dimanche 3 novembre 2024

Billets-Quand la démocratie vacille

 

 

Quand la démocratie vacille

 

Washington - Mercredi au petit matin, un grand jour de couverture se préparait au bureau de l'AFP à Washington: pas moins de 17 reporters texte, vidéo et photo sur le terrain pour couvrir un des rites les plus importants de la démocratie américaine: la proclamation par le Congrès des résultats de l'élection présidentielle américaine.

(AFP / Olivier Douliery)

Vers 9H00, les photographes Saul Loeb et  Olivier Douliery passaient les contrôles d’accès du Congrès. “Ma mission était de couvrir la procédure de validation des résultats”, explique Saul, photographe de 37 ans spécialisé dans la couverture politique maintes fois primé, qui a déjà vu passer trois présidents américains. “Je me souviens des deux gardes à l’entrée, qui soulignaient à quel point tout était calme. Je n’ai dû passer que les contrôles habituels, pas de check points supplémentaires… alors que normalement, quand tous les leaders des deux chambres sont là,  la sécurité est renforcée”. 

A l'intérieur, le tout Washington: 435 membres de la Chambre des représentants, les délégués de Washington DC, les représentants des autres territoires, 100  sénateurs et leurs escouades d'attachés parlementaires…

A quelques encablures, Donald Trump avait lui donné rendez-vous à ses partisans, arrivés par milliers y compris de Georgie, à plus de 1.000 kms de là, pour “défendre” leur président. Le milliardaire américain avait jusque-là continué à crier sans relâche à la fraude refusant d'admettre la victoire à l’élection présidentielle du démocrate Joe Biden. Au point de reprendre à son compte leur slogan “stop the steal”, “arrêtez le vol”. 

(AFP / Mandel Ngan)

Alors que Saul et Olivier prenaient position au Congrès, le photographe Roberto Schmidt et la journaliste reporter d'images Agnes Bun, avaient rejoint les partisans de Trump: “Il y avait des milliers de personnes, beaucoup d’énergie, la plupart sans masques. Quand Trump est arrivé ils étaient extatiques et puis il a parlé, parlé, parlé et les a invités à marcher vers le Capitole”, témoigne Roberto. 

Le discours avait été précédé d’autres interventions de fidèles de Trump, comme l’ancien maire de New York Rudy Giuliani, qui avait chauffé à blanc la foule avant sa marche pour “sauver l’Amérique”. Les journalistes de l’AFP comme Elodie Cuzin, chargée de la politique américaine, connaissent bien ces militants se revendiquant de la mouvance d’extrême droite.

(AFP / Roberto Schmidt)

Il y avait notamment un homme affublé d’une coiffe de bison qui deviendra un des protagonistes, en images, de l’émeute : Jake Angeli avait déjà été aperçu à de nombreuses reprises lors de manifestations pro-Trump à Phoenix, dans l'Arizona. Comme l’a raconté Ivan Couronne, il se présente comme “un de soldat numérique de QAnon, la mouvance complotiste dont Donald Trump est le héros et qui a vu l'intrusion de mercredi comme un triomphe”. D’autres se qualifient de “nationalistes blancs”, ou “libertariens”. 

“Nous sommes des patriotes, sur le front en Arizona, qui voulons amener notre énergie positive à (Washington)”, écrivait Jake Angeli dans un message posté en décembre sur le réseau social des ultra-conservateurs Parler.

“On va marcher sur Pennsylvania Avenue, on va se rendre au Capitole” leur a dit Donald Trump vers 13h10. L’objectif, expliquait-il à ses supporters, est de convaincre le vice-président Mike Pence, chargé d’annoncer le vainqueur, de prendre la bonne décision en refusant de se plier au protocole. “Nous ne voulons pas que notre élection soit volée… J’espère que Mike va faire ce qui est correct”. 

A la mi-journée, Roberto s'était éloigné quelques instants pour transmettre ses photos: “Et puis j’ai entendu des bruits de détonations, alors je suis retourné à vive allure vers le Congrès. J’ai vu comment la foule renversait les  barrières qui entouraient le bâtiment où les estrades pour la cérémonie d’investiture de Joe Biden le 20 janvier étaient déjà installées. Il n’y avait pas assez de policiers.” 

(AFP / Roberto Schmidt)

(AFP / Roberto Schmidt)

“J’ai rapidement cherché une position en hauteur, d’où je pourrais montrer ce qui se passait. Du côté de la façade principale, Il y a plusieurs terrasses successives, et ils franchissaient un niveau après l’autre, pendant que certains escaladaient les échafaudages des estrades”. 



“J’ai couvert un nombre incalculable de meetings de Trump et généralement, la plus grande menace c’est que la plupart des supporters ne portent pas de masque. Mais là, j’ai senti que c’était différent”, témoigne de son côté la journaliste reporter d'images Agnes Bun: “avant même de s’approcher du Capitole, ils étaient agités. Les partisans du président n’arrêtaient pas d’insulter les journalistes, qualifiés de fake press, quand ce n’était pas un crachat ou des insultes racistes notamment à l’égard de journalistes aux traits asiatiques”.

(AFP / Alex Edelman)

“Française d’origine asiatique, j’étais de plus en plus mal à l’aise, presque rassurée de pouvoir me cacher derrière mon masque. Quand ils ont commencé à courir vers le Capitole, je n’en croyais pas mes yeux. Je me disais: la police va les repousser ! Et je voyais le contraire se produire... et puis j’ai capturé le moment où ils entraient”.

Agnes, rejointe par la JRI Diane Desobeau pour ne pas être seule face à une foule hostile, a ensuite vu comment les manifestants entouraient un groupe de journalistes, dont bon nombre ont dû prendre la fuite, laissant caméras, trépieds et micros derrière eux. La reporter Camille Camdessus a ensuite vu comment ils s'acharnaient sur le matériel, une scène qu'elle a filmée. “J’ai rarement vu autant de haine contre la presse”, dit Agnes.

A l’intérieur Saul Loeb avait profité d’une suspension de séance pour aller transmettre ses clichés, quand soudain les hauts parleurs ont diffusé un message d’alerte dans tout le bâtiment. “Réfugiez-vous où vous êtes. Fermez la porte et ne bougez pas”, a-t-il entendu.  Les manifestants, venaient d'entrer, par l'avant et l'arrière du Congrès, suivis par Roberto, qui avait escaladé avec eux un échafaudage. 

(AFP / Roberto Schmidt)


(AFP / Roberto 
Schmidt)

“J’étais dans un bureau pour la presse au troisième étage, nous avons entendu un bruit sourd et lourd et.. évidemment, nous avons fait le contraire de ce qui était demandé et couru vers l’origine du bruit, au 2ème”, se souvient Saul. 

(AFP / Saul Loeb)

“Quand je suis arrivé au niveau de la Rotonde centrale, ce lieu symbolique situé entre la chambre des représentants et le Sénat, des centaines de supporters l’avaient envahie. 

(AFP / Saul Loeb)

Des jeunes et des vieux, beaucoup accoutrés comme s’ils appartenaient à une milice, avec des vêtements militaires et des casquettes rouges de la campagne Maga (Make america great again) de Donald Trump. Ils envahissaient l’immeuble et criaient. Je n’avais jamais vu une scène pareille aux Etats-Unis, je me disais: This is really bad, cela ne sent pas bon. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner: des messages de mes chefs, de ma famille, qui savaient tous que j’étais là et s’inquiétaient”.     

(AFP / Saul Loeb)

(AFP / Saul Loeb)

Pendant ce temps, la police évacuait la chambre des représentants et le Sénat à toute allure, des scènes capturées par deux photographes de l'agence Getty, partenaire de l'AFP.

La police du Capitole pointe ses armes sur une porte vandalisée par des manifestants (GETTY IMAGES / AFP Drew Angerer)

Pendant ce temps, d'autres agents évacuent à toute allure les parlementaires (GETTY IMAGES / AFP / Drew Angerer)

(GETTY IMAGES / AFP / Win Mcnamee)

“Il y avait aussi beaucoup de rumeurs, sur ce qui se passait à l’extérieur”, se souvient Olivier Douliery, également en mission au Congrès ce jour-là. Avant que le bâtiment ne soit bouclé pour rétablir l'ordre, “j’ai décidé de chercher un endroit pour photographier la foule à l’extérieur et trouver un autre point de vue. Je frappais aux portes. A un moment donné je me suis aventuré dans un escalier en colimaçon, qui débouchait sur un couloir sans issue et j'y ai trouvé un bureau qui avait une position idéale, centrale, pour photographier la foule. C'est pendant que j'ai pris ces images que j'ai appris que des manifestants étaient rentrés ”. 


(AFP / Olivier Douliery)

Puis il tente de rejoindre Saul. "Là j’entends des voix, des cris. Les manifestants, armés de drapeaux pro-Trump sont déjà dans l’escalier en colimaçon. Ils montent ! Je décide de rebrousser chemin pour prévenir au plus vite la quinzaine de personnes -- des employés parlementaires -- qui se trouvaient dans les bureaux au bout de l’escalier”. “Ils arrivent, ils montent !”

“Le groupe décide de se barricader. Je rentre avec eux. Ils prennent des fauteuils, des tables.. Et évitent de parler ou de faire le moindre bruit pour ne pas attirer l’attention des manifestants.  Au même moment nous apprenons par un texto qu’il y a eu un coup de feu. On ne sait pas trop ce qu’il se passe.  Une télé est branchée sur CNN, mais pour rester discrets le son a été coupé. D’ailleurs, CNN, qui diffusait des images de l’intérieur s’est arrêtée, c’était devenu trop dangereux pour son équipe.  J’étais bloqué là. Je me suis dit que je ratais plein de choses ! Et puis j’ai réfléchi, puisque je suis ici, avec eux, c’est ce que je vais raconter”.

(AFP / Olivier Douliery)

(AFP / Olivier Douliery)

Les images d’Olivier, comme celles de Saul, ont fait le tour du monde.  Pendant que Saul photographiait les manifestants, Olivier, lui aussi rôdé aux couvertures politiques, racontait ce qui se passait derrière les portes des bureaux où le tout-Washington s’était réfugié. Le b.aba des manuels de journalisme: il faut pouvoir raconter l’action et la réaction. 

Saul, profite de sa connaissance du Congrès pour aller au contact des manifestants: “J’avais l’avantage de connaître les lieux comme ma poche. Je connaissais les passages secrets. Je me suis dirigé vers la Chambre des représentants. Les militants que j’avais vu se photographiaient dans la rotonde ou ailleurs, impressionnés par les lieux. Ils ne semblaient pas avoir un grand plan.

(AFP / Saul Loeb)

Et puis je me suis rendu dans les bureaux de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants. Le troisième personnage de l’Etat par ordre d’importance ! J’y ai vu des militants qui regardaient les écrans que les attachés parlementaires n’ont pas éteint dans leur fuite, les téléphones laissés sur les tables, les courriers et papiers peut-être confidentiels qui trainaient. Une femme s'était même permis d’allumer une cigarette. Ils sont une dizaine et se comportent comme si ces lieux leurs appartenaient. Et puis il y a ce type, qui s’est installé au bureau de Nancy Pelosi, les pieds sur la table”. 

(AFP / Saul Loeb)

Cette photo, incarnant l’affront à un des symboles de la démocratie américaine, a été reprise par des centaines de médias dans le monde, y compris les grandes chaînes américaines. Un manifestant a laissé un mot, menaçant: Nous ne ferons pas marche arrière.

(AFP / Saul Loeb)

Depuis son bureau barricadé, Olivier transmet aussi des photos. “De temps en temps je regardais par la fenêtre, et je voyais des manifestants qui escaladaient de partout. A un moment donné nous avons entendu de nouvelles détonations, sans doute de tirs de gaz lacrymogènes. Puis est arrivée la confirmation d’un premier mort, une manifestante. L’ambiance dans ces bureaux était étrange. Personne ne parlait. Chacun était dans son coin sur son téléphone. Soudain, c’était le calme à l’extérieur. Et puis, un peu plus tard, nous avons entendu de nouveaux cris. 

(AFP / Olivier Douliery)


(AFP / Olivier Douliery)

Police ! Police ! Ouvrez. Les gens autour de moi hésitaient: et si c’était des manifestants se faisant passer pour des policiers ? Décision est prise d’ouvrir. On retire les canapés. Et des policiers en tenue de combat du FBI font irruption en criant: Les mains en l’air !! Moi, je continue quand même à shooter, la scène était surréaliste. Ils passaient dans tous les bureaux à la recherche de manifestants. Ils nous demandent nos accréditations et nous font tous sortir. Nous passons par un tunnel étroit, très nombreux, escortés par des policiers surarmés qui ont au préalable sécurisé les voies d’évacuation”. 

Est-ce qu’ils préparaient un coup, un mot employé par certains médias mercredi soir ?

(AFP / Roberto Schmidt)

“Certainement pas”, répond Roberto Schmidt, habitué des guerres et conflits: “Dehors ils voulaient manifestement semer la pagaille, mais personne ne s’attendait à ce qu’ils franchissent les cordons de police. Quand ils ont vu le peu de résistance des policiers, cela les a poussés à continuer. En les voyant déambuler dans le Congrès que beaucoup n’avaient jamais vu, cela m’a fait penser à une couverture en Haiti, il y a des années: une foule avait envahi un hôtel de luxe. Tout ce que les gens voulaient c’était se baigner dans la piscine ! 

(AFP / Saul Loeb)

Peu à peu les forces de l’ordre ont repris le contrôle. Ils les repoussaient 10-15 mètres en arrière, puis faisaient une pause.

“La démocratie américaine est fragile, mais cela n’a rien de surprenant. Pendant des années, des politiques ont laissé se développer ce mouvement, lui ont donné de l’oxygène. La réalité de l’Amérique profonde n’a rien de nouveau, elle a juste envahi Washington ce jour-là. Ici les gens vivent comme dans une bulle, ils ignorent ce qui se passe dans le monde, pensent que l’Amérique est grande, attaquée seulement par des ennemis extérieurs. Et là, ils sont choqués, ils disent: +this comes from within+, l’ennemi est à l’intérieur”, estime Roberto Schmidt, un germano-colombien de 54 ans qui a  remporté plusieurs prix de photographie.  

(AFP / Getty Images / Drew Angerer)

Une fois le Congrès sécurisé, Saul Loeb et Olivier Douliery ont pour leur part regagné la séance où les élus ont décidé de terminer la certification des votes de la présidentielle, quoi qu’il en coûte. Le vice-président Mike Pence n’a pas cédé aux pressions de Donald Trump et il a confirmé, comme c’est l’usage, l’élection de Joe Biden comme 46ème président des Etats-Unis, vainqueur par 306 voix de grands électeurs contre 232. Et celle de Kamala Harris, première femme noire accédant à la vice-présidence, contre lui-même Mike Pence. 


Les urnes avec les voix des représentants du collège électoral, transportée en vue de leur certification après la reprise de la séance (AFP / Olivier Douliery)

“Finalement, le processus n’a été retardé que de quelques heures”, constate Saul, l’action des manifestants ayant produit un effet contraire à celui recherché: paradoxalement, un certain nombre de représentants républicains, choqués par les événements, ont renoncé à contester le vote.

Les équipes de l’AFP ont petit à petit plié bagage, entre 4h00 et 6h00 du matin, dans le froid de la nuit hivernale de Washington, où un couvre-feu avait été imposé. Le Congrès est désormais entouré de barrières de 2,5 mètres de haut.. Comme la Maison Blanche, qui s’était barricadée, il y a quelques mois, face au mouvement Black Lives Matter. 

(AFP / Brendan Smialowski)

Récit écrit à partir des témoignages d'Agnes Bun, Olivier Douliery, Saul Loeb et Roberto Schmidt  à Washington DC. Edition et mise en page: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.

 

Source : https://making-of.afp.com/quand-la-democratie-vacille

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Olivier Douliery

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Billets-“Gauche prolo” contre “gauche bobo”

 

“Gauche prolo” contre “gauche bobo”

La guerre des gauches “Gauche prolo” contre “gauche bobo” ? Trois essayistes dénoncent les dérives culturelles et modernistes de leur camp. Un réquisitoire parfois emprunté à la droite…

Les mains en l'air, la gauche ! Une salve de critiques vient de s'abattre sur elle, ne laissant même pas le temps aux socialistes de savourer le succès de leurs primaires. Un feu nourri qui vient... de son propre camp. Chef du peloton d'exécution : Jean-Claude Michéa, qui, dans son essai Le Complexe d'Orphée, voue aux gémonies le libéralisme politique et culturel de la majorité des penseurs et de tous les candidats de gauche comme d'extrême gauche.


Philosophe radicalement anticapitaliste et antilibéral, inspiré par le socialisme de George Orwell, Michéa critique cette « religion du progrès » qui a perdu sa famille politique, attirée comme une mouche par tous les mirages de la modernité. Cette fuite en avant n'est que la traduction du complexe d'Orphée dont elle est victime : un infernal Hadès lui interdirait aussi de se retourner. Incapable de regarder en arrière, la gauche considère tout ce qui vient du passé comme ringard et se délecte de sa « fascination béate pour tout ce qui est nouveau ».

Les élites de gauche, “ses artistes, ses
journalistes et ses intellectuels bien-pensants”
n'auront jamais, estime Jean-Claude
Michéa, la “décence ordinaire” du peuple.

Faisant en contrepoint l'« éloge du rétroviseur », Michéa veut retrouver un usage positif du terme « conservateur », ce mot que la gauche diabolise à tout-va, elle qui a toujours peur de « devenir un peu réac sur les bords, voire limite facho »... Lui préfère le sens des limites à la célébration de la transgression, et l'enracinement dans des particularismes aux nouvelles technologies, déréalisantes et mondialisées.
L'Auberge espagnole, qui exalte le « mode de vie bohème des étudiants issus de la bourgeoisie européenne » – bref, le nomadisme généralisé –, il préfère encore l'esprit « anarchiste tory » (anarchiste conservateur) des films de Jacques Tati, John Ford, Robert Altman ou Clint Eastwood. Et donnerait tous les branchés du monde pour un seul « employé amateur de pêche à la ligne » ou « une petite veuve qui promène son teckel ». Les élites de gauche, « ses artistes, ses journalistes et ses intellectuels bien-pensants » – en première ligne se trouvent LibérationLes Inrockuptibles, Canal+ –, n'auront jamais, selon lui, la « décence ordinaire » du peuple, cette qualité morale naturelle, doublée d'un comportement social, qui consiste à savoir donner, recevoir et rendre...

“La gauche a indubitablement abandonné
les couches populaires traditionnelles issues du
monde ouvrier au profit des couches moyennes.”
Jean-Pierre Le Goff

La critique est virulente. A la lire, on peut parfois se demander si elle n'est pas la version déguisée, « gauchisée », d'un populisme de droite en pleine effervescence. Attaquer la Fête de la musique pour défendre les manifestations du 1er Mai, ironiser sur la drag-queen en vue de réhabiliter l'ouvrier, est-ce vraiment efficace, et constructif ? Michéa esquive le coup, raillant les petits soldats de la « croisade antipopuliste (ou démophobe) », celle-là même que mène « l'ensemble des médias officiels »...

Et il trouve un soutien en Jean-Pierre Le Goff : « Dire, comme Michéa, qu'il existe une fracture entre les couches populaires et l'élite sociale et politique n'est pas populiste, nous confie le sociologue. La gauche a indubitablement abandonné les couches populaires traditionnelles issues du monde ouvrier au profit des couches moyennes. Elle a trop souvent méprisé le peuple. »


Michéa, en tout cas, n'est pas un cas isolé. L'anthropologue marxiste Jean-Loup Amselle s'en prend, lui, à la gauche postcoloniale et multiculturelle, responsable de L'Ethnicisation de la France, titre de son dernier livre. Par ethnicisation, ce spécialiste de l'Afrique désigne le processus issu du multiculturalisme qui, en reconnaissant les identités singulières, fragmente la République universelle : « La découpe d'entailles verticales au sein du corps social a eu pour effet de mettre au rancart et de ringardiser la lutte des classes et les combats syndicaux. Il est devenu beaucoup plus chic pour les couches ethno-éco-bobo, ainsi que pour leurs représentants médiatiques, de promouvoir les identités culturelles et de genre (gay, lesbien, queer) [...]. Les identités fragmentaires ainsi dégagées ont constitué autant de niches de consommateurs traquées par les agences de publicité et de marketing. »

En vantant la diversité, dans une position
symétriquement inverse à celle de l'extrême droite,
la gauche enferme les individus dans des
“ghettos géographiques et identitaires”,
dénonce Jean-Loup Amselle.

Un réquisitoire massif : en préférant toujours la diversité, dans une position symétriquement inverse à celle de l'extrême droite, la gauche a enfermé les individus dans des « ghettos géographiques et identitaires », dénonce Amselle, devenant complice de la stigmatisation et du climat raciste ambiants. L'essor du multiculturalisme n'a pas suivi le modèle américain : il s'est accompagné en France d'une hausse de la xénophobie, d'un renforcement de l'identité blanche et du « repli frileux » sur les « petites patries » – le syndrome Bienvenue chez les Ch'tis.

D'un côté, Amselle critique ces particularismes que Michéa défend. De l'autre, il trouve en l'auteur du Complexe d'Orphée un frère d'armes dans la bataille contre l'idéologie libérale globalisée et consommatrice. Les deux partagent en outre la nostalgie d'une vision du monde plus sociale, moins culturalisée, qui a peut-être de beaux lendemains.

« Il est temps de clore le tournant moderniste et culturel de la gauche, ouvert dans le sillage de Mai 68, précise pour nous Jean-Pierre Le Goff, qui vient de publier La Gauche à l'épreuve, cartographie de la période 1968-2011. La gauche a trop cherché à surfer sur les modes ; elle a glissé de la question sociale vers la question culturelle quand elle s'est avérée impuissante à lutter contre la désindustrialisation et le chômage de masse. La question sociale revient aujourd'hui en force à cause de la crise. La gauche doit entreprendre un vrai questionnement critique. »


Salutaire critique ? En prenant pour cible le progrès et le multiculturalisme, en se réappropriant des questions laissées à l'extrême droite (l'origine, la nation, etc.), Amselle et Michéa remettent en question les valeurs d'ouverture et de tolérance prônées par cette gauche bobo et consensuelle qui nous promet « l'unification du genre humain sous la double enseigne des droits de l'homme et du marché mondialisé ». Mais en voulant nous sortir de cet angélisme, ils tombent eux aussi, bien souvent, dans la caricature.

En quoi la défense des paysans du Larzac
devrait-elle passer par le mépris des clandestins ?
En quoi la volonté de délivrer le peuple de son image
négative devrait-elle discréditer le combat antiraciste ?

Echantillon : Michéa épingle « le temps de SOS Racisme » et la « médiatique et décorative » défense de la lutte citoyenne contre toutes les formes de discrimination. Amselle s'en prend à la pensée de la négritude d'Aimé Césaire ou à la créolisation d'Edouard Glissant. En quoi, par ailleurs, la défense des paysans du Larzac devrait-elle passer par le mépris des clandestins de l'église Saint-Bernard ? En quoi la volonté de délivrer le peuple de son image négative (Beaufs, Deschiens, Groseille, Bidochon ou Dupont Lajoie, inventorie Michéa) devrait-elle discréditer le combat antiraciste ?


Une telle logique substitutive culmine dans un troisième assaut, mené par Hervé Algalarrondo, journaliste au Nouvel Observateur. Dans La Gauche et la Préférence immigrée, il pousse à l'extrême la réflexion de Michéa et d'Amselle : à l'ouvrier, auquel elle a tourné le dos, la gauche ­intellectuelle aurait tout bonnement substitué l'immigré. Prolophobe et xénophile, la gauche... Et sa « préférence immigrée » serait – rebelote – le pendant de la préférence nationale du FN : « En privilégiant les immigrés sur les autres catégories ­populaires, la "gauche bobo" suggère que les "petits Blancs" constituent la lie de la société française. »

“L'argument de la pente glissante fait le jeu de la
droite. ll faut être capable d'aborder les questions
qui fâchent, de mener un débat argumenté,
fondé sur la raison et non sur l'idéologie.”
Jean-Pierre Le Goff

L'au­teur fait son miel du rapport de Terra ­Nova publié en mai 2011, dans lequel le think tank socialiste conseillait à la gauche d'abandonner électoralement les couches populaires, « pessimistes » et « conservatrices » (ses valeurs : « ordre et sécurité, refus de l'immigration et de l'islam, rejet de l'Europe, défense des traditions »), au profit de catégories plus ouvertes, comme les urbains, les diplômés, les minorités des quartiers populaires les jeunes. Autant de conseils cyniques qui ne feraient que « théoriser la pratique quotidienne de la gauche, aussi bien communiste que socialiste »...

Le corps criblé de la gauche bougera-t-il encore après ces tirs croisés ? Ces critiques redynamiseront-elles la réflexion ? Quand ils agitent l'épouvantail du racisme anti-Blancs, lorsqu'ils dressent l'un contre l'autre drapeau bleu-blanc-rouge et peuple black et beur, nos auteurs ne s'engagent-ils pas sur une pente glissante, douteuse ?

« Cet argument de la pente glissante a souvent fait le jeu de la droite, rétorque Jean-Pierre Le Goff. ll faut aujourd'hui être capable d'aborder toutes les questions qui fâchent, de sortir de la logique des camps, des étiquettes. Il faut mener un débat argumenté, fondé sur la raison et non sur l'idéologie. » Orphée s'en remettra-t-il ? La séquence qui s'ouvre, jusqu'à l'élection présidentielle, nous dira en tout cas si la gauche a su retrouver son Eurydice...


Source Juliette Cerf (Télérama) 

samedi 2 novembre 2024