mardi 19 mai 2015

Billets-Projet de loi renseignement : liberté, égalité, surveillés


Projet de loi renseignement : liberté, égalité, surveillés

Lancé en urgence par le gouvernement, le projet de loi sur le renseignement prétend répondre à la menace terroriste. Au mépris de certains principes fondamentaux du droit ?

Trois mois après les attentats de janvier, l'Assemblée nationale débat d'un texte élargissant les pouvoirs des services les plus secrets de l'Etat pour juguler la menace terroriste. Et la machine à voter est réglée sur « hémicycle rapide ». Piloté par Manuel Valls, ce véhicule législatif circule en effet sous le régime de la procédure d'urgence : il ne passera en lecture qu'une seule fois devant chaque chambre du Parlement, pour une adoption programmée avant l'été. Le consensus est tel que l'UMP n'a même pas attendu la présentation du texte pour l'assurer de son soutien. Matignon a beau jurer qu'il est « l'aboutissement d'une réflexion vieille de dix ans », ce projet de loi sur le renseignement ressemble à une Formule 1 tentant d'échapper au radar du débat démocratique. « A chaque attentat, les Français exigent que nous fassions tout pour les protéger », a justifié le Premier ministre le 19 mars. Peut-être, mais c'est déjà le troisième coup de semonce antiterroriste de François Hollande depuis son arrivée à l'Elysée. Chaque attaque contre l'intégrité de l'Etat — Merah, Nemmouche, Kouachi et Coulibaly — amène son lot de nouvelles mesures, forcément d'exception. L'intention est louable, mais les conséquences, dangereuses.

« Notre pays est la dernière démocratie occidentale à ne pas être dotée d'un cadre légal régissant les pratiques des services de renseignement », se défend Jean-Jacques Urvoas, député PS du Finistère, concepteur du texte et président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale. « Ce projet de loi vient donc combler une carence préjudiciable. Faute de textes législatifs adaptés, des zones grises existaient. » Zones grises. Une terminologie polie pour évoquer des pratiques illégales, ou plutôt « alégales », comme on se plaît à le formuler dans les services concernés. C'est la principale innovation de ce nouvel arsenal technique : désormais, les pratiques les plus intrusives — mise sur écoute d'un véhicule, interception de communications en temps réel ou installation d'un keylogger (un logiciel capable d'enregistrer toutes les frappes sur un clavier d'ordinateur) — seront bordées par la loi. Ce jeu de bonneteau rhétorique fait bondir Henri Leclerc. « C'est ahurissant qu'un Etat reconnaisse des mesures illégales », fulmine le vénérable avocat, qui défend les libertés publiques depuis six décennies. « Ce n'est pas en légalisant des pratiques attentatoires aux libertés qu'on les rend conformes aux principes généraux de notre droit. C'est une loi antiterroriste maquillée, mais également un texte sur le maintien de l'ordre public général. » Outre la sécurité nationale, le texte devrait en effet couvrir les intérêts scientifiques, économiques et de politique étrangère, ainsi que la prévention « des atteintes à la forme républicaine des institutions ». Autant dire un spectre large.

Le projet de loi sur le renseignement peut-il échapper au contrôle des docteurs Frankenstein qui ont participé à sa création ? L'une des dispositions phares prévoit l'élaboration d'un algorithme qui, une fois placé sur le réseau des opérateurs télécoms, serait capable de détecter des « signaux faibles », c'est-à-dire les comportements numériques annonciateurs d'un hypothétique passage à l'acte terroriste. Impossible d'en savoir plus sur ces mystérieuses « boîtes noires » : le ministère de l'Intérieur renvoie vers celui de la Défense, qui redirige vers la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). Et les débats à l'Assemblée nationale n'ont pas permis d'en savoir plus. La direction technique de « la Piscine » explique que « les djihadistes élaborent des processus de communication discrets qui évoluent tous les mois », et qu'en « croisant leurs comportements signants [qui se connecte à quoi et quand, NDLR], on va trouver de nouveaux terroristes ». A en croire Matignon, cet art classifié de la divination vient répondre à un impératif : « Nous surveillons trois mille personnes appartenant à la "djihadosphère". Or, un djihadiste sur deux n'est pas repéré avant son départ. » Désormais, le simple visionnage d'une vidéo de l'Etat islamique, même à des fins de curiosité morbide, alertera donc les grandes oreilles.


Des outils intrusifs
Lors d'une conférence de presse organisée par des associations de défense des libertés publiques, La Quadrature du Net, attachée à leur versant numérique, s'est inquiétée de l'émergence en France « d'une NSA du pauvre », plus modestement outillée mais tout aussi intrusive que sa cousine américaine. De fait, en évitant les explications techniques, le gouvernement empêche de mesurer le véritable périmètre du texte. Auditionnés, Orange, SFR, Bouygues et Free se retrouvent d'ailleurs dans une situation délicate. Contraints par la loi de collaborer — en secret — avec les autorités et passibles de 375 000 euros d'amende s'ils refusaient, les opérateurs redoutent de voir ces nouveaux dispositifs mettre à mal le secret des correspondances et la protection des données personnelles. Mêmes sueurs froides chez les acteurs du numérique, notamment Google, Facebook ou Twitter. Bernard Cazeneuve l'a répété, leur collaboration est « indispensable ». Quant à Jean-Jacques Urvoas, il n'hésite pas à jouer la carte de la défiance : « Je n'imagine pas que les acteurs du numérique, qui pratiquent la collecte massive des données de leurs clients, s'émancipent de leur responsabilité dans la lutte contre le terrorisme. » Une source — anonyme — travaillant pour l'un des géants du Web se montre carrément circonspecte : « Ils n'ont pas réfléchi à l'application pratique du dispositif. Nous  n'avons même pas accès aux données depuis la France [Les données collectées par Facebook en France, par exemple, étant régies par le droit irlandais, NDLR]. »

La justice mise à l'écart
Dans ce flou généralisé, même la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) s'est inquiétée, par la voix de son président, Jean-Marie Delarue, de « techniques évidentes de pêche au chalut ». Depuis 1991, cette micro-commission (trois personnes) indépendante s'assure que les services de renseignement ne se livrent pas à des barbouzeries illégales. Or, le projet de loi prévoit de la remplacer par une Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (le CNCTR), qui devra demander l'autorisation d'accéder aux données recueillies. Une différence de taille avec la CNCIS, qui peut accéder directement aux interceptions administratives pour les analyser derrière la porte blindée de ses locaux, à deux pas du palais Bourbon. En outre, l'avis de la CNCTR sera purement consultatif : la décision finale d'une action de surveillance reviendra au Premier ministre. « On se trompe en parlant d'une commission de contrôle, dès lors qu'elle ne peut émettre que des recommandations », tique Laurence Blisson, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.

Surtout, en renforçant le pouvoir exécutif, le projet de loi déshabille la justice, gardienne des libertés individuelles. Inquiètes, plusieurs organisations professionnelles — notamment l'Union syndicale des magistrats et le barreau de Paris — ont fait savoir qu'elles goûtaient peu cet escamotage. « Ce texte va très loin dans les pouvoirs confiés à la police, pouvoirs qui n'existent jusqu'à présent que sous le contrôle d'un juge et ne concernent que des infractions précises, renchérit Laurence Blisson. Le renseignement n'a vocation à exister que dans un champ limité. Dès qu'on sait ce qui se passe, le juge prend le relais, et ce n'est plus du renseignement. Ce point n'est pas évoqué dans le texte. On a l'impression que les services retardent le moment de la judiciarisation. »

La suspicion de masse
Le spectre d'une suspicion généralisée se profile. Comme l'Amérique des années 1960, où tout dissentiment politique était surveillé par le FBI, des Black Panthers au Ku Klux Klan, la France de 2015 est en train de fabriquer un arsenal qui lui permettra de se prémunir contre tous les débordements. Qu'ils émanent des djihadistes, des zadistes ou de La Manif pour tous. « Nous sommes face à une démocratie qui n'assume aucune de ses marges, alerte la magistrate Laurence Blisson. Toute expression de radicalité sera surveillée, des black blocs aux mouvements sociaux. »

A la manière des « précogs » de Minority Report, ces créatures capables de prédire les crimes pour les empêcher, l'Etat cherche à affiner ses capteurs sensoriels. Quitte à créer un délit de préterrorisme ? Cela s'est vu. En mai 2012, Adlène Hicheur, physicien au Centre européen de recherche en nucléaire (CERN), est condamné à quatre ans de prison ferme pour avoir évoqué par mail un projet d'attentat contre un régiment de chasseurs alpins d'Annecy. Lors de son procès, son avocat, Me Baudouin, invoque une menace fantôme, en demandant au tribunal si « le fait d'avoir tenu ces propos est suffisant pour une qualification pénale ». Hicheur est finalement libéré quinze jours après sa condamnation.

Un an plus tard, c'est le Norvégien Varg Vikernes, figure du black metal norvégien, qui est interpellé à son domicile corrézien par la DCRI. Fiché par le renseignement intérieur comme un Breivik potentiel, il est libéré au terme de sa garde à vue, faute de preuves. Et l'exemple de Tarnac, de la fabrication d'une menace terroriste anarcho-autonome, est encore dans toutes les têtes. En mars 2008, le gérant de l'épicerie fréquentée par le groupe de Julien Coupat s'étonne de dysfonctionnements sur son terminal bancaire. Quand France Télécom dépêche un technicien sur place, celui-ci révèle l'existence d'un système d'écoutes sauvages. Illégal. Sept ans plus tard, le problème est résolu : de telles pratiques seront légales, au nom d'une sécurité qui préempterait sur les autres droits fondamentaux. « Une société entièrement sûre est un rêve de dictature », tranche fermement Henri Leclerc, en convoquant le bon mot d'une plaidoirie de jeunesse : « Les cimetières sont les seuls endroits où la sécurité est absolue. »


 Illustration : Séverin Millet pour Télérama

Source telerama.fr

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire