jeudi 30 mars 2017

Billets-Les amusants recasages des conseillers ministériels aux frais du contribuable


Les amusants recasages des conseillers ministériels aux frais du contribuable

Une loi désormais ancrée dans la pratique publique veut que le recasage soit d’autant plus généreux que le mandat dont on a profité fut désastreux pour l’intérêt général.

Ah ! les recasages ! C’est devenu une tradition dans une haute fonction publique qui ne manque pas une occasion de fustiger le populisme, le complotisme et la démagogie du petit peuple : à l’issue du quinquennat, on prend ses dividendes à la bourse de la vie administrative et on se recase dans des sinécures pour échapper au changement de majorité avec le même empressement que celui du rat qui quitte le navire en flammes. Et une loi désormais ancrée dans la pratique publique veut que le recasage soit d’autant plus généreux que le mandat dont on a profité fut désastreux pour l’intérêt général.

On trouvera donc ici une nouvelle liste (partielle) des cadeaux aux cabinets ministériels.

La diplomatie française, lieu de recasage et de reclassement professionnel
Reuters a produit une liste intéressante des fromages diplomatiques attribués aux amis.
Stéphane Romatet, conseiller diplomatique de Manuel Valls puis Bernard Cazeneuve à Matignon, est attendu au Caire. (…) Le conseiller Afrique du Nord et Moyen-Orient de François Hollande, David Cvach, est annoncé à Stockholm. (…)
Le conseiller diplomatique du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, Luis Vassy, est pour sa part nommé ambassadeur à Oman, une nomination rare à 37 ans.
Quant au poste d’attaché culturel à Londres, il pourrait échoir à Claudine Ripert, conseillère en communication de François Hollande.

Félicitations à tous ces heureux bénéficiaires d’une nomination qu’il est difficile de ne pas voir comme politique. Elle rappelle combien la fonction publique est attachée à l’intérêt général.

D’autres nominations en opportunité
On remerciera Acteurs publics pour l’inventaire des nominations politiques sur le sol français.
En vrac, on notera donc :
  • la nomination d’un conseiller politique d’Annick Girardin à un poste d’inspection générale
  • la nomination d’une conseillère de Marisol Touraine dans un corps d’inspection (rappelons que le directeur de cabinet de la même ministre est passé à la Cour des Comptes)
  • la nomination d’une conseillère de Myriam El-Khomri dans le corps préfectoral
  • la nomination du directeur de cabinet de Jean-Jacques Urvoas comme directeur des affaires civiles du Sceau.

Encore ne s’agit-il là que de quelques nominations épisodiques parmi une foule d’autres recasages dont on mesure, une fois de plus, qu’ils accentuent la politisation de la haute fonction publique que le statut est supposé éviter…

Source contrepoints.org
Par Éric Verhaeghe.

Éric Verhaeghe est président de Triapalio. Ancien élève de l'ENA, il est diplômé en philosophie et en histoire. Écrivain, il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Il anime le site "Jusqu'ici tout va bien"
http://www.eric-verhaeghe.fr/


mercredi 29 mars 2017

mardi 28 mars 2017

Billets-Les Français, spectateurs de leur propre naufrage


Les Français, spectateurs de leur propre naufrage
Malgré les rapports alarmants de la Cour des Comptes, l’État continue de mener grand train et de dépenser sans compter. Les subventions diverses, variées et dodues dont bénéficie annuellement la presse sont jugées inefficaces par la Cour des Comptes ? Qu’à cela ne tienne ! Les élus voteront tout de même le sauvetage de L’Humanité, ce journal qui s’en trouve aussi dépourvu que de lecteurs qui, jadis, pleura Staline. On s’en émeut aujourd’hui, certes ; mais peu s’offusquent du soutien apporté à Chavez malgré les souffrances qu’il cause au peuple vénézuélien.

Alors qu’ils justifient leurs méfaits par le soutien que leur apportent des électeurs (pourtant minoritaires), les élus sont incapables de comprendre que si les Français ne veulent plus acheter une presse qui se gargarise de ses reprises biaisées de dépêches AFP, les forcer à payer pour des journaux qu’ils ne lisent plus va contre leur volonté.

Il faudrait être bien naïf pour croire encore que les décisions des élus sont l’expression de la volonté du peuple. Quel citoyen approuve les banquets du RSI, les primes des ministères, l’achat d’une collection de bonsaïs par le Conseil Général des Hauts-de-Seine, et la « disparition » de nombreuses œuvres d’art à chaque changement de tête ? Si l’État se permet de dépenser autant, avec fierté plutôt qu’avec honte, c’est parce qu’il persévère dans l’erreur selon laquelle la dépense publique crée de la richesse. Sans attendre des élus qu’ils notent la faiblesse logique de leur raisonnement, on pourrait au moins espérer qu’ils constatent l’échec des politiques de relance par la dépense menées depuis des décennies. Chaque année depuis 40 ans, ils votent un budget en déficit, sans sourciller.

Les Français ne semblent pas sourciller non plus, sauf pour descendre dans la rue en signe de protestation contre les rares lois qui ne leur nuisent pas comme le mariage homosexuel. Ils ne font plus confiance aux partis au pouvoir, et ils ont bien raison ; mais de plus en plus d’entre eux placent de l’espoir dans un parti au programme ridicule et aux intentions plus que douteuses. Leur prochain président sera choisi entre diverses nuances de socialisme, du rouge au brun en passant par la pastèque (vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur).

La presse (commodément subventionnée) se contente de relayer les mesures prises par des ministres incompétents, dont le seul mérite consiste à avoir convenablement servi le Parti. Il y aurait pourtant fort à en dire ; les priorités désopilantes de ceux qui nous dirigent se traduisent tantôt par des objectifs témérairement stupides (diviser par 2 nos émissions d’ici 2050), tantôt par des mesures liberticides à bras raccourcis (40% de femmes dans les conseils d’administration).

Ce qui caractérise le pays dans son ensemble, c’est le déni. Les contrats d’avenir ne nous sortirons pas plus de l’ornière que le retour au franc ; mettre la vie des Français en coupe réglée ne remplacera pas les coupes budgétaires nécessaires ; menacer et contraindre les entreprises ne favorisera ni l’investissement ni l’emploi. La France a besoin de réformes structurelles, que tous s’emploient à repousser autant que faire se peut, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Il sera trop tard quand toutes les caisses seront vides, aussi bien celles de l’État que celles des Français (en dehors de celles des hommes politiques et de leurs proches, qui sont depuis longtemps à l’abri du besoin et échappent commodément à la prison).

Une fois que la situation sera perçue dans toute sa gravité, on pourra remplacer les incantations à la courbe du chômage par des mesures de bon sens, que nos voisins européens ont déjà engagé. Certes, l’Europe n’échappe pas aujourd’hui à la tendance mondiale au surpoids étatique, mais certains pays ont le mérite de s’en rendre compte et l’espoir que la catastrophe puisse être évitée.

On admet volontiers en Finlande que l’État ne peut pas créer la croissance, on substitue petit à petit le privé au public en Suède, et on envisage avec sérieux la sortie d’une Union Européenne trop couteuse au Royaume-Uni.

Mais en France, rien de tout cela. Face la crise d’un modèle économique et politique dépassé (qui ne fait que commencer), la France, nue, se drape d’illusions, barricadée dans sa forteresse idéologique qui a tout d’une prison. Surtout pour les citoyens, condamnés à accepter ce qu’on tente de faire passer pour l’expression de leur volonté et la poursuite de leur meilleur intérêt.

Un jour, peut-être, la situation changera ; à eux d’en décider, et d’agir en conséquence. En attendant, les Français sont spectateurs de leur propre naufrage.


Source contrepoints.org

lundi 27 mars 2017

Billets-Le rôle salutaire de Cahuzac pour la démocratie


Le rôle salutaire de Cahuzac pour la démocratie

Jérôme Cahuzac a l’avantage de brutalement mettre un nom, un visage, un parcours, sur la face immergée de l’iceberg politique : l’étroite imbrication entre les élus qui gouvernent et les entreprises qu’ils réglementent et qui les financent.

Finalement, le procès de Jérôme Cahuzac a une vertu majeure : celle de mettre des mots et des aveux sur ce que tout le monde savait ou croyait savoir concernant le financement des partis politiques. On aurait bien tort d’en déduire un générique « Tous pourris », qui donne l’impression qu’une simple purge du personnel des partis suffirait à résoudre le problème. Bien au-delà de cette vision simpliste, c’est le destin même de nos démocraties qui s’éclaire, et c’est un coup de projecteur sur les mécanismes déterminant le gouvernement profond qui est donné.
Les phrases choc de Jérôme Cahuzac sur le financement des partis
Durant son procès, Cahuzac s’est donc livré à quelques aveux dont la presse a surtout retenu qu’ils impliquaient Michel Rocard. En particulier, il a replacé l’ouverture de ses comptes en Suisse dans le contexte général du financement des partis politiques par des entreprises. Celles-ci étaient (et sont probablement encore) plus ou moins priées de « payer l’impôt révolutionnaire » en échange d’une contrepartie publique (comme l’ouverture d’un supermarché sur le territoire d’une commune, par exemple).

Et en quoi consistait (et consiste encore) « l’impôt révolutionnaire » ? En un versement direct d’argent sur les comptes d’un parti politique, souvent par l’intermédiaire d’un tiers de confiance.
Épiphénomène ou système ?
Il serait dommageable de ne pas donner à ce témoignage la dimension systémique qu’il mérite. Dans le monde de bisounours qui nous est souvent présenté par les médias subventionnés, le citoyen lambda peut avoir le sentiment que les décisions sont prises selon des principes de rationalité politique ou économique, ou selon des affiliations idéologiques.

Cahuzac a l’avantage de brutalement mettre un nom, un visage, un parcours, sur la face immergée de l’iceberg politique : l’étroite imbrication entre les élus qui gouvernent et les entreprises qu’ils réglementent et qui les financent. Le sujet unique du procès Cahuzac est là : dans l’industrialisation d’un système qui finit par dessiner la mécanique du gouvernement profond. Industrialisation du financement des partis, d’un côté, où une sorte d’économie parallèle se dégage, fondée sur une corruption et un trafic d’influence à la source de toutes les grandes décisions publiques. Industrialisation de cette corruption, avec des entreprises qui organisent l’influence qu’elles peuvent avoir sur les élus et les lois en « investissant » de façon prévisible afin d’obtenir la bonne prise de décision.
Moralisation ou industrialisation de la corruption ?
Ce système, Cahuzac l’a dit, existe de longue date. La loi de 1988 sur le financement des partis va faire mine d’y mettre un terme. En réalité, elle va accélérer son industrialisation. Brutalement, en effet, le financement du parti politique ne se décide plus au restaurant du coin, autour d’une bonne tête de veau arrosée d’un Gamay approximatif. Ce n’est plus l’affaire de l’élu local qui monte une combine dans son coin. Tout cela devient trop dangereux, et cette pratique est d’ailleurs lâchée en pâture à l’opinion.

La réglementation (comme toujours est-il tentant de dire) ne supprime pas les mauvaises pratiques : elle les élitise, élimine les petits et favorise les acteurs industriels. C’est ici qu’un Cahuzac devient essentiel. Il faut désormais échapper aux contrôles trop stricts et aux opérations trop visibles. Le compte en Suisse, ou dans tout pays garantissant le secret bancaire, devient inévitable. Il faut un homme-lige pour réaliser l’opération, puis aller retirer l’argent versé pour le réinjecter, en liquide, dans le système. Tout ceci suppose une organisation en bonne et due forme, avec des possibilités de versement à l’étranger et une maîtrise des flux financiers suffisante pour ne pas se faire démasquer. Et des hommes de confiance que le « système » tient et qui tiennent au « système ». Des Cahuzac donc.
Pourquoi Cahuzac plutôt qu’un autre ?
Pour faire le sale boulot, un Cahuzac est une pièce maîtresse, une sorte de gendre idéal. Il est médecin, et pour les laboratoires pharmaceutiques, il est donc un ami et un confident. Il maîtrise accessoirement à merveille le sens des décisions réglementaires que souhaitent les laboratoires pharmaceutiques. Il est ambitieux mais n’est pas énarque. ll a donc tout intérêt à pactiser avec le diable, car le diable peut accélérer sa carrière et lui ouvrir des portes inattendues. Il est, au fond, totalement dépendant de ses financeurs, de ses mécènes, et c’est la meilleure garantie que ces entreprises pharmaceutiques puissent avoir pour leur retour sur investissement.

On comprend mieux ici l’importance, pour le gouvernement profond, de toute cette cour, de toute cette technostructure qui usine les décisions publiques. Ces gens-là sont au confluent des deux mondes, ils en constituent en quelque sorte la couche poreuse. D’un côté, ils ont la technicité complexe indispensable au fonctionnement de la machine étatique et réglementaire. De l’autre, ils sont à l’écoute des intérêts qui s’expriment, et profitent à plein de leur industrialisation. Plus le groupe d’influence à la manœuvre est puissant, plus le technicien aux ordres est enthousiaste : les bénéfices qu’il peut attendre de son trafic d’influence n’en seront que plus élevés.
Gouvernement profond et syndication de la connivence
Parce qu’il repose sur l’intervention d’une technostructure poreuse, le gouvernement profond qui oriente les décisions publiques à son profit (par exemple, par l’intervention d’un Cahuzac, la décision de mettre sur le marché un médicament dangereux, mais remboursé par la fameuse et bienfaisante Sécurité sociale) pratique la syndication industrielle de la connivence. Pour gouverner discrètement mais efficacement, le gouvernement profond a besoin d’une caste qui fait écran et qui agit loyalement dans la défense de ses intérêts.

Pour s’assurer de cette loyauté, le gouvernement profond a besoin de l’organiser, de l’animer et de la nourrir. Cette animation s’appelle les cabinets ministériels pléthoriques, les clubs et les cercles d’influence, comme le Siècle, les thinks tanks, et toutes ces sortes de lieux où le grenouillage est recommandé pour faire une carrière. Jusqu’à l’engloutissement total du navire.

Source contrepoints.org
Photo By: thierry ehrmann – CC BY 2.0
Par Éric Verhaeghe.


Éric Verhaeghe
Éric Verhaeghe est président de Triapalio. Ancien élève de l'ENA, il est diplômé en philosophie et en histoire. Écrivain, il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Il anime le site "Jusqu'ici tout va bien" http://www.eric-verhaeghe.fr/


Billets-Faut-il une période de transition présidentielle en France ?


Faut-il une période de transition présidentielle en France ?

Aux États-Unis s’est ouverte la période de transition présidentielle. On s’interroge sur l’absence d’une telle latence démocratique en France.

Alors qu’aux États-Unis s’est ouverte une période bien spécifique, celle de la transition présidentielle, on s’interroge sur l’absence d’une telle latence démocratique en France. Censé permettre une passation des pouvoirs en douceur et livrer toutes les clés de l’action présidentielle à l’équipe élue, ce temps politique est moins anodin qu’il n’y paraît. La France pourrait songer à se doter d’un tel intervalle.

La période de transition présidentielle qui s’est ouverte aux États-Unis le 8 novembre dernier n’est pas anecdotique. Au soir de son élection, Donald Trump est devenu le President elect des États-Unis tandis que Barack Obama demeure pleinement Président des États-Unis. Il le restera jusqu’au 20 janvier prochain. À cette date, la main gauche apposée sur une bible, Donald Trump se prêtera à la cérémonie de prestation de serment sur les marches du Capitole à Washington DC et deviendra alors officiellement le 45ème Président des États-Unis.

D’ici là, pendant 73 jours, les équipes des deux Présidents s’attellent à tout mettre en œuvre pour permettre une passation des pouvoirs harmonieuse et efficace. Les États-Unis accordent une place importante à cette période qu’ils ont encadrée dès 1963, via le Presidential Transition Act, modifié à plusieurs reprises.
Une transition présidentielle qui permet une passation de pouvoir en bonne et due forme
En pratique, les équipes du Président Obama préparent depuis près d’un an cette transition. Elles ont établi un Conseil de coordination pour la transition présidentielle (composé de responsables de la sécurité nationale, du territoire et de l’économie), et ont permis l’installation des équipes de campagne des deux principaux candidats à quelques pas de la Maison Blanche. Elles livrent chaque jour des informations confidentielles au Président élu et lui transmettent les renseignements et les dossiers nécessaires à sa prise de fonction.
L’exécutif conduit les affaires du gouvernement de manière à favoriser une passation ordonnée des pouvoirs présidentiels. Il a même été rapporté que l’équipe du Président Obama a prévu d’organiser un exercice de simulation de crise afin de préparer l’équipe de Donald Trump à l’hypothèse d’une menace pour la sécurité nationale.
Une transition présidentielle utile au futur Président
Au cours de ces 11 semaines de transition, l’équipe présidentielle entrante va, quant à elle, pouvoir procéder à la nomination de plus de 4000 postes au sein des administrations centrales (Spoil system oblige), prendre la mesure de la tâche qui l’attend, élaborer des stratégies pour la mise en œuvre de son programme et préparer au mieux sa prise de fonction. Cette latence démocratique est donc une période de préparation intense.

L’enjeu d’une telle transition présidentielle, longue et méthodique, est de permettre au Président élu de commencer efficacement son action dès son premier jour d’exercice du pouvoir. Elle lui permet de prendre le temps nécessaire afin de procéder aux bonnes nominations, de construire les conditions d’une unité politique nationale. Cela lui permet aussi d’améliorer le début du mandat de son équipe et, finalement, d’accroître l’efficacité du futur gouvernement. Ces avantages ne sont pas vains.

L’exemple de la transition réussie entres les équipes Bush et Obama fait, à ce titre, référence. Le fair-play politique avait alors parfaitement fonctionné. Obama avait ainsi pu signer, dès les deux premières semaines de son mandat, plusieurs décrets présidentiels. Ces premières actions lui avaient alors permis de lancer les réformes les plus essentielles de son action présidentielle.

Il est également possible de noter que dans de nombreuses grandes entreprises, la passation des fonctions entre deux CEO se déroule pendant plusieurs semaines. Le responsable entrant peut  ainsi bénéficier de tous les conseils de l’ancienne équipe et d’un temps certain afin d’organiser opérationnellement les grands axes de ses propres orientations. Cela limite aussi l’impact que certaines erreurs pourraient engendrer.
En France, la transition présidentielle n’existe pas
Cette période comprend donc des avantages réels. Pourtant, la plupart des passations de pouvoir au sein des démocraties occidentales se passent dans un laps de temps très bref et de manière beaucoup moins méthodique, notamment en France.

En France justement, la passation des pouvoirs est issue d’une pratique coutumière et se veut avant tout solennelle. Le président élu accède à ses nouvelles fonctions une dizaine de jours seulement après son élection. Il prend la mesure de sa charge une fois installé à l’Élysée, relativement seul face à ses nouvelles responsabilités.

Dans une démocratie solide, résiliente et apaisée, une transition des pouvoirs relativement longue ne devrait pas inquiéter. Bien sûr, la passation des pouvoirs constitue forcément un défi pour n’importe quel régime démocratique. Mais la stabilité politique pourrait paradoxalement sortir renforcée d’une période de représentation bicéphale du pouvoir, utilement et habilement organisée.

À l’heure du court-termisme, cette latence démocratique conduit à repenser la cadence de l’action politique. Elle lui impose un cycle de recul, de préparation, d’échange après des campagnes électorales souvent frénétiques et enclines aux excès. Elle lui permet de se montrer plus efficace au cours des premiers mois, essentiels, d’un gouvernement. Et si la France songeait à se doter d’un tel intervalle, dès 2017 ?


Source contrepoints.org
Photo Palais de l’Elysée by Nicolas Nova(CC BY-NC 2.0)
Par Benjamin Boscher.

Benjamin Boscher

Benjamin Boscher est un chroniqueur de "Trop Libre", site internet de la Fondation pour l’innovation politique. Diplômé de Panthéon-Assas, il est actuellement étudiant en affaires publiques à Sciences Po et à l’Essec.

vendredi 24 mars 2017

dimanche 19 mars 2017

Billets-Réserve parlementaire : scandale retentissant à l’Assemblée Nationale


Réserve parlementaire : scandale retentissant à l’Assemblée Nationale

Étienne Cheron, collaborateur du député Patrick Lebreton, a démissionné suite à des révélations sur la façon dont il monnayerait les subventions de la réserve parlementaire du député.

L’association Contribuables Associés, dont l’objet est la défense des contribuables, a dévoilé un nouveau scandale autour de la réserve parlementaire des députés cette semaine : Étienne Chéron, assistant parlementaire du député de la Réunion Patrick Lebreton, aurait fait payé à hauteur de 5% des subventions obtenues des associations qui demandaient à bénéficier d’une subvention sur la réserve parlementaire de son député. Selon la 1ère (France Télévisions en Outre Mer), le collaborateur parlementaire aurait démarché 700 associations pour leur proposer ses services rémunérés.

Comment le collaborateur parlementaire a été piégé
Contribuables Associés, en montant un faux dossier, a piégé et enregistré l’assistant parlementaire, avec des extraits choquants sur la façon dont vos impôts peuvent être utilisés : dans l’enregistrement diffusé par l’association, la voix présentée comme celle d’Étienne Chéron souligne en particulier l’absence complète de contrôle sur l’utilisation de cet argent, et encourage l’association à demander une subvention d’un montant plus élevé que prévu initialement. Par l’intermédiaire d’une société, EC Conseil, Étienne Chéron a même fait dresser un contrat, montré dans la vidéo de Contribuables Associés, dans lequel est précisé par écrit le rôle du « consultant » pour l’obtention de la subvention.

Pas de mention à ce stade de poursuites judiciaires qui pourtant sembleraient plus que justifiées. Selon le collaborateur parlementaire interrogé par France Ô, il n’essayait que « d’aider les associations à accéder à la réserve parlementaire ».

Etienne Chéron a démissionné de son poste quelques heures après la révélation du scandale par Contribuables Associés. « J’ai évidemment commis une très grave erreur de jugement, une faute » écrit-il dans une lettre envoyée au député. Selon le député dans un communiqué, « aucune association hexagonale n’a contractualisé avec lui ». Une affirmation étonnante au vu du contrat produit par Contribuables Associés et qui tient probablement au fait que le démarchage des associations par l’assistant parlementaire aurait commencé le 3 mars 2017, seulement une dizaine de jours avant la révélation de l’affaire.

Élisabeth Mbappé, la collaboratrice parlementaire du sénateur Michel Vergoz est également domiciliée à la même adresse que la société de conseil d’Étienne Chéron. Cela parce qu’elle est sa compagne selon le sénateur, sans que l’implication de celle-ci ou non ne soit claire à ce stade. Le sénateur a condamné la pratique avec force : « D’après les premières informations qui ont été rapportées, cela s’appelle de l’escroquerie, c’est déplorable, les bras m’en tombent »

Le scandale de l’existence même de la réserve parlementaire
La réserve parlementaire, c’est cette enveloppe de 130 000€ que chaque député peut utiliser dans l’opacité la plus totale pour subventionner ce qu’il souhaite. Une caisse noire que certains ont manifestement compris comment l’utiliser pour leur profit personnel. Un mécanisme d’un autre temps, qui nourrit de véritables business, dans l’opacité la plus complète.

Ce scandale souligne à quel point il est urgent de supprimer la réserve parlementaire ou, a minima, d’en renforcer très fortement les contrôles. Contribuables Associés a justement, dans la foulée de ces révélations, lancé une pétition pour demander la fin de ce système. Au coeur de la tourmente, le député Patrick Lebreton a indiqué qu’il était favorable à une refonte de la réserve parlementaire.

Le conseil en subventions, une pratique qui peut être légale
Cette affaire met aussi sous le feu des projecteurs la pratique, légale quand le consultant n’est pas aussi le décisionnaire, du conseil en subventions.

Dit autrement, la France donne tellement de subventions par tellement de canaux différents que des entreprises peuvent, le plus légalement du monde, exister pour aider les associations, particuliers ou entreprises à bénéficier de ces subventions dans le maquis incompréhensible des aides. Un système aberrant, qui pourrait être avantageusement remplacé par moins de subventions et un remboursement de ces montants aux Français avec une baisse de leurs impôts. Les politiques en auront-ils le courage ?

Source contrepoints.org
Par Alexis Vintray.


Alexis Vintray est rédacteur en chef de Contrepoints, journal d'information d'inspiration libérale. Diplômé d'HEC Paris et de la Sorbonne, il est lauréat de la Bourse Tocqueville 2010.

samedi 18 mars 2017

Billets-Pourquoi François Fillon peut encore gagner la présidentielle


Pourquoi François Fillon peut encore gagner la présidentielle
  
Mis en difficulté par une affaire judiciaire, le candidat de la droite parvient pour autant à se maintenir dans les sondages, aidé par une élection présidentielle aux rebondissements inédits.

Après plus d'un mois de scandale autour du supposé emploi fictif de sa femme — entre autres polémiques — François Fillon serait au pire des cas selon les derniers sondages publiés le troisième homme de la présidentielle à venir. Le seul enjeu pour se faire élire en mai prochain sera de se garantir une place au second tour, au sein duquel Marine Le Pen semble avoir sa place réservée. Face à la candidate FN, le front républicain s'imposera une nouvelle fois et son opposant quel qu'il soit l'emportera — dans des proportions certainement plus modestes que les 82% de Chirac en 2002, mais tout de même.

Cette présidentielle a comme particularité de ne donner absolument aucune place aux débats d'idées : le jeu en ce moment dans les médias n'est plus de savoir quel candidat est le plus propre, le plus crédible, mais plutôt lequel est le moins sale de tous, le moins compromis dans les affaires — le fait que Marine Le Pen et son entourage mis en examen caracolent toujours en tête des enquêtes d'opinion semble toutefois accorder du crédit à la thèse selon laquelle l'exemplarité ne serait plus une valeur que l'électorat classerait comme primordiale pour un futur chef d'Etat ... facteur plutôt favorable pour le candidat de la droite, certainement mis en examen dans les prochains jours.

François Fillon a encore des chances de s'imposer au premier tour tant la présidentielle semble dépendante des rebondissements qui l'animent. On ne peut absolument pas garantir à Macron sa place de second, on ne connaît pas vraiment son électorat et son aura dans les médias et les sondages ne l'empêcheront pas contracter peut être le syndrome Clinton, la candidate des médias sacrée présidente par les journalistes mais défaite dans les urnes.

Une part silencieuse des français qui se moque bien des affaires
Il faut de toute façon souligner le manque total de fiabilité des éditorialistes, commentateurs et observateurs qui depuis le début de la campagne se sont trompés sur tout, apparaissant totalement déconnectés des réalités du pays et l'état de l'opinion publique. Les sondages qui placent François Fillon en troisième homme tiennent-ils compte de la part silencieuse des français qui se moquent pas mal des affaires mais qui veulent un vrai tournant d'inspiration conservateur, protectionniste et très à droite? La base électorale de Fillon, autour des 20%, ne se reconnaît nulle-part ailleurs. Il n'y a pas de vases communicants à droite comme cela peut être le cas à gauche entre les candidatures de Benoît Hamon et de Jean-Luc Mélenchon par exemple. Bien que désireuse d'un certain radicalisme, cette base dans son ensemble n'est pas culturellement (et économiquement !) prête à voter pour le Front national. Il ne faut plus à cette base que cinq points de pourcentage ou une baisse de dynamique du côté d'Emmanuel Macron pour s'assurer une place au second tour et gagner, profitant d'une fragmentation des candidatures au centre-gauche et à gauche.

Il faut également dire que l'électorat de droite est généralement sous-estimé : si les observateurs prédisaient à Sarkozy une cuisante défaite en 2012 face à François Hollande avec 60-40, le score au second tour a en réalité été bien plus serré.

Désamour fort pour le progressisme et envie d'un tournant radical-conservateur
La Manif pour tous puis la nomination par les sympathisants de droite de François Fillon à la primaire républicaine ont fait partie des événements qui témoignent d'un fort rejet de la part d'une partie non-négligeable de l'opinion de la gauche et du progressisme en général, désaffection auparavant minimisée ou mal appréhendée par les médias.

Si Fillon faisait mentir les observateurs en gagnait l'élection en mai prochain, comme cela semble tout à fait probable, la présidentielle 2017 entrerait dans l'histoire comme un scrutin hors-normes, remporté par le premier "rebelle"... de droite !


Source le100.fr

Billets-Le Brexit va nous renvoyer face à nos ports


Le Brexit va nous renvoyer face à nos ports

Les Anglais vont profiter du Brexit en matière portuaire pour attirer des flux venus du Commonwealth, les transformer sous-douane, avant de profiter des accords négociés avec l’Union pour inonder le marché unique.

Le Brexit c’est maintenant. Plus de six mois après, le choc est passé et l’on voit de ce côté de la Manche que les Anglais vont vraiment le faire. Nous, Européens, mais surtout Français, analysons ce que nous qualifions de catastrophe. Certes l’idée d’une perfide Albion venant chatouiller notre rapport de force avec l’Allemagne nous gênait, mais nous nous étions habitués.

Aujourd’hui, nous analysons et nous spéculons sur le devenir de l’île et pour être francs, nous la voyons déjà couler sans son ancrage au continent. Sans l’Union européenne, la place financière londonienne n’a pas d’avenir, les négociations d’accords commerciaux vont prendre des années et paralyser le pays, les barrières douanières vont enfermer le pays, les capitaux vont fuir (tout comme les Écossais, nos vieux alliés de circonstance), le chômage va grimper (comme en France), la récession va mettre à mal le pays et peut-être même que la peste bubonique fera son retour (nous venger d’Azincourt).

Pourtant, alors que nous pérorons et ergotons, l’Angleterre gagne le tournoi des six nations et travaille déjà au post-Brexit. Certes les Anglais sont des « boutiquiers » comme disait Napoléon, mais c’est là leur force et l’agilité de leur empire sur les affaires. Point de politique colbertiste, point de noblesse dans les relations commerciales ; simplement des forces dynamiques qui cherchent des solutions pour en faire commerce.

L’ouverture maritime, une question-clé
L’exemple des ports est très révélateur de cet état de fait. Antoine Fremont, directeur de recherche à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux, constate que sur la façade nord européenne qui concentre les principaux ports européens, « La question de la marginalisation du Havre est posée ». La logistique en France, c’est 10 % du PIB et les ports sont les principaux points d’entrées et sorties des flux.
Marseille est le premier port de la Méditerranée, Rouen, le premier port céréalier d’Europe et Le Havre est le premier port à conteneur du pays. Mais, alors que les ports français progressent nominalement en matière de flux depuis une décennie, en proportion, ils perdent des parts de marché au profit des ports du Nord. Des ports du Nord, héritiers de la Ligue hanséatique, cette autre communauté de boutiquiers.

Les candidats à la présidentielle semblent faire peu de cas de l’économie maritime et de son potentiel. La mer, dans les programmes, reste le symbole des énergies renouvelables, et la pêche est la seule industrie qu’on lui prête. Le colbertisme délaisse ses ports alors même que Le Havre fête ses 500 ans et réclame des investissements en infrastructure.

Les atouts et les défis de Felixstowe
Il est à noter que dans la course aux conteneurs que se livrent les ports de l’Europe du Nord, Felixstowe, principale porte maritime anglaise, n’est pas vraiment mieux loti. Pourtant les Anglais sont déjà en train de mettre en place des possibilités que leur offre le Brexit pour développer leurs ports et faire mieux que rester dans la course.

Traditionnellement, on dit que la compétitivité d’un port tient tout d’abord de sa géographie. Singapour, Panama, Tanger en sont les meilleurs exemples. Ensuite, le marché, à la fois d’import et d’export est un impératif qui a été décliné avec le principe de hub qui est une interface entre deux marchés distincts. Ainsi, Le Havre, port naturel du bassin parisien bénéficie du premier marché européen.

Viennent ensuite l’infrastructure et la performance qui y est liée. On note ainsi une course au gigantisme avec des tirants d’eau de plus en plus importants et des cadences de manutentions à la hausse. Les autres facteurs traditionnels de compétitivité sont la fiabilité du service, la stabilité politique et sociale, la sûreté et la bonne gouvernance des ports et des services vers le marché qu’on appelle hinterland.

Ce que les Anglais ont noté c’est que les points précités, le port de Felixstowe, comme le port du Havre les possède ; ce ne sont donc que des prérequis. La logistique évolue et ce n’est plus le port qui décide de l’orientation des flux. Ces derniers se font de porte à porte et peu importe au chargeur quel est le port de passage, tant que la marchandise arrive à destination en temps, en quantité et en qualité demandés. Ainsi l’importance doit être donnée au service réactif, agile et de porte-à-porte. Pour autant, cela ne veut pas dire que l’on doit absolument se débarrasser des flux qui transitent. Il faut les capter avec des services logistiques, de la transformation et de la valeur ajoutée ; c’est-à-dire enchâsser le port dans un environnement propice au commerce.

Développer des places d’affaires… et des ports francs
Enchâsser les activités portuaires dans un environnement d’affaires propice à l’attractivité des flux, c’est ce que compte faire l’Angleterre post-Brexit. Les armateurs ne sont plus les clients des ports. Leurs navires font escale là où il y a du flux. Et il y a du flux là où les transitaires et les chargeurs le font passer, là où ils sont implantés, là où ils ont leurs habitudes. Pour attirer ces flux, on ne parle plus de ports, mais de complexes industrialo-portuaires. On développe des places d’affaire avec des possibilités financières, des accords douaniers, des accords de libre-échange, des infrastructures physiques et informatiques, des outils marketing et des formations.

Le Havre n’est pas en reste avec la Soget ou l’IPER qui sont des fleurons mondiaux, mais les Anglais vont aller plus loin pour profiter du Brexit. Et l’Angleterre n’a pas attendu que Theresa May envoie sa lettre à l’Union. Dès après le vote, un travail de fond a été mené par des parlementaires anglais afin de trouver des solutions de repositionnement du pays dans le commerce international. Parmi ces solutions, les ports francs, ceux-là même qui ont fait les belles heures de Marseille, Bordeaux, et Lorient, et continuent d’alimenter la quasi-totalité des plus grands ports du monde ont retenu l’attention du gouvernement.

Les Anglais vont donc profiter d’un statut de port franc qui est quasi banni de l’Union européenne pour attirer des flux venus du Commonwealth, les transformer sous-douane, avant de profiter des accords négociés avec l’Union, trop affolée de laisser partir le Royaume, pour inonder le marché unique. Cette stratégie devrait assurer à Felixstowe et aux autres ports, des flux, des emplois, de la croissance, et finalement tout l’inverse de ce que nous prédisons en regardant de l’autre côté de la Manche.

La brume nous empêche de voir qu’on s’active de l’autre côté, mais surtout, il nous faut réaliser que la mondialisation est une mondialisation de boutiquier. Notre colbertisme, teinté d’une méfiance des valeurs de l’argent, a du mal à y trouver sa place. Cet héritage de notre vieux fond catholique en délicatesse avec le commerce ne voit de la noblesse qu’au travers des vaisseaux et ports de guerre, donc des armateurs et des infrastructures. Nos ports sont d’ailleurs dirigés par des ingénieurs des ponts, pas des commerçants comme dans la Hanse.
Or le commerce international peut se cristalliser autour d’infrastructures majeures si des forces dynamiques sont libres de venir s’accrocher autour du catalyseur. L’enchâssement d’une zone franche portuaire n’est possible qu’au sein d’un écosystème dynamique comme le montrent les exemples de Tanger-Med, de Shenzhen ou de Dubaï. Mais c’est ce type d’infrastructure qui crée un cluster pérenne car il permet de faire du commerce et donc créer des emplois. À l’inverse créer des infrastructures pour attirer des flux c’est créer un port dans le désert des Tartares… et ce ne sont pas les Anglais qui feraient ça.

Source contrepoints.org
Par Alexandre Lavissière.

Alexandre Lavissière, Enseignant-chercheur en management, Laboratoire Métis, École de Management de Normandie
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.


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The Conversation est un média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant, qui publie des articles grand public écrits par les chercheurs et les universitaires.


mercredi 15 mars 2017

Billets-Il vaut mieux être curieux qu’intelligent


Il vaut mieux être curieux qu’intelligent

L’inventeur du QI, Alfred Binet, n’a pas inventé le QI dans l’objectif de mesurer l’intelligence. Il cherchait à identifier les élèves ayant des difficultés avec le système éducatif français pour qu’ils puissent retrouver le chemin de l’apprentissage et du succès, d’abord scolaire.

L’idée que l’apprentissage ne se fait pas de la même façon pour tous n’est plus à démontrer.

Il y a un génie en chacun de nous. Mais si on juge un poisson à sa capacité à grimper aux arbres, il vivra toute sa vie pensant qu’il est idiot. – Albert Einstein

Aujourd’hui, alors que l’éducation et la formation se font (ou au moins se conçoivent) tout au long de la vie, de nouveaux moyens de formation apparaissent (notamment les MOOC), permettant à terme à chacun de trouver la meilleure méthode pour apprendre. Quelques étudiants brillants mais vivant dans des pays sous-développés ont par exemple pu être identifiés via Internet où ils suivaient des cours en ligne et soutenus par plusieurs universités prestigieuses.

L’intelligence ne se mesure pas de façon unique, et l’apprentissage ne se fait pas de façon unique. On comprend mieux les dommages causés par le manque de liberté éducative ; les parents de surdoués le savent bien, un rythme ou une méthode inadaptés peuvent conduire un « haut potentiel » au décrochage.

Mais le « haut potentiel », l’intelligence et le talent peuvent devenir eux-mêmes des handicaps. Quand on les conçoit comme innés, quantités fixes, caractéristiques inhérentes de l’individu, il y a de fortes chances qu’on le convainque qu’il est par nature doué. Et le mal est fait.

Le mal, c’est pour l’individu d’adopter cette vision déterministe de l’intelligence, de l’apprentissage et du succès. Il cherchera alors à briller, prouver son intelligence, et se remettra difficilement à la découverte de ses lacunes et échecs. Le mal, c’est de conduire l’individu à penser que ses résultats ne sont pas le produit de son effort.
Les parents sont, certes, de bonne foi ; ils cherchent à rassurer leur progéniture sur ses capacités et parfois s’en émerveillent, ou s’inquiètent de n’avoir su élever qu’un « élève moyen », lent ou souffrant de difficultés de compréhension. Les instituteurs et professeurs ne sont pas en reste ; leurs appréciations orales et écrites peuvent condamner les enfants à considérer leurs capacités impressionnantes ou limitées comme une quantité fixe.

Cet « esprit fixe » (fixed mindset) qui conduit à considérer l’intelligence et le talent comme des quantités fixes conduit selon Carole Dweck (auteur de Mindset) à chercher à avoir l’air intelligent, et développerait une tendance à éviter les défis, abandonner rapidement dans l’adversité, considérer l’effort comme vain, ignorer les critiques et se sentir menacé par les succès des autres.

Si vous êtes le plus intelligent dans la salle, trouvez une autre salle. – Michael Bell
Un « esprit de croissance » (growth mindset) génère un désir d’apprendre, donc une tendance à embrasser les défis, persévérer dans l’adversité, voir l’effort comme voie vers la maîtrise, apprendre des critiques et voir dans le succès des autres une source d’inspiration.

Pour Carole Dweck, nous nous situerions tous quelque part entre esprit fixe et esprit de croissance, mais notre position sur cet axe n’est pas figée. C’est un état d’esprit, qui a d’immenses conséquences sur notre parcours – et, in fine, notre succès.
En valorisant dès le plus jeune âge l’effort des enfants plutôt que leur talent inné, on leur fait don d’une vision d’eux-mêmes et du monde favorisant l’apprentissage et le travail. Ils ont la responsabilité de leur succès.

Dans le cas contraire, nombre d’enfants à potentiel inexploité feront tout pour éviter d’exploiter ce potentiel ; ils préfèreront souvent être médiocres sans effort et sans risque de connaître leurs vraies limites, celles qu’ils peuvent atteindre en travaillant dur. Leur apprentissage sera plus difficile, sauf dans les matières pour lesquelles ils penseront être « doués ».

Et, tout au long de la vie, cette vision suit chacun d’entre nous. Quelle peut être la plus grande ambition d’un « élève moyen » ? Ne vaut-il pas mieux éviter d’être un « bourreau de travail » quand on peut vivre confortablement de ses facilités ?
La culture revêt alors une importance capitale. Quand on sait l’importance de l’effort et le nombre de défis à relever pour entreprendre avec succès, et quand on connaît l’importance de la persévérance pour réussir après plusieurs échecs, on comprend qu’une vision déterministe du talent et de l’intelligence nuit grandement à la création d’entreprise. Ou, plus simplement, à l’acquisition d’une maîtrise permettant d’être compétent et innovant.

Le succès, c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme. – Winston Churchill

Rendez service à vos enfants, collègues, amis : valorisez leurs efforts plutôt que leurs capacités. Même s’ils sont déjà prisonniers d’une vision ou leur talent est inné, et sont plus facilement flattés par la reconnaissance de leur génie que de leur travail, il n’est jamais trop tard pour changer d’état d’esprit. Aidez-les à apprendre de leurs échecs, reprochez-leur leur ignorance plutôt que leur bêtise.

Et rendez-vous service : comprenez que vous n’échouez pas, vous apprenez.
J’ai raté plus de 9 000 tirs dans ma carrière. J’ai perdu presque 300 matches. Pas moins de 26 fois, mon équipe m’a fait confiance pour tenter un panier qui nous amènerait la victoire, et je l’ai raté. J’ai échoué dans ma vie, encore et encore. Et c’est pour ça que je réussis. – Michael Jordan


Source contrepoints.org

mardi 14 mars 2017

Billets-Fillon a définitivement atteint le point Chirac


Fillon a définitivement atteint le point Chirac

On sait maintenant que Fillon a atteint le point Chirac, celui au-delà duquel n’importe quelle affaire devient neutre dans le parcours politique du candidat.

François Fillon a atteint le point Chirac, celui où plus aucune attaque sur la probité n’atteint la personne. L’affaire de ses costumes en donne la preuve.

Les costumes de Fillon, la nouvelle boule puante ?
Il paraît que Fillon s’est fait offrir des costumes de luxe pour une somme globale de 50.000 euros, pendant plusieurs années. Le donateur est anonyme (probablement pas pour Fillon, mais pour le commun des mortels). L’affaire est présentée comme un nouveau scandale, mais elle ne semble pas affecter la campagne à ce stade.

Pourtant, et à certains égards, elle soulève plus de questions que l’emploi de Pénélope. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens, qui reçoivent des costumes à plus de 5.000 euros et qui trouvent ça naturel ? Là encore, on se met dans la peau d’un chef d’entreprise qui reçoit des cadeaux de ce genre. L’administration fiscale ne tarderait pas à lui demander des comptes pour savoir s’il s’agit ou non d’avantages en nature non déclarés.

Visiblement, François Fillon ne connaît pas les contraintes qui pèsent sur les entrepreneurs.
Dans le même temps, on peut quand même se demander qui balance la boule puante.

Qu’appelle-t-on le point Chirac ?
Bref, on sait maintenant que Fillon a atteint le point Chirac, celui au-delà duquel n’importe quelle affaire devient neutre dans le parcours politique du candidat. Le candidat des Républicains est désormais tellement blindé après le Penelopegate que deux camps sont immuables et irréconciliables : ceux qui considèrent que, quoiqu’il arrive ou quoiqu’il dise, il est un pourri ; et ceux qui considèrent que, quoique ses détracteurs inventent sur lui, il est victime d’un complot.
C’est, rappelons-le, dans cette configuration que Chirac a gagné la présidentielle de 2002. Sa réputation était absolument exécrable et, entre les scandales des frais de bouche, des emplois fictifs et des valises de liquide qui lui étaient apportées par des seconds couteaux, plus personne ne pouvait avoir le moindre doute sur la distance sibérienne qui le séparait de l’honnêteté. Malgré tout, 80% de Français ont voté pour lui au second tour.

L’atteinte de ce point s’explique largement par l’intensité outrancière du feu subi par Fillon au mois de février sur la situation professionnelle de sa femme. Désormais, il a franchi un cap. L’opinion s’est forgée, sur ce compte, une idée qui ne peut plus bouger. Toute affaire nouvelle ne fait que confirmer l’opinion forgée auparavant.

Quelle est l’origine politique du point Chirac ?
Dans certains pays, spécialement au nord de l’Europe, aucun homme politique n’aurait pu survivre à ce genre d’affaires. La démission en aurait été la seule issue.

En France, il existe une tolérance tout à fait différente vis-à-vis des dérapages des élus. Elle trouve probablement ses racines dans l’Ancien Régime. On a tous en mémoire l’affaire Fouquet, du nom de « ministre des Finances » de Louis XIV qui fut emprisonné pour corruption. La cause de sa chute ne tenait pas à la corruption elle-même, mais à l’ampleur symbolique qu’elle avait prise. Les fêtes de Fouquet étaient plus riches que celles du Roi lui-même.

Ainsi va l’esprit courtisan en France. Historiquement, les élus, qui ont succédé à la noblesse, considèrent qu’ils ont le droit de se « servir » et l’opinion publique ne leur en garde pas forcément rancune. D’une certaine façon, c’est cet obscur souvenir d’une tolérance vis-à-vis de la prévarication des nobles que les Français convoquent lorsqu’un point Chirac est atteint.

Y a-t-il un délitement caché de l’opinion publique ?
Reste à savoir si cette apparente passivité vis-à-vis d’un François Fillon au-delà du point Chirac cache un délitement en profondeur de son électorat. Au-delà de son simple cas, les boules puantes qu’il se prend sur sa probité détériorent-elles encore un peu plus l’adhésion des citoyens au régime et les poussent-elles à des votes de rupture ? À des stratégies dangereuses pour la démocratie ?

Source contrepoints.org
Par Éric Verhaeghe.


Éric Verhaeghe est président de Triapalio. Ancien élève de l'ENA, il est diplômé en philosophie et en histoire. Écrivain, il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Il anime le site "Jusqu'ici tout va bien" http://www.eric-verhaeghe.fr/

dimanche 12 mars 2017

samedi 11 mars 2017

Billets-Bitcoin : le jour du digital gold est arrivé


Bitcoin : le jour du digital gold est arrivé

Tout ce que vous voulez savoir sur la monnaie cryptographique sans jamais oser le demander !

La valeur du bitcoin a progressé de 125 % en 2016, bien plus que n’importe quelle autre devise, une surperformance constatée chaque année depuis 2010, à l’exception de 2014. Le S&P 500, l’indice de référence des marchés actions aux États-Unis, a gagné 9,5 % l’année dernière. Les marchés européens, aux performances désespérément modestes, font figure de parents pauvres dans cette orgie spéculative.

Comment le bitcoin a-t-il emporté un tel succès ? Depuis sa création il y a seulement 9 ans par un certain Satoshi Nakamoto, le pseudonyme d’un génie de la cryptographie dont le vrai nom n’a pas été découvert, la nouvelle monnaie électronique a été secouée par de violents soubresauts à cause de ses accointances avec les marchés de la drogue et le blanchiment d’argent sale.

De ces crises, il est toujours sorti par le haut. La question de sa disparition n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour. Elle a été remplacée par une autre : comment se fait-il que les Chinois aient mis la main sur cet étrange “or digital” ? Et quelles sont les conséquences de cette prise de pouvoir monétaire ?

Enfin, toute la bitcoin-sphère est en ce moment en ébullition, car elle attend de la décision que doit prendre, aujourd’hui, aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC). Il s’agit de statuer enfin sur une demande d’autorisation qui lui a été soumise il y a près de quatre ans par les jumeaux Cameron et Tyler Winklevoss. En cas de feu vert, il s’agirait du premier fonds indiciel coté dédié au bitcoin.

L’attente de cette décision a déjà fait remonter le cours du bitcoin au-dessus de 1 000 dollars. Si la SEC donne son autorisation, le cours pourrait monter à 3 000 dollars, voire 5 000 dollars. Pour les petits malins qui ont emmagasiné des bitcoins sur leurs ordinateurs, ne sera-ce pas le casse du siècle ?

Le bitcoin Quèsaco
Détour par les Gaulois et une petite île du Pacifique pour comprendre les ressorts d’une monnaie qui n’a pas besoin de “tiers de confiance”.

Il faut d’abord comprendre en quoi consistent le système Bitcoin et la Blockchain qui le supporte.

Le chemin de cette connaissance passe l’histoire de “nos ancêtres les Gaulois”. L’idée est que s’ils avaient disposé d’une blockchain, ils n’auraient pas perdu la guerre contre César ! Le récit que vous allez lire est une fiction. Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.

Un épisode de la Guerre des Gaules
À un certain moment de la Guerre des gaules, deux armées, à peu près équivalentes en nombre et en armes, faisaient face à César. Respectivement commandées par Goudurix et Keskonrix, ces armées étaient séparées par une distance qu’un cavalier pouvait franchir au galop en un quart d’heure minimum, au risque d’être capturé par les Romains. En attaquant ensemble, les deux armées pouvaient battre celle de César. Mais César pouvait battre séparément chacune d’entre elles.

Goudurix et Keskonrix sont dans une relation de pair à pair, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, dérivé du peer-to-peer anglais (en abrégé P2P). Le problème qui se pose à eux est une question de vie ou de mort pour chaque combattant, y compris pour les plus hauts gradés – les rares prisonniers que l’on faisait en ce temps-là étaient promis à un sort pire que la mort, comme en témoigne le destin du malheureux Vercingétorix. Si Goudurix et Keskonrix n’attaquent pas ensemble, ils seront battus par César. Il faut donc qu’ils attaquent ensemble. Mais comment vont-ils coordonner leur action ?

“Nos ancêtres les Gaulois” s’ils avaient disposé d’une blockchain, n’auraient pas perdu la guerre contre César !”

Conscient de l’enjeu, Goudurix prend l’initiative et fixe le jour et l’heure de l’attaque. Il envoie un messager à Keskonrix pour lui faire part de son intention d’attaquer si Keskonrix est d’accord pour attaquer lui aussi le même jour à la même heure. Il lui demande donc de lui renvoyer le messager pour lui confirmer cet accord. Toujours au risque de se faire capturer par la cavalerie romaine, le messager mettra un quart d’heure pour revenir auprès de Goudurix et lui confirmer que Keskonrix a bien reçu le message et qu’il est prêt à attaquer au jour et à l’heure indiqués dans le message.

Bien sûr, Keskonrix fait comprendre dans ce même message qu’il n’attaquera pas seul et ne le fera que s’il sait que Goudurix a accusé réception de son accord. Mais alors, pour que Goudurix attaque, il faut qu’il sache que Keskonrix a bien reçu l’accusé de réception qu’il lui envoie par le même messager. Mais Goudurix n’attaquera que s’il a reçu l’accusé de réception de l’accusé de réception. Etc.

Bref, l’attaque n’aura lieu que si Goudurix sait que Keskonrix sait que Goudurix sait que Keskonrix sait… et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est dire qu’en fait, l’attaque n’aura pas lieu et que les Gaulois seront vaincus. Et voilà pourquoi, finalement, César, à son retour à Rome, a pu déclarer devant le Sénat “Veni, Vidi, Vici”…

En langage contemporain, on dit que Goudurisk et Keskonrisk ne peuvent acquérir une “connaissance commune” par des transmissions “asynchrones” (un quart d’heure pour aller d’un général à l’autre) et “non fiables” (le messager peut périr en route ou être fait prisonnier).
Goudurix et Keskonrisk pourraient tenter de résoudre leur problème en installant le messager sur une colline suffisamment élevée pour que les signaux émis par sémaphore ou par des ronds de fumée – codés bien sûr, pour ne pas être compris par l’ennemi – soient visibles exactement au même moment par les deux généraux gaulois.

On dira dans le jargon actuel qu’ils ont installé entre eux un “tiers de confiance”, un de ces middlemen que l’on rencontre si souvent dans les négociations entre des personnes qui ne peuvent se connaître directement, notamment dans le commerce international (d’où les confréries, les guildes, les ligues, les mafias, etc.). Mais alors on sort d’une relation pair à pair (P2P), horizontale, pour entrer dans un système centralisé – une dérive que le Bitcoin veut éviter à tout prix, comme on le verra.

Qui garde les gardiens eux-mêmes ?
Comment et pourquoi, en effet, faire confiance au “tiers de confiance”, même s’il a l’agrément des deux parties ? C’est un problème vieux comme le monde, évidemment, mais qu’a posé d’une manière remarquable un certain Juvénal, satiriste latin du premier siècle après J.-C. Il avait peut-être entendu parler des victoires de César en Gaule et ailleurs, qui étaient encore dans toutes les mémoires.

Mais se préoccupant surtout de la garde des femmes, ce poète qui se méfiait du Beau Sexe, posait la question : “Quis custodiet ipsos custodes ?” – Qui garde les gardiens eux-mêmes ? Il supposait que le pouvoir érotique des femmes était tel que les hommes préposés à leur garde céderaient tôt ou tard à leurs charmes. La question est fascinante non tant par le problème que posait Juvénal, mais parce qu’elle est infiniment “régressive”.

De fait, à supposer que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ? et ainsi de suite. Tout à l’heure, la connaissance commune était impossible. Ici, c’est la confiance elle-même qui est impossible.

“A supposer que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ? et ainsi de suite”

Aussi bien, la question de Juvénal a-t-elle été évoquée, et même convoquée, au cours des siècles, pour toutes sortes de sujets moins frivoles, comme par exemple la Loi fondamentale de tel ou tel pays (qui garde les gardiens de la Constitution ?). Ou encore le système bancaire. À supposer qu’une banque centrale soit en charge de la surveillance des banques, qui garde la banque centrale ? Question tout à fait actuelle que l’on se pose tous les jours.

Beaucoup de mystère entoure la naissance du Bitcoin, mais ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard s’il est né en 2008, l’année fatidique où l’ensemble du système bancaire mondial était secoué par une défiance que l’on n’avait pas vue depuis la méga-crise de 1929. Cette entrée en scène était d’autant plus fracassante que l’OVNI numérique qui se présentait comme une nouvelle monnaie prétendait résoudre la question que Juvénal aurait pu poser s’il avait été un économiste : qui garde les gardiens de la monnaie ?

Embarquement pour Yap
Pour avancer dans notre connaissance de la manière dont le Bitcoin résout tout à la fois les problèmes de la connaissance commune et de la confiance pair à pair, il nous faut quitter l’Europe aux anciens parapets pour une croisière dans le Pacifique. Faisons donc escale à Yap, l’une des Îles Carolines, avec comme guide un certain William Henry Furness III. Cet anthropologue américain y passa plusieurs mois en 1903. De l’étrange système monétaire qui gouvernait les échanges à Yap, Furness tira un livre, ‘The Island of Money Stone’, fort intéressant pour notre propos.

L’île était dépourvue de ces métaux que d’autres peuplades, mieux pourvues par la nature, choisissaient comme moyens de paiement. Aussi les Yapiens avaient-ils recours à de la pierre pour “fabriquer” de la monnaie. Pas n’importe quel caillou évidemment. Il s’agissait de grosses pierres solides, épaisses, de 30 cm à 3,6 m de diamètre, tirées d’une carrière qui se trouvait dans une île voisine à plus de 600 km de là. Ces pierres, après avoir été extraites – “minées” dans le langage du Bitcoin – étaient acheminées sur des radeaux jusqu’à leur île par des Yapiens, habiles navigateurs.

Des pierres comme moyens d’échange
Ensuite, ces mêmes pierres servaient de moyens d’échange, avec cette particularité qu’étant trop lourdes pour être déplacées, elles restaient immobiles, ne bougeant plus de l’endroit où on les avait débarquées. Chaque Yapien avait en mémoire, à un moment donné, le montant de monnaie dont il disposait à la suite d’échanges, de travail, d’héritage, de dons.

Il connaissait aussi les “sommes” dont disposait chacun des habitants de l’île. Autrement dit, chacun se souvenait pour chaque pierre de l’ensemble des transactions pour lesquelles elle avait servi d’instrument d’échange. Depuis qu’elle avait été apportée sur l’île, chaque pierre portait – dans le souvenir des Yapiens – la trace des transactions dont elle avait été le truchement.

Ces braves gens devaient avoir une capacité phénoménale de mémorisation pour savoir à n’importe quel moment qui avait quoi sur leur île, et de qui il le tenait. Il est vrai qu’ils n’avaient pas inventé quelque écriture que ce soit, ce qui les obligeait à apprendre toutes sortes de choses par cœur. Qui a dit que l’oralité est une force qui ne s’efface pas ? La sophistication du système yapien était poussée très loin, comme on va le voir par l’anecdote que raconte William Furness.

Cette pierre inconnue
L’anthropologue s’était fait un ami sur place, du nom de Fatumak, en qui il avait toute confiance. Et Fatumak lui avait certifié qu’il y avait dans le village voisin une famille dont la fortune était bien connue de tous, matérialisée par une énorme pierre. Un ancêtre était à l’origine de l’expédition qui avait permis de rapporter ce trésor.

Pourtant personne, pas même les membres de cette opulente famille, n’avait vu cette pierre. Et pour cause ! Depuis deux ou trois générations, cette pierre gisait par trente mètres au fond de la mer. Au moment d’aborder la plage de Yap, en effet, l’équipage de l’esquif avait subi une violente tempête et pour sauver leur peau, les navigateurs s’étaient séparés du radeau où ils avaient installé leur pesant butin, lequel fut immédiatement englouti par les flots.

Depuis cet accident dont il fut reconnu que personne n’était responsable, la pierre gisait à trente mètres au fond de l’eau. Avec les moyens de l’époque, il était évidemment impossible de la sortir de là. Mais à quoi bon ? Cette énorme pierre avait autant d’existence que les autres pierres disséminées un peu partout dans l’île d’Yap. Elle était inscrite dans la mémoire de tous les Yapiens. Pourquoi ne resterait-elle pas immobile comme les autres, fût-ce au fond de l’eau et strictement invisible ?

Banque centrale avant la lettre
S’ils avaient inventé l’écriture, les Yapiens auraient peut-être été tentés d’installer au centre du système un personnage qu’ils auraient chargé de tenir le livre des comptes des habitants de l’île, une sorte de banque centrale avant la lettre.

Les Yapiens auraient pu alors se passer de mémoriser l’ensemble des transactions de chacun avec chacun ainsi que l’historique de chaque pierre, visible ou invisible. Évidemment, le personnage au centre, ce “tiers de confiance”, devait être insoupçonnable de la moindre tricherie. Comment en être sûr ? Ce gardien des comptes, qui le garderait ? Même s’ils n’avaient jamais entendu parler de Juvénal, les Yapiens seraient tombés dans le piège de la question que le poète latin avait posée à l’autre bout du monde.

Mais justement ! Ne sachant ni lire ni écrire, ils nous ont laissé la trace d’un système monétaire effectivement décentralisé et sans gardien. Une trace bien vivante bien qu’inconsciente : Narayana Kocherlakota, président de la Federal Reserve Bank of Minneapolis, a écrit tout un papier pour démontrer que “d’un point de vue technologique, la monnaie était équivalente à une forme primitive de mémoire”. Alors même qu’il paraît ignorer tout de l’exemple yapien !

Après l’exemple yapien
Supposons maintenant que ces mêmes Yapiens disposaient de la formidable puissance de mémoire et de calcul dont jouit aujourd’hui le moindre de nos ordinateurs ou de nos smartphones. Alors ils se seraient passés de toute banque centrale et auraient inventé le Bitcoin. C’est exactement ce qui est arrivé à une minuscule équipe d’informaticiens qui ont introduit sur le marché une monnaie qui n’a pas besoin de “tiers de confiance”, qui fonctionne “de pair à pair”, et dont le succès a été ces dernières années foudroyant.

Ce système n’aurait-il pas enfin résolu, au moins sur le plan monétaire, le problème posé par nos deux généraux gaulois et par ce cher Juvénal ? La performance du Bitcoin est si spectaculaire qu’on se propose maintenant de l’extrapoler dans beaucoup d’autres domaines où l’on a besoin de certificats infalsifiables (immobilier, cadastre, brevet, etc.).


Source contrepoints.org
Par Philippe Simonnot.



Philippe Simonnot (né en 1939) est un économiste français, ancien journaliste et docteur ès sciences économiques, directeur de l'observatoire des religions et de l'observatoire économique de la Méditerranée.