Des élites sans foi ni loi
François Hollande vient d'annoncer les grandes
lignes d'un projet de moralisation de la vie politique. Pour The Observer, le
recul de la vertu est le fléau de notre temps.
Il fut un
temps où l’on jugeait impératif de mener une existence vertueuse. Il était
question d’intégrité, d’engagement envers un but dépassant l’enrichissement
personnel, d’un certain altruisme, pour ne pas dire d’humilité. Ceux qui se
trouvaient au sommet y étaient peut-être parvenus en se montrant implacables et
ambitieux, mais ils savaient que pour gouverner il fallait donner l’exemple, et
que cela nécessitait d’autres qualités que de simplement penser à soi.
Cette
époque est révolue. Le plus grand défaut de la contre-révolution libérale est
peut-être d’avoir consacré tant d’énergie à démontrer que la vertu, quelle que
soit son importance dans la sphère privée, n’a aucune valeur dans la sphère
publique. Le recul de la vertu est désormais le fléau de notre temps. Il est
légitime de faire preuve de cupidité ; une seule chose compte, accumuler
des richesses, peu importe comment, y compris à coups de primes scandaleuses ou
d’évasion fiscale. Or, dans tout l’Occident, cette attitude a des conséquences
de plus en plus perceptibles. La politique, les affaires et la finance en sont
aujourd’hui affligées au point d’être dysfonctionnelles, et la population n’a
plus aucune confiance dans ce qu’il est convenu d’appeler “les élites”.
L’affaire
que vit la France en est un exemple classique. François Hollande a été élu
président il y a moins d’un an en promettant “un
gouvernement exemplaire” après la boue des années Sarkozy. Et c’est là
qu’intervient Jérôme Cahuzac. Le mois dernier encore, il était ministre
socialiste délégué au Budget, porte-étendard de la croisade contre l’évasion
fiscale. Il a été révélé qu’il avait lui-même mis 600 000 euros à
l’abri sur un compte secret en Suisse. Il a démissionné, mais l’événement est à
l’origine d’une crise à la fois pour le président français et pour l’ensemble
du système et de la classe politiques du pays.
Déjà deux
anciens présidents – Chirac et Sarkozy – se sont empêtrés dans des
histoires de détournement de fonds et de financement illégal de campagne. Mais
l’affaire Cahuzac va plus loin, car l’hypocrisie y rejoint l’illégalité.
Repoussés à la troisième place par le Front national lors d’une récente
élection législative partielle [le 24 mars, dans la deuxième circonscription de
l’Oise, l’UMP l’a emporté avec 51,41 % des voix, le FN a obtenu
48,4 % des suffrages], les socialistes de Hollande se voient maintenant
accuser non seulement d’incompétence et de manque d’objectifs politiques, mais
aussi de duplicité. Qui prendra conscience de l’importance de la vertu
publique ?
La droite
conventionnelle se trouvant tout aussi désemparée et compromise, on court le
risque que le Front national ne soit le premier à en bénéficier, en jouant sur
la désillusion que suscitent d’une part les politiques et d’autre part les
élites dans leur ensemble. Il semble bien que les règles qui s’appliquent aux
petites gens, confrontés à l’austérité, à la dégradation de leur niveau de vie
et à un chômage qui a atteint son maximum depuis seize ans, ne vaillent pas
pour les hautes sphères.
Pendant ce
temps, en Espagne, le Premier ministre Mariano Rajoy a été accusé d’avoir
dissimulé 250 000 euros au fisc. Et Cristina, la fille du roi Juan
Carlos en personne, va elle aussi devoir rendre des comptes devant la justice
au sujet des affaires douteuses de son mari. En Italie, le Mouvement
5 étoiles de Beppe Grillo a remporté près de 30 % des suffrages, un
vote largement protestataire face à la corruption de l’ensemble de la classe
politique. Aujourd’hui, l’Etat est jugé à la fois inefficace et répressif. Les
riches n’ont aucun scrupule à dissimuler leurs richesses et l’évasion fiscale
motivée par l’égoïsme est considérée comme une attitude légitime, voire une
obligation morale. Le Royaume-Uni n’échappe pas à cette tendance. Le scandale
des notes de frais des députés en 2009 n’a peut-être pas atteint les niveaux
d’hypocrisie et de corruption de l’affaire Cahuzac, mais les racines du
problème sont les mêmes.
Nous
connaissons les principes fondamentaux d’une société plus juste : une
proportion équitable entre la récompense et l’effort, l’entraide en temps de
crise et une juste répartition des richesses lors des embellies. Mais une
société de ce genre a besoin d’hommes et de femmes animés des mêmes vertus. Il
y a encore cinquante ans, la foi en Dieu servait de caution à la morale et,
même si les élites se comportaient mal, au moins elles savaient que c’était
répréhensible. Aujourd’hui, nous traversons une période de révolte des élites,
comme le redoutait il y a vingt ans l’historien [américain] Christopher Lasch.
Le code éthique soutenu par les valeurs chrétiennes et garant d’une certaine
équité a été sapé par la laïcisation et les préceptes du libre-échange. Et il
n’y a plus non plus de mouvements de travailleurs puissants, portés par les
valeurs du socialisme, pour obliger les élites à être honnêtes.
Selon
Lasch, la seule solution réside dans la réaffirmation de la démocratie. Ce dont
nous avons besoin, ce n’est pas d’une démocratie où le référendum reste
exceptionnel. Nous avons besoin de revenir aux fondements de la démocratie, une
démocratie de la transparence et de la responsabilité, avec des mécanismes et
des procédés inscrits dans la Constitution qui obligeraient nos dirigeants du
public et du privé à rendre des comptes au jour le jour. Nous sommes désormais
mieux informés sur les dessous de la politique, d’où la chute de Cahuzac. Mais
ce n’est qu’un début. Pour restaurer la confiance, nous avons besoin d’encore
plus de transparence, avec les mêmes principes appliqués à nos entreprises et à
nos banques. Il faut repenser la légitimité du domaine public et de
l’intervention publique. Il est temps que nos dirigeants – dans le secteur
public comme dans le privé – rendent des comptes.
Dessin de Bénédicte, Suisse.
Source Courrier International