Bitcoin : le jour du digital gold est arrivé
Tout ce que vous voulez savoir sur
la monnaie cryptographique sans jamais oser le demander !
La valeur du bitcoin a
progressé de 125 % en 2016, bien plus que n’importe quelle autre devise, une
surperformance constatée chaque année depuis 2010, à l’exception de 2014. Le
S&P 500, l’indice de référence des marchés actions aux États-Unis, a gagné
9,5 % l’année dernière. Les marchés européens, aux performances désespérément
modestes, font figure de parents pauvres dans cette orgie spéculative.
Comment le bitcoin
a-t-il emporté un tel succès ? Depuis sa création il y a seulement 9 ans par un
certain Satoshi Nakamoto, le pseudonyme d’un génie de la cryptographie dont le
vrai nom n’a pas été découvert, la nouvelle monnaie électronique a été secouée
par de violents soubresauts à cause de ses accointances avec les marchés de la
drogue et le blanchiment d’argent sale.
De ces crises, il est
toujours sorti par le haut. La question de sa disparition n’est plus
aujourd’hui à l’ordre du jour. Elle a été remplacée par une autre : comment se
fait-il que les Chinois aient mis la main sur cet étrange “or digital” ? Et
quelles sont les conséquences de cette prise de pouvoir monétaire ?
Enfin, toute la
bitcoin-sphère est en ce moment en ébullition, car elle attend de la décision
que doit prendre, aujourd’hui, aux États-Unis, la Securities and Exchange
Commission (SEC). Il s’agit de statuer enfin sur une demande d’autorisation qui
lui a été soumise il y a près de quatre ans par les jumeaux Cameron et Tyler
Winklevoss. En cas de feu vert, il s’agirait du premier fonds indiciel coté
dédié au bitcoin.
L’attente de cette
décision a déjà fait remonter le cours du bitcoin au-dessus de 1 000 dollars.
Si la SEC donne son autorisation, le cours pourrait monter à 3 000 dollars,
voire 5 000 dollars. Pour les petits malins qui ont emmagasiné des bitcoins sur
leurs ordinateurs, ne sera-ce pas le casse du siècle ?
Le bitcoin Quèsaco
Détour par les Gaulois
et une petite île du Pacifique pour comprendre les ressorts d’une monnaie qui
n’a pas besoin de “tiers de confiance”.
Il faut d’abord
comprendre en quoi consistent le système Bitcoin et la Blockchain qui le
supporte.
Le chemin de cette
connaissance passe l’histoire de “nos ancêtres les Gaulois”. L’idée est que
s’ils avaient disposé d’une blockchain, ils n’auraient pas perdu la guerre
contre César ! Le récit que vous allez lire est une fiction. Toute ressemblance
avec des personnages réels ne peut être que fortuite.
Un épisode de la Guerre des Gaules
À un certain moment de
la Guerre des gaules, deux armées, à peu près équivalentes en nombre et en
armes, faisaient face à César. Respectivement commandées par Goudurix et
Keskonrix, ces armées étaient séparées par une distance qu’un cavalier pouvait
franchir au galop en un quart d’heure minimum, au risque d’être capturé par les
Romains. En attaquant ensemble, les deux armées pouvaient battre celle de
César. Mais César pouvait battre séparément chacune d’entre elles.
Goudurix et Keskonrix
sont dans une relation de pair à pair, comme on dit dans le jargon
d’aujourd’hui, dérivé du peer-to-peer anglais (en abrégé P2P). Le problème qui
se pose à eux est une question de vie ou de mort pour chaque combattant, y
compris pour les plus hauts gradés – les rares prisonniers que l’on faisait en
ce temps-là étaient promis à un sort pire que la mort, comme en témoigne le
destin du malheureux Vercingétorix. Si Goudurix et Keskonrix n’attaquent pas
ensemble, ils seront battus par César. Il faut donc qu’ils attaquent ensemble.
Mais comment vont-ils coordonner leur action ?
“Nos ancêtres les
Gaulois” s’ils avaient disposé d’une blockchain, n’auraient pas perdu la guerre
contre César !”
Conscient de l’enjeu,
Goudurix prend l’initiative et fixe le jour et l’heure de l’attaque. Il envoie
un messager à Keskonrix pour lui faire part de son intention d’attaquer si
Keskonrix est d’accord pour attaquer lui aussi le même jour à la même heure. Il
lui demande donc de lui renvoyer le messager pour lui confirmer cet accord.
Toujours au risque de se faire capturer par la cavalerie romaine, le messager
mettra un quart d’heure pour revenir auprès de Goudurix et lui confirmer que
Keskonrix a bien reçu le message et qu’il est prêt à attaquer au jour et à
l’heure indiqués dans le message.
Bien sûr, Keskonrix
fait comprendre dans ce même message qu’il n’attaquera pas seul et ne le fera
que s’il sait que Goudurix a accusé réception de son accord. Mais alors, pour
que Goudurix attaque, il faut qu’il sache que Keskonrix a bien reçu l’accusé de
réception qu’il lui envoie par le même messager. Mais Goudurix n’attaquera que
s’il a reçu l’accusé de réception de l’accusé de réception. Etc.
Bref, l’attaque n’aura
lieu que si Goudurix sait que Keskonrix sait que Goudurix sait que Keskonrix
sait… et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est dire qu’en fait, l’attaque
n’aura pas lieu et que les Gaulois seront vaincus. Et voilà pourquoi, finalement,
César, à son retour à Rome, a pu déclarer devant le Sénat “Veni, Vidi, Vici”…
En langage
contemporain, on dit que Goudurisk et Keskonrisk ne peuvent acquérir une
“connaissance commune” par des transmissions “asynchrones” (un quart d’heure
pour aller d’un général à l’autre) et “non fiables” (le messager peut périr en
route ou être fait prisonnier).
Goudurix et Keskonrisk
pourraient tenter de résoudre leur problème en installant le messager sur une
colline suffisamment élevée pour que les signaux émis par sémaphore ou par des
ronds de fumée – codés bien sûr, pour ne pas être compris par l’ennemi – soient
visibles exactement au même moment par les deux généraux gaulois.
On dira dans le jargon
actuel qu’ils ont installé entre eux un “tiers de confiance”, un de ces
middlemen que l’on rencontre si souvent dans les négociations entre des
personnes qui ne peuvent se connaître directement, notamment dans le commerce
international (d’où les confréries, les guildes, les ligues, les mafias, etc.).
Mais alors on sort d’une relation pair à pair (P2P), horizontale, pour entrer
dans un système centralisé – une dérive que le Bitcoin veut éviter à tout prix,
comme on le verra.
Qui garde les gardiens eux-mêmes ?
Comment et pourquoi,
en effet, faire confiance au “tiers de confiance”, même s’il a l’agrément des
deux parties ? C’est un problème vieux comme le monde, évidemment, mais qu’a
posé d’une manière remarquable un certain Juvénal, satiriste latin du premier siècle
après J.-C. Il avait peut-être entendu parler des victoires de César en Gaule
et ailleurs, qui étaient encore dans toutes les mémoires.
Mais se préoccupant
surtout de la garde des femmes, ce poète qui se méfiait du Beau Sexe, posait la
question : “Quis custodiet ipsos custodes ?” – Qui garde les gardiens
eux-mêmes ? Il supposait que le pouvoir érotique des femmes était tel que les
hommes préposés à leur garde céderaient tôt ou tard à leurs charmes. La
question est fascinante non tant par le problème que posait Juvénal, mais parce
qu’elle est infiniment “régressive”.
De fait, à supposer
que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ?
et ainsi de suite. Tout à l’heure, la connaissance commune était impossible.
Ici, c’est la confiance elle-même qui est impossible.
“A supposer que l’on
trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ? et ainsi
de suite”
Aussi bien, la
question de Juvénal a-t-elle été évoquée, et même convoquée, au cours des
siècles, pour toutes sortes de sujets moins frivoles, comme par exemple la Loi
fondamentale de tel ou tel pays (qui garde les gardiens de la Constitution ?).
Ou encore le système bancaire. À supposer qu’une banque centrale soit en charge
de la surveillance des banques, qui garde la banque centrale ? Question tout à
fait actuelle que l’on se pose tous les jours.
Beaucoup de mystère
entoure la naissance du Bitcoin, mais ce n’est sans doute pas tout à fait un
hasard s’il est né en 2008, l’année fatidique où l’ensemble du système bancaire
mondial était secoué par une défiance que l’on n’avait pas vue depuis la méga-crise
de 1929. Cette entrée en scène était d’autant plus fracassante que l’OVNI
numérique qui se présentait comme une nouvelle monnaie prétendait résoudre la
question que Juvénal aurait pu poser s’il avait été un économiste : qui garde
les gardiens de la monnaie ?
Embarquement pour Yap
Pour avancer dans
notre connaissance de la manière dont le Bitcoin résout tout à la fois les
problèmes de la connaissance commune et de la confiance pair à pair, il nous
faut quitter l’Europe aux anciens parapets pour une croisière dans le
Pacifique. Faisons donc escale à Yap, l’une des Îles Carolines, avec comme
guide un certain William Henry Furness III. Cet anthropologue américain y passa
plusieurs mois en 1903. De l’étrange système monétaire qui gouvernait les
échanges à Yap, Furness tira un livre, ‘The Island of Money Stone’, fort
intéressant pour notre propos.
L’île était dépourvue
de ces métaux que d’autres peuplades, mieux pourvues par la nature,
choisissaient comme moyens de paiement. Aussi les Yapiens avaient-ils recours à
de la pierre pour “fabriquer” de la monnaie. Pas n’importe quel caillou
évidemment. Il s’agissait de grosses pierres solides, épaisses, de 30 cm à
3,6 m de diamètre, tirées d’une carrière qui se trouvait dans une île voisine à
plus de 600 km de là. Ces pierres, après avoir été extraites – “minées” dans le
langage du Bitcoin – étaient acheminées sur des radeaux jusqu’à leur île par
des Yapiens, habiles navigateurs.
Des pierres comme moyens d’échange
Ensuite, ces mêmes
pierres servaient de moyens d’échange, avec cette particularité qu’étant trop
lourdes pour être déplacées, elles restaient immobiles, ne bougeant plus de
l’endroit où on les avait débarquées. Chaque Yapien avait en mémoire, à un
moment donné, le montant de monnaie dont il disposait à la suite d’échanges, de
travail, d’héritage, de dons.
Il connaissait aussi
les “sommes” dont disposait chacun des habitants de l’île. Autrement dit,
chacun se souvenait pour chaque pierre de l’ensemble des transactions pour
lesquelles elle avait servi d’instrument d’échange. Depuis qu’elle avait été
apportée sur l’île, chaque pierre portait – dans le souvenir des Yapiens – la
trace des transactions dont elle avait été le truchement.
Ces braves gens
devaient avoir une capacité phénoménale de mémorisation pour savoir à n’importe
quel moment qui avait quoi sur leur île, et de qui il le tenait. Il est vrai
qu’ils n’avaient pas inventé quelque écriture que ce soit, ce qui les obligeait
à apprendre toutes sortes de choses par cœur. Qui a dit que l’oralité est une
force qui ne s’efface pas ? La sophistication du système yapien était poussée
très loin, comme on va le voir par l’anecdote que raconte William Furness.
Cette pierre inconnue
L’anthropologue
s’était fait un ami sur place, du nom de Fatumak, en qui il avait toute
confiance. Et Fatumak lui avait certifié qu’il y avait dans le village voisin
une famille dont la fortune était bien connue de tous, matérialisée par une
énorme pierre. Un ancêtre était à l’origine de l’expédition qui avait permis de
rapporter ce trésor.
Pourtant personne, pas
même les membres de cette opulente famille, n’avait vu cette pierre. Et pour
cause ! Depuis deux ou trois générations, cette pierre gisait par trente mètres
au fond de la mer. Au moment d’aborder la plage de Yap, en effet, l’équipage de
l’esquif avait subi une violente tempête et pour sauver leur peau, les
navigateurs s’étaient séparés du radeau où ils avaient installé leur pesant
butin, lequel fut immédiatement englouti par les flots.
Depuis cet accident
dont il fut reconnu que personne n’était responsable, la pierre gisait à trente
mètres au fond de l’eau. Avec les moyens de l’époque, il était évidemment
impossible de la sortir de là. Mais à quoi bon ? Cette énorme pierre avait
autant d’existence que les autres pierres disséminées un peu partout dans l’île
d’Yap. Elle était inscrite dans la mémoire de tous les Yapiens. Pourquoi ne
resterait-elle pas immobile comme les autres, fût-ce au fond de l’eau et
strictement invisible ?
Banque centrale avant la lettre
S’ils avaient inventé
l’écriture, les Yapiens auraient peut-être été tentés d’installer au centre du
système un personnage qu’ils auraient chargé de tenir le livre des comptes des
habitants de l’île, une sorte de banque centrale avant la lettre.
Les Yapiens auraient
pu alors se passer de mémoriser l’ensemble des transactions de chacun avec
chacun ainsi que l’historique de chaque pierre, visible ou invisible.
Évidemment, le personnage au centre, ce “tiers de confiance”, devait être
insoupçonnable de la moindre tricherie. Comment en être sûr ? Ce gardien des
comptes, qui le garderait ? Même s’ils n’avaient jamais entendu parler de
Juvénal, les Yapiens seraient tombés dans le piège de la question que le poète
latin avait posée à l’autre bout du monde.
Mais justement ! Ne
sachant ni lire ni écrire, ils nous ont laissé la trace d’un système monétaire
effectivement décentralisé et sans gardien. Une trace bien vivante bien
qu’inconsciente : Narayana Kocherlakota, président de la Federal Reserve Bank
of Minneapolis, a écrit tout un papier pour démontrer que “d’un point de vue technologique, la monnaie était
équivalente à une forme primitive de mémoire”. Alors même qu’il paraît
ignorer tout de l’exemple yapien !
Après l’exemple yapien
Supposons maintenant
que ces mêmes Yapiens disposaient de la formidable puissance de mémoire et de
calcul dont jouit aujourd’hui le moindre de nos ordinateurs ou de nos
smartphones. Alors ils se seraient passés de toute banque centrale et auraient
inventé le Bitcoin. C’est exactement ce qui est arrivé à une minuscule équipe
d’informaticiens qui ont introduit sur le marché une monnaie qui n’a pas besoin
de “tiers de confiance”, qui fonctionne “de pair à pair”, et dont le succès a
été ces dernières années foudroyant.
Ce système n’aurait-il
pas enfin résolu, au moins sur le plan monétaire, le problème posé par nos deux
généraux gaulois et par ce cher Juvénal ? La performance du Bitcoin est si
spectaculaire qu’on se propose maintenant de l’extrapoler dans beaucoup d’autres
domaines où l’on a besoin de certificats infalsifiables (immobilier, cadastre,
brevet, etc.).
Source contrepoints.org
Par Philippe Simonnot.
Philippe Simonnot (né en 1939) est un économiste français, ancien journaliste
et docteur ès sciences économiques, directeur de l'observatoire des religions
et de l'observatoire économique de la Méditerranée.