« Notre pays est la dernière démocratie occidentale à
ne pas être dotée d'un cadre légal régissant les pratiques des services de
renseignement », se défend Jean-Jacques Urvoas, député PS du Finistère,
concepteur du texte et président de la Commission des lois de l'Assemblée
nationale. « Ce projet de loi vient donc
combler une carence préjudiciable. Faute de textes législatifs adaptés, des
zones grises existaient. » Zones grises. Une terminologie polie pour
évoquer des pratiques illégales, ou plutôt «
alégales », comme on se plaît à le formuler dans les services concernés.
C'est la principale innovation de ce nouvel arsenal technique : désormais, les
pratiques les plus intrusives — mise sur écoute d'un véhicule, interception de
communications en temps réel ou installation d'un keylogger (un logiciel
capable d'enregistrer toutes les frappes sur un clavier d'ordinateur) — seront
bordées par la loi. Ce jeu de bonneteau rhétorique fait bondir Henri Leclerc. « C'est ahurissant qu'un Etat reconnaisse des mesures
illégales », fulmine le vénérable avocat, qui défend les libertés
publiques depuis six décennies. « Ce n'est pas
en légalisant des pratiques attentatoires aux libertés qu'on les rend conformes
aux principes généraux de notre droit. C'est une loi antiterroriste maquillée,
mais également un texte sur le maintien de l'ordre public général. »
Outre la sécurité nationale, le texte devrait en effet couvrir les intérêts
scientifiques, économiques et de politique étrangère, ainsi que la prévention « des atteintes à la forme républicaine des
institutions ». Autant dire un spectre large.
Le
projet de loi sur le renseignement peut-il échapper au contrôle des docteurs
Frankenstein qui ont participé à sa création ? L'une des dispositions phares
prévoit l'élaboration d'un algorithme qui, une fois placé sur le réseau des
opérateurs télécoms, serait capable de détecter des « signaux faibles »,
c'est-à-dire les comportements numériques annonciateurs d'un hypothétique
passage à l'acte terroriste. Impossible d'en savoir plus sur ces mystérieuses «
boîtes noires » : le ministère de l'Intérieur renvoie vers celui de la Défense,
qui redirige vers la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). Et
les débats à l'Assemblée nationale n'ont pas permis d'en savoir plus. La
direction technique de « la Piscine » explique que « les djihadistes élaborent des processus de communication discrets qui
évoluent tous les mois », et qu'en «
croisant leurs comportements signants [qui se connecte à quoi et quand,
NDLR], on va trouver de nouveaux terroristes ».
A en croire Matignon, cet art classifié de la divination vient répondre à un
impératif : « Nous surveillons trois mille
personnes appartenant à la "djihadosphère". Or, un djihadiste sur
deux n'est pas repéré avant son départ. » Désormais, le simple
visionnage d'une vidéo de l'Etat islamique, même à des fins de curiosité
morbide, alertera donc les grandes oreilles.
Des outils intrusifs
Lors
d'une conférence de presse organisée par des associations de défense des
libertés publiques, La Quadrature du Net, attachée à leur versant numérique,
s'est inquiétée de l'émergence en France «
d'une NSA du pauvre », plus modestement outillée mais tout aussi
intrusive que sa cousine américaine. De fait, en évitant les explications
techniques, le gouvernement empêche de mesurer le véritable périmètre du texte.
Auditionnés, Orange, SFR, Bouygues et Free se retrouvent d'ailleurs dans une
situation délicate. Contraints par la loi de collaborer — en secret — avec les
autorités et passibles de 375 000 euros d'amende s'ils refusaient, les
opérateurs redoutent de voir ces nouveaux dispositifs mettre à mal le secret
des correspondances et la protection des données personnelles. Mêmes sueurs
froides chez les acteurs du numérique, notamment Google, Facebook ou Twitter.
Bernard Cazeneuve l'a répété, leur collaboration est « indispensable ». Quant à Jean-Jacques Urvoas, il n'hésite pas
à jouer la carte de la défiance : « Je n'imagine pas que les acteurs du numérique, qui
pratiquent la collecte massive des données de leurs clients, s'émancipent de
leur responsabilité dans la lutte contre le terrorisme. » Une source —
anonyme — travaillant pour l'un des géants du Web se montre carrément
circonspecte : « Ils n'ont pas réfléchi à
l'application pratique du dispositif. Nous n'avons même pas accès aux
données depuis la France [Les données collectées par Facebook en France, par
exemple, étant régies par le droit irlandais, NDLR]. »
La justice mise à l'écart
Dans ce
flou généralisé, même la Commission nationale de contrôle des interceptions de
sécurité (CNCIS) s'est inquiétée, par la voix de son président, Jean-Marie
Delarue, de « techniques évidentes de pêche au
chalut ». Depuis 1991, cette micro-commission (trois personnes)
indépendante s'assure que les services de renseignement ne se livrent pas à des
barbouzeries illégales. Or, le projet de loi prévoit de la remplacer par une
Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (le CNCTR),
qui devra demander l'autorisation d'accéder aux données recueillies. Une
différence de taille avec la CNCIS, qui peut accéder directement aux
interceptions administratives pour les analyser derrière la porte blindée de
ses locaux, à deux pas du palais Bourbon. En outre, l'avis de la CNCTR sera
purement consultatif : la décision finale d'une action de surveillance
reviendra au Premier ministre. « On se trompe
en parlant d'une commission de contrôle, dès lors qu'elle ne peut émettre que
des recommandations », tique Laurence Blisson, secrétaire nationale du
Syndicat de la magistrature.
Surtout,
en renforçant le pouvoir exécutif, le projet de loi déshabille la justice,
gardienne des libertés individuelles. Inquiètes, plusieurs organisations
professionnelles — notamment l'Union syndicale des magistrats et le barreau de
Paris — ont fait savoir qu'elles goûtaient peu cet escamotage. « Ce texte va très loin dans les pouvoirs confiés à
la police, pouvoirs qui n'existent jusqu'à présent que sous le contrôle d'un
juge et ne concernent que des infractions précises, renchérit Laurence
Blisson. Le renseignement n'a vocation à
exister que dans un champ limité. Dès qu'on sait ce qui se passe, le juge prend
le relais, et ce n'est plus du renseignement. Ce point n'est pas évoqué dans le
texte. On a l'impression que les services retardent le moment de la
judiciarisation. »
La suspicion de masse
Le
spectre d'une suspicion généralisée se profile. Comme l'Amérique des années
1960, où tout dissentiment politique était surveillé par le FBI, des Black
Panthers au Ku Klux Klan, la France de 2015 est en train de fabriquer un
arsenal qui lui permettra de se prémunir contre tous les débordements. Qu'ils
émanent des djihadistes, des zadistes ou de La Manif pour tous. « Nous sommes face à une démocratie qui n'assume
aucune de ses marges, alerte la magistrate Laurence Blisson. Toute expression de radicalité sera surveillée, des
black blocs aux mouvements sociaux. »
A la
manière des « précogs » de Minority Report,
ces créatures capables de prédire les crimes pour les empêcher, l'Etat cherche
à affiner ses capteurs sensoriels. Quitte à créer un délit de préterrorisme ?
Cela s'est vu. En mai 2012, Adlène Hicheur, physicien au Centre européen de
recherche en nucléaire (CERN), est condamné à quatre ans de prison ferme pour
avoir évoqué par mail un projet d'attentat contre un régiment de chasseurs
alpins d'Annecy. Lors de son procès, son avocat, Me Baudouin, invoque une
menace fantôme, en demandant au tribunal si «
le fait d'avoir tenu ces propos est suffisant pour une qualification pénale ».
Hicheur est finalement libéré quinze jours après sa condamnation.
Un an
plus tard, c'est le Norvégien Varg Vikernes, figure du black metal norvégien,
qui est interpellé à son domicile corrézien par la DCRI. Fiché par le
renseignement intérieur comme un Breivik potentiel, il est libéré au terme de
sa garde à vue, faute de preuves. Et l'exemple de Tarnac, de la fabrication
d'une menace terroriste anarcho-autonome, est encore dans toutes les têtes. En
mars 2008, le gérant de l'épicerie fréquentée par le groupe de Julien Coupat
s'étonne de dysfonctionnements sur son terminal bancaire. Quand France Télécom
dépêche un technicien sur place, celui-ci révèle l'existence d'un système
d'écoutes sauvages. Illégal. Sept ans plus tard, le problème est résolu : de
telles pratiques seront légales, au nom d'une sécurité qui préempterait sur les
autres droits fondamentaux. « Une société
entièrement sûre est un rêve de dictature », tranche fermement Henri
Leclerc, en convoquant le bon mot d'une plaidoirie de jeunesse : « Les cimetières sont les seuls endroits où la
sécurité est absolue. »
Illustration : Séverin
Millet pour Télérama
Source telerama.fr
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