Les
Whistleblowers
Aux Etats-Unis, le combat solitaire des
“whistleblowers”, patriotes de la transparence
Aussi appelés lanceurs d’alerte, ils percent
des scandales tels qu'Enron ou Abou Ghraib. Mais en divulguant des infos top
secret, ils défient l’Etat et les industriels. Et se mettent en danger.
« J'ai prêté quatre fois serment pour ce pays. Deux
fois dans l'armée, une fois à la CIA, et une fois à la NSA (1). » A 55 ans, dont trente à servir
l'Administration jusque dans ses recoins les plus secrets, Thomas Drake est
devenu un ennemi d'Etat. Son crime ? Avoir parlé au Congrès – puis à la presse
– du nébuleux projet Trailblazer, un système de surveillance généralisée des
télécommunications développé par la National Security Agency.
En
dénonçant une suite de dysfonctionnements, il pense légitimement être couvert
par la loi qui, aux Etats-Unis, protège constitutionnellement les whistleblowers, les lanceurs d'alerte.
Seulement, un beau matin de 2007, une douzaine d'agents du FBI débarquent sur
la pelouse de sa propriété du Maryland. Ils perquisitionnent tout. Ils
désossent sa bibliothèque. Ils veulent même embarquer les ordinateurs 8-bits de
collection de cet expert informatique décoré dans l'armée et fan de Star Trek.
Drake est
poursuivi au nom de l'Espionage Act, un texte centenaire et en partie
anticonstitutionnel qui punit les activités anti-américaines (pour mémoire,
c'est celui qui a mené les époux Rosenberg à la chaise électrique). En tout, il
va passer un an de sa vie à essayer de ne pas en passer trente-cinq derrière
les barreaux.
Nous le
rencontrons à Washington, dans les bureaux du Government Accountability Project
(GAP), une organisation qui représente et défend environ soixante whistleblowers par an. Sur K Street, bien
évidemment, l'avenue historique des cabinets de lobbying et des think tanks.
Les traits émaciés par un combat de plus de six ans qui l'a épuisé mais le
regard d'un bleu toujours patriote, Thomas Drake a longtemps fait partie du
système.
Cet
échalas de 1,90 m, aux cheveux grisonnants, a grandi avec les auditions
télévisées du Watergate ; pour le compte de la CIA, il a travaillé comme expert
en renseignement électronique en Allemagne de l'Est aux grandes heures de la
Stasi ; il connaît le visage de l'espionnage. Mais rien ne pouvait le préparer
à ce qu'il a enduré.
« J'ai vécu l'Etat policier, lâche-t-il en se repeignant et en citant Les Trois Jours du Condor. On
m'a traité comme un espion du KGB pendant la guerre froide. Je suis radioactif.
A la NSA, une seule personne m'adresse encore la parole. » Malgré les pressions, il n'a jamais voulu plaider
coupable dans son affaire, un dossier de plusieurs milliers de pages : « Devant la cour, la vérité ne suffisait
pas. »
Aux
Etats-Unis, les whistleblowers bénéficient
pourtant d'un statut sanctuarisé depuis un siècle et demi, grâce au
Whistleblower Protection Act (en 1863, il s'appelait encore le False Claims
Act). Leur rôle vertueux n'est plus à prouver. Sans eux, la presse aurait bien
du mal à révéler certains scandales. Sans eux, le public n'aurait peut-être
jamais eu connaissance de Guantanamo ou des tortures d'Abou Ghraib, mises au
jour par le soldat Joseph Darby.
« On leur doit les plus grosses révélations des dix
dernières années », renchérit Jesselyn Radack, l'avocate de Drake, une
ancienne du Département de la Justice. Elle défend plusieurs autres clients. Il
faut dire que les candidats ne manquent pas. «
Toutes les relations entre les hommes reposent, cela va de soi, sur le fait
qu'ils savent des choses les uns sur les autres », écrivait le
philosophe allemand Georg Simmel en incipit de Secret et sociétés secrètes.
Aux
Etats-Unis, les relations entre les hommes reposent sur le fait que 4,8
millions de personnes savent des choses sur l'Administration. C'est le nombre
faramineux d'accréditations secret-défense disséminées à travers le territoire.
En 2011, les agences américaines ont dépensé plus de 11 milliards de dollars
pour garder secrets leurs secrets, investis dans du matériel informatique
sécurisé ou des formations à la confidentialité. C'est 30 % de plus qu'en 2009.
Pour un peu, on y verrait presque une bulle spéculative de la cachotterie.
Certains racontent même qu'au Département d'Etat, des employés n'hésitent pas à
classifier cartes de vœux et avis de naissance.
Contre toute attente, de soupapes de sécurité démocratiques
les whistleblowers sont devenus les ennemis numéro 1 de l'Administration. Le
cas de Thomas Drake a été très médiatisé, jusqu'à un long portrait dans The New Yorker.
Mais ce n'est pas le seul, loin de là. En tout, l'administration Obama a déjà poursuivi six fonctionnaires (dont la moitié
au FBI et à la CIA), contre trois avant l'arrivée du si gentil Barack à la
Maison-Blanche.
Le prochain à visiter les prétoires, au mois de septembre ?
Le soldat Bradley Manning, 24 ans, qui
aurait transmis des centaines de milliers de télégrammes diplomatiques à
WikiLeaks. Après avoir échappé de justesse à la peine de mort, il risque fort
de finir sa vie en prison.
Aujourd'hui,
parler est devenu un crime. Comme les Romains, qui plantaient les têtes de
leurs ennemis au bout d'une pique en guise d'avertissement, le gouvernement
veut faire des exemples pour tuer les vocations dans l'œuf. « Le livre le plus facile à censurer est celui qui
n'a pas été écrit », avance Peter Van Buren sur un ton sibyllin.
Il sait de quoi il parle. Après vingt-quatre ans de bons et
loyaux services au Département d'Etat, ce diplomate polyglotte du Foreign
Service, grand chauve à l'air affable, a été mis à pied sans ménagement il y a
quelques mois : son ouvrage sur la reconstruction en Irak (We meant well) n'a pas beaucoup plu à Hillary Clinton. Même les journalistes sont contaminés
par la paranoïa.
Tous ont
en mémoire l'exemple de James Risen, un reporter du New York Times, colauréat du prix Pulitzer, à
deux doigts d'être poursuivi en 2008 pour avoir – devinez quoi – menacé la
sécurité nationale en dévoilant les détails de l'Opération Merlin (une manœuvre
de l'administration Clinton pour retarder le programme nucléaire iranien).
Quand on
leur demande quel est le point de basculement, nos interlocuteurs familiers du
monde du renseignement sont formels : le 11 Septembre. « J'ai su que quelque chose ne tournait pas rond dans
les semaines qui ont suivi les attentats », raconte Thomas Drake.
A
l'époque, il était aux premières loges, à Fort Meade, la base de la NSA, sortie
32 sur l'autoroute, à une vingtaine de miles du centre de Washington. C'est
dans ce bâtiment aveugle ultra classifié, dont l'existence ne fut reconnue
qu'en 1957, que se transmettent les informations les plus sensibles, que
s'élaborent les opérations les plus confidentielles. « La sécurité nationale est devenue une religion
d'Etat, s'inquiète encore Drake. Et
ce n'est plus personnalisé, comme au temps de McCarthy, c'est incarné par toute
l'Administration. »
Le régime
d'exception en vigueur depuis 2001, matérialisé par le Patriot Act ou les
National Security Letters (2), est en train d'être inscrit dans la
Constitution. Officials Secret Act, Shield Act, les projets pullulent, poussant
chaque fois le curseur un peu plus loin. Tous fondaient beaucoup d'espoirs en
Barack Obama, le professeur de droit constitutionnel, qui avait promis de
légiférer en leur faveur. Le retour de manivelle a été violent.
A quelques
blocs des locaux climatisés du GAP, Steven Aftergood est chercheur à la
Federation of American Scientists. Depuis 1989, cet expert reconnu dans tout le
pays étudie méthodiquement les secrets de l'Administration. Dans son bureau du
sixième étage d'un bâtiment anonyme, noyé sous les piles de livres, il tente de
prendre un peu de hauteur sur la situation.
© Grégoire Alexandre
« Obama n'est pas si différent de ses prédécesseurs,
plaide-t-il. Déjà, en 2000, nous avons
failli adopter une législation draconienne vis-à-vis des whistleblowers, et il a fallu le veto in extremis de Clinton pour
que le texte ne passe pas. Cependant, il y a trois facteurs à prendre en
compte. Primo, les moyens technologiques permettent de faire fuiter des
informations plus facilement, mais aussi d'identifier les whistleblowers de façon beaucoup plus rapide. Deusio, il y a
eu un trauma WikiLeaks, et l'Administration veut faire un exemple. Tertio, nous
sommes dans une année électorale, et tous les politiques rivalisent
d'ingéniosité pour serrer la vis. »
Bingo :
quelques jours avant ma visite, trois sénateurs républicains se fendaient d'une
tribune dans le Washington Post titrée « Leaks must be plugged », « Les fuites
doivent être colmatées ». Et tant pis si la Constitution prévoit que le Congrès
ne puisse pas voter une loi contraire au premier amendement, relatif à la
liberté d'expression.
Dans ce
dédale législatif, les whistleblowers pourraient
être livrés à eux-mêmes, chair à canon d'une bureaucratie revancharde.
Heureusement, dans la région de Washington DC, une demi-douzaine de structures
sont là pour leur tracer des itinéraires sécurisés. Pour les épauler au
quotidien, aussi. Une poignée d'avocats se sont d'ailleurs spécialisés dans ces
parties d'échecs interminables. Stephen M. Kohn en fait partie. On pourrait
même dire qu'il a inventé le gambit procédural.
Ami de feu l'historien Howard Zinn, il défend des lanceurs d'alerte depuis 1984, de son
confortable cabinet situé dans une maison en brownstone du
quartier de Georgetown. Il a fondé le National Whistleblowers Center, une
structure pour les protéger, et a même rédigé un guide pratique à leur
intention (3). En ce moment, inutile de dire qu'il ne chôme pas. Son meilleur
conseil ? Venir le voir immédiatement, avant même de sortir la moindre
information. « Sinon,
vous êtes broyés par le système. »
Même s'il
s'inscrit dans de grands principes de démocratie et de transparence, le petit
monde de la fuite est fait de cas particuliers et d'interrogations
personnelles. Surtout, c'est un immense sacrifice humain. « Nous ne voulons pas détruire le gouvernement, nous
voulons le rendre meilleur », soupire Peter Van Buren.
Pour
l'heure, c'est surtout le gouvernement qui semble vouloir anéantir leswhistleblowers. La femme de l'ex-diplomate
craint pour l'avenir de ses enfants, qu'ils soient blacklistés à l'université.
Lui sait qu'il doit déménager, changer de vie. Dans une région (la Beltway, qui
court entre la Virginie et le Maryland) où tout le monde travaille de près ou
de loin pour l'Administration, sortir du bois peut vite vous emmener dans un no
man's land.
Le
placardisé du Département d'Etat raconte même qu'un ancien collègue, effrayé à
l'idée de perdre son job, a dépêché sa femme dans un café pour qu'il lui
remette un exemplaire dédicacé de son livre. Dans leur bouche, un mot revient
inlassablement, « isolement ». « Dans le
meilleur des cas, ils finissent ruinés, au chômage et marginalisés, lâche
Jesselyn Radack. Dans le pire, ils mettent
fin à leurs jours. »
Au moment
de l'abandon des charges qui pesaient contre lui, Drake a ressenti des
symptômes de stress post-traumatique, comme un soldat de retour du front. Il
lui a fallu plus d'un an pour se remettre d'aplomb, apprivoiser les flash-back.
Son propre père a fini par se poser des questions sur sa culpabilité, et son
fils, étudiant en droit, s'est demandé « à
quoi rimait ce bordel ». « Plus ça dure, plus la pression est forte, reconnaît-il,
précisant : Je ne peux pas abandonner mais
le prix est élevé. »
Entre
hypothèques immobilières et familiales, son combat lui a coûté, dit-il, un
million de dollars. Depuis, l'ancien cadre du renseignement s'est inscrit en
doctorat, et il a même trouvé un petit boulot dans une grande entreprise
d'informatique. Malgré les coups qu'on lui a assénés, il tient toujours debout
: « Les Pères fondateurs de ce pays l'ont
énoncé très clairement. Le premier amendement, qui fonde la liberté
d'expression, est un droit mais c'est surtout une responsabilité. »
Sans
statut légal protégé, les whistleblowers français
doivent même composer avec une carence : il n'existe pas de véritable
traduction du mot. Par commodité, on les appelle « lanceurs d'alerte ». Et ils
œuvrent dans le flou. Hormis l'article 40 du Code de procédure pénale, qui
oblige tous les fonctionnaires à dénoncer les infractions dont ils ont
connaissance dans le cadre de leur activité, c'est le vide.
Dotée d'un système rudimentaire d'alertes légales, la Cnil
n'a jamais voulu se pencher sérieusement sur la question, craignant de mettre
sur pied « un système
organisé de délation professionnelle ».
Résultat : peu de Français soufflent dans le sifflet. On pourrait évoquer Sihem
Souid, la fliquette auteur du brûlant Omerta
dans la police. Ou Jean-Luc Touly, terreur des marchés de l'eau, licencié
de Veolia puis réintégré sur décision de justice.
Conseiller
régional Europe Ecologie depuis 2010, ce dernier est également membre
historique d'Anticor, une association qui combat la corruption et les conflits
d'intérêts. C'est d'ailleurs accompagné de son avocat William Bourdon qu'il
était allé réclamer, en 2008, un encadrement du whistleblowing à Gérard Larcher, alors président du Sénat.
En vain. A la faveur du changement de majorité, les militants de la
transparence espèrent inscrire leurs doléances dans l'agenda. Ce n'est pas
gagné.
(1) Créée
en 1952, la National Security Agency (NSA) est la plus secrète des agences de
renseignements américaines. L'un de ses sobriquets l'énonce clairement : «
Never Say Anything », « Ne dites jamais rien ».
(2)
Renforcées après le 11 Septembre, ces requêtes autorisent les agences de
renseignements à réclamer les données personnelles d'un individu à n'importe
quelle entreprise privée (un fournisseur d'accès à Internet, par exemple).
(3) The Whistleblower's Handbook, A step-by-step guide to
doing what's right and protecting yourself aux éditions Lyons
Press, 2011.
Source Télérama Olivier Tesquet