Entretien avec Russel Banks
Il
reste le meilleur portraitiste des marginaux de l’Amérique. Son nouveau roman, Lointain souvenir de la peau, suit un jeune
exclu accusé de pédophilie. Rencontre avec Russell Banks, écrivain généreux.
Russell Banks (Alexandre Guirkinger).
"Vous fumez ? Merveilleux ! Je peux vous
en piquer une ? Vous comprenez, j’ai arrêté le tabac." Cet après-midi
ensoleillé de mars, Russell Banks a le contact direct et chaleureux, ce qui ne
se démentira pas pendant tout le temps de l’entretien. Bel homme aux cheveux
blancs, élégant en costume anthracite et fin diamant à l’oreille gauche, Banks
est du pain béni pour tout amoureux de littérature américaine. Presque une
caricature ambulante d’écrivain US qui validerait par sa seule existence toute
notre fantasmagorie de petit Français élevé au lait de Faulkner ou d’Hemingway
: issu des classes populaires, fils d’un plombier alcoolique qui le cognait,
sauvé par la seule grâce de l’écriture.
Une belle histoire de rédemption typiquement
américaine : contrairement à leurs homologues français, nombre d’auteurs US
viennent de milieux défavorisés et d’existences roots. Très vite, Russell Banks
s’est d’ailleurs mis à écrire sur les laissés-pour-compte de la société
américaine, ne reniant jamais ses origines. S’il avait pourtant opéré depuis
dix-sept ans et Sous le règne de Bone un détour par des personnages plus aisés
(dans American Darling, entre autres), il renoue enfin dans Lointain souvenir de
la peau avec ce qu’il fait de mieux – explorer la vie des marginaux -, sans
rien oublier des questions les plus contemporaines telles le web, la
pornographie ou le sexe virtuel.
De cette dématérialisation du corps et du sexe,
le Kid, 22 ans, est le meilleur symptôme et aussi la victime : un gamin qui n’a
jamais fait l’amour, solitaire dans une famille dysfonctionnelle, et qui ne
connaît les femmes qu’à travers des images pornographiques qu’il visionne
assidûment. Dès le début, on le découvre vivant sous un pont avec d’autres SDF,
prisonnier d’une accusation de crime pédophile et d’un bracelet électronique,
avec pour seule attache affective un iguane surnommé Iggy.
La force de Russell Banks est de susciter notre
empathie pour ce personnage hors norme, même si l’on ne saura pas avant la
moitié du roman quelle est la nature véritable de son crime. D’autres
personnages tenteront de venir à sa rescousse, comme l’étrange et obèse
Professeur, hanté par force secrets et autres obsessions, marié mais dont la
vie sexuelle est aussi réduite à néant.
Russell Banks signe dans Lointain souvenir de
la peau ses plus grandes scènes d’anthologie, typiques d’une grande tradition
littéraire américaine, c’est-à-dire profondément marquantes grâce à une
puissance visuelle inouïe : une descente de flics édifiante, un ouragan où les
pires criminels se révèlent d’une humanité bouleversante, etc. Car il a beau
être devenu l’un des plus grands écrivains américains, Russell Banks n’a rien
perdu de son exigence d’être humain. C’est peut-être pourquoi aussi il est l’un
des écrivains qu’on a le plus de plaisir à rencontrer.
Vous n’aviez pas écrit autour des classes défavorisées et des
SDF depuis Sous le règne de Bone en
1995. Qu’est-ce qui a motivé ce retour à votre thème de prédilection ?
Russell
Banks - Je vis à Miami Beach six mois par an. Un jour, dans le journal, je lis
qu’une colonie de SDF campe sur le quai que je vois depuis mon balcon : des
hommes jugés pour des crimes sexuels et à qui, après leur sortie de prison, on
interdit de vivre près de lieux fréquentés par des enfants, donc à peu près
partout. Ils campent donc ensemble, avec des bracelets électroniques : des
parias dans une prison virtuelle, invisibles aux autres. Cela m’a bouleversé.
Je peux très bien imaginer comment on en arrive là, être un gamin sexuellement
perturbé qui se retrouve catalogué criminel sexuel et doit survivre dans la rue
parmi de véritables pédophiles. Je connais le fils d’un ami qui, à 22 ans, a eu
une liaison avec une fille de 15 ans : la police l’a arrêté alors que leur
relation était très tendre. C’est à partir de tout ça que j’ai imaginé le Kid.
Par
ailleurs, je réfléchissais depuis longtemps à la diffusion de la pornographie
sur le web et à notre impossibilité d’y échapper. Et aussi à la virtualisation
des contacts humains. La façon dont on communique intimement les uns avec les
autres passe de plus en plus par internet. Je ne porte pas de jugement
là-dessus, simplement je m’interroge sur les conséquences que cela peut avoir
sur les mentalités. Car culturellement, il s’agit d’un changement très
important. Je constatais aussi un certain affolement à protéger nos enfants,
devenu un véritable symptôme : on croit qu’on ne peut les protéger qu’à grands
coups de lois. Aux Etats-Unis, les politiciens exploitent ainsi nos peurs pour
installer leur pouvoir.
Écrivez-vous généralement contre ?
C’est
inévitable : si on écrit pour, on écrit forcément contre. Mais je dirais que
j’écris d’abord pour, c’est-à-dire pour mes personnages, par compassion pour
eux. Donc, écrire contre, c’est écrire contre ce qui va contre eux : les
ennemis de mes personnages sont mes ennemis (rires).
Comme tous les romanciers, j’écris aussi contre les idées reçues et
l’étroitesse d’esprit. Le roman est la meilleure des formes pour restituer avec
empathie, et le plus dignement possible, la vie intérieure des êtres humains.
Depuis Cervantès et le XVIe siècle, la littérature s’est toujours emparée de
l’intériorité d’un personnage en lui donnant du sens. Je pense que le roman
reste la forme artistique la plus démocratique qui soit. Sinon, je n’ai pas
d’idéologie ou de position politique quand j’écris.
Quelles sont les conséquences du web et de la pornographie ?
A un
moment du récit, le Kid rencontre un écrivain et lui dit que les romanciers
posent des questions mais n’apportent pas de réponses. Eh bien c’est ce que je
vous répondrais. Ce soir, par exemple (mardi 13
mars – ndlr), je dois faire une conférence sur la pornographie à la BNF
avec un philosophe et franchement, je ne sais pas quoi en dire… Sinon peut-être
que si j’ai plutôt des idées libertaires dans ce domaine, nous devons avoir
conscience des dangers de la pornographie, comme pour l’alcool ou le tabac –
sans pour autant que ça devienne illégal. C’est bien la seule position que je
peux prendre sur le sujet. Et peut-être aussi que la propagation virtuelle de
la pornographie risque de brouiller les limites entre fantasmes et réalité,
créer une sorte de zone grise dans laquelle les adolescents vont vivre leur
sexualité.
En
fait, le sujet principal de mon livre n’est pas tant internet ou la
pornographie que la perte de contact avec notre propre corps. Pour les
Américains, c’est encore plus évident. Il suffit de sortir des villes pour
constater que l’obésité s’est propagée à la vitesse d’une épidémie. C’en est
tellement choquant que je ne m’y suis jamais habitué. Est-ce dû à
l’industrialisation de la nourriture ? Au manque d’argent ? Est-ce une question
de classe sociale ? Je ne saurais le dire. Il serait facile de les mépriser
mais ce sont des victimes.
Manger pourrait ressembler à une forme d’addiction, comme la
pornographie. En fait, votre livre peut se lire comme un grand livre sur
l’obsession.
Peut-être,
oui… Mais pour être honnête, j’essaie encore de comprendre sur quoi porte mon
roman. Et je n’y arrive pas. Je ne sais pas sur quoi j’écris.
Avez-vous une technique d’écriture ? Des scènes que vous aimez
particulièrement travailler ?
Pour
ce roman, j’ai adoré relater les échanges de mails entre le Kid et la fille
qu’il drague sur le net, parce que cela m’a amené à pratiquer un langage que je
n’avais jamais exploré. D’ailleurs, j’aimerais écrire un roman entièrement
composé de tweets, de mails ou de chats. Ce langage et ses limites
m’intéressent beaucoup. Quant à ma technique, il me faut avant tout visualiser
les scènes que j’écris. Je "vois" mes scènes comme si je rêvais. Si
je ne vois plus, c’est que j’ai un problème d’écriture. Tout mon travail est
très visuel. Il me faut avoir l’impression d’être le témoin de quelque chose.
Pour moi, écrire, c’est être un témoin.
Qu’avez-vous appris durant ces quatre décennies d’écriture ?
Jeune,
j’ignorais ce que je faisais en écrivant et, comme cela me rendait anxieux, le
fait même d’écrire devenait difficile. Bref, je ne m’en sortais pas. En
vieillissant, je ne sais toujours pas où je vais quand j’écris, mais cela ne
m’angoisse plus du tout. J’ai même compris que ça faisait partie du processus
littéraire. Si j’avais trop conscience de ce que je suis en train de faire, ce
serait mauvais, je ne serais plus en train d’écrire mais de prêcher ce que je
sais déjà. Mon mentor, quand j’étais jeune, était l’écrivain Nelson Algren. Il
ne cessait de me dire qu’un écrivain qui sait ce qu’il fait n’en sait au fond
pas très long.
Pensez-vous appartenir à une tradition littéraire américaine ?
Je le
croyais car, plus jeune, mes modèles littéraires étaient américains : Hemingway
et Faulkner vivaient encore, ces auteurs du XXe siècle ont été très présents
pour moi. Aujourd’hui, si en tant que citoyen je me sens certes américain, en
tant qu’écrivain je ne me sens d’aucune nationalité. Je me sens aussi proche
d’un écrivain chinois ou cubain que d’un écrivain américain. Essayer d’écrire
de la littérature transcende la langue, la nation, le genre sexuel. Nous
appartenons tous à la même tribu.
Diriez-vous pourtant, comme beaucoup le pensent de vous, que
votre grand sujet reste l’Amérique ?
C’est
inévitable, puisque j’y vis et que les Américains sont les gens que je connais
le mieux. Mais dans American Darling par
exemple, je parlais beaucoup de l’Afrique. Et les questions qu’aborde Lointain souvenir de la peau – internet, la
pornographie, etc. – sont communes à l’ensemble du monde occidental. C’est pour
cela que j’ai changé le nom de la ville, qui ne s’appelle plus Miami, et que je
n’ai pas donné de noms à mes personnages autres que le Kid, le Professeur, l’Ecrivain
: ce sont des archétypes. La particularité américaine, c’est le problème que
pose ce qu’on appelle le libéralisme sexuel : il suscite une peur et provoque
une montée des intégrismes catholiques ou musulmans.
Vous vous êtes beaucoup engagé contre George W. Bush. A présent
que Barack Obama est président, avez-vous encore des raisons de vous battre ?
Oh
oui. On ne vit pas encore dans une société dénuée de racisme. Et dans notre
monde, l’écart entre riches et pauvres s’agrandit dangereusement.
Que pensez-vous d’Obama ?
D’abord,
Obama n’est pas un malade mental, ce qui est extrêmement rare dans l’histoire
des présidents américains. J’ai voté et voterai encore pour lui. N’oublions pas
qu’il a récupéré le pays dans un sale état : huit ans de Bush, deux guerres et
une économie foutue. Il a fait du bon boulot. Mais je ne me faisais pas non
plus de grandes illusions : je n’ai jamais espéré qu’il soit autre chose qu’un
centriste et c’est ce qu’il est. S’il remporte la prochaine élection – et je
suis sûr qu’il va gagner tant les républicains sont incapables -, il aura cette
fois-ci le temps de réaliser avec plus de liberté ses propres idées plutôt que
de rectifier les conneries des autres.
Et si
on peut sortir de l’Afghanistan, de l’Irak, si Israël et l’Iran n’entrent pas
en guerre, si l’économie se rétablit, nous pourrons enfin respirer un peu et
commencer à réparer ce qui ne va pas chez nous en réinvestissant dans
l’éducation, l’énergie, etc. Ce n’est jamais facile d’atteindre ces buts en
Amérique, car c’est un pays essentiellement conservateur, religieux et raciste.
C’est avec ça que nous avons à dealer et c’est pourquoi il nous est si
difficile d’atteindre des buts progressistes.
Ecrivez-vous encore des tribunes dans la presse ?
Vous
savez, je vais avoir 72 ans. Quand je pense à mes 60 ans, j’ai l’impression que
c’était hier, alors je sais que le temps qui me sépare de mes 80 ans va passer
à la vitesse de l’éclair. En vieillissant, j’ai une conscience de plus en plus
aiguë du temps qui passe. Je compte utiliser les années qui me restent à écrire
de la fiction, pas du journalisme.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune écrivain ?
En
ces temps de peopolisation, se concentrer sur ce qu’il écrit, pas sur sa
carrière. Sa carrière, c’est à d’autres de s’en occuper.
Source les inrocks Nelly Kaprièlian