Photo : Benoît Linero Entretien avec Paul Dumouchel
Par Xavier Lacavalerie (Télérama), publié le 11/05/2011
“Quand l'Etat n'a plus d'ennemis extérieurs, il multiplie les ennemis intérieurs”
Génocides, épurations, pogroms... les massacres de masse sont la forme moderne de la violence des Etats. Un “sacrifice inutile” pour le politologue canadien Paul Dumouchel.
Peu connu du grand public, le Canadien Paul Dumouchel, francophone mais non québécois, enseigne la philosophie politique à l'université Ritsumeikan de Kyoto, au Japon. Dans son dernier ouvrage, Le Sacrifice inutile, il s'interroge sur la violence des Etats, orchestrant épurations, pogroms, nettoyages ethniques et génocides avec une constance d'autant plus inquiétante qu'elle en est devenue presque banale. Rencontre avec l'un des derniers épicuriens de la terre, qui regarde avec curiosité, lucidité et inquiétude notre embarquement pour l'apocalypse joyeuse...
Dans Le Sacrifice inutile, vous traitez de la violence des Etats, non plus dans son aspect traditionnel (les guerres) mais sous ses formes « modernes », les massacres de masse...
Quand on étudie la philosophe politique, la première chose que l'on apprend, c'est que l'Etat est chargé de défendre ses propres citoyens et d'assurer leur sauvegarde : il doit à la fois les protéger les uns des autres et les défendre, par tous les moyens, y compris la guerre, contre les adversaires extérieurs. Or, quand on plonge dans l'histoire récente du XXe siècle, on croise des Etats qui, au contraire, se retournent contre leurs propres citoyens, ou une partie d'entre eux, et organisent massacres ou nettoyages ethniques. Rappelons, par exemple, le comportement des nazis traquant les juifs de leur pays puis de l'Europe entière ; ou encore, plus près de nous, au Rwanda, le massacre à la machette de la communauté tutsi par celle des Hutu. Pour ne pas évoquer ce qui s'est passé en Turquie (contre les Arméniens), au Cambodge, en Russie, en Argentine, au Chili ou ailleurs, la liste serait trop longue et jamais exhaustive... C'est un scandale difficilement admissible. Que les Etats soient violents dans leurs rapports les uns avec les autres, qu'ils conspirent en permanence, fomentent des guerres, cherchent à assurer une hégémonie sur leurs voisins peut à la rigueur paraître acceptable et naturel, sinon normal. Mais qu'ils se retournent contre leurs propres citoyens et exterminent un très grand nombre d'entre eux, voilà qui apparaît comme une situation nouvelle plutôt étrange...
Pourtant cela ne date pas d'hier, si l'on prend en compte les guerres civiles, les coups d'Etat ou les guerres de religion qui ont nourri notre histoire, comme aujourd'hui en Libye...
Justement : les développements récents des événements en Libye illustrent parfaitement l'une des thèses centrales de mon ouvrage sur notre conception de la légitimité politique et de la légitimité de la violence quand elle est elle-même destinée à protéger contre la violence. L'argument qui a servi de base à la résolution de l'ONU permettant l'intervention des « alliés » est justement que le colonel Khadafi assassine ses propres citoyens. Il apparaît désormais comme ayant perdu toute légitimité puisqu'il a trahi le pacte politique fondamental. Au contraire, les « alliés » se présentent comme défenseurs des civils libyens. Dès lors, le bombardement massif d'installations militaires et le recours à une violence beaucoup plus grande que celle que Khadafi aurait pu mobiliser nous apparaît comme légitime, malgré les inévitables « dommages collatéraux » auxquels elle va donner lieu. Cette opération « protection de la population civile », dont il est difficile de savoir quand et comment elle va s'achever et dont les objectifs politiques réels sont loin d'être clairs, illustre l'ambiguïté fondamentale de toute tentative de se protéger de la violence par la violence.
Mais c'est peut-être la définition du fameux « contrat social » qu'il faudrait revoir, cet accord supposé entre les humains pour éviter la guerre de tous contre tous, à l'origine des sociétés modernes...
Sûrement. Ce « contrat » repose sur un imaginaire humaniste héritier du christianisme et des liens de solidarité réciproques inventés depuis l'aurore des temps par l'humanité aspirant à une vie sociale acceptable. Selon la thèse classique, l'Etat a pour fonction première de nous protéger de cette violence que les individus peuvent exercer les uns contre les autres. Ainsi, un philosophe comme Thomas Hobbes (1588-1679), l'un des premiers brillants représentants de cette tradition politique, explique dans son fameux ouvrage Le Léviathan que c'est par la violence que l'Etat nous protège de la violence. Nous renonçons à notre propre violence pour régler un différend personnel avec notre voisin - pour cela, il y a des lois -, mais nous transférons ce à quoi nous avons renoncé à l'Etat et à sa puissance coercitive qui métamorphose cette violence et la rend légitime. Il y a donc désormais une « bonne violence », celle de l'Etat, qui conduit forcément à la paix et à la prospérité, et une « mauvaise », qui n'engendre que le désordre et le chaos. Un philosophe moderne comme Max Weber résume parfaitement cette idée quand il définit l'Etat comme l'institution qui détient le monopole de la violence légitime. (C'est la définition qu'il en donne dans Le Savant et le Politique - Plon, 1959).
Il peut arriver que la violence étatique soit juste, par exemple dans le désir de propager certaines idées émancipatrices, comme ce fut le cas pendant la Révolution française, ou encore dans la lutte contre les pouvoirs totalitaires comme le nazisme...
Et ce n'est pas contradictoire. La mise en place du patriotisme et du nationalisme au XIXe siècle va de pair avec le renoncement à la violence « privée ». L'essentiel, c'est que la violence reste toujours entre les mains de l'Etat. Car c'est l'Etat qui doit légitimer les sacrifices que chacun accepte de faire, à la nation, à la cause ouvrière, à la liberté, à n'importe quelle cause transcendant l'individu. Mais force est de constater de nos jours que la violence politique s'est avérée incapable de donner naissance à un ordre stable et que les crimes contre l'humanité se multiplient...
Vous n'employez jamais le mot « génocide »...
J'évite toujours soigneusement d'employer ce mot, notion récente qui date du lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ne désigne scientifiquement rien de plus que les autres mots, tels que « massacre », que l'on employait jusqu'alors, mais qui est malheureusement placé sous le feu des projecteurs depuis que le législateur s'en est mêlé, punissant aussi bien celui qui conteste les réalités qu'il recouvre que celui qui refuse de l'utiliser concernant certains faits précis, comme l'extermination des Arméniens en 1915-1916 en Anatolie. Le mot est quand même très précis : « déportation et destruction radicale et méthodique d'un groupe ethnique en peu de temps »... Alors, parlons de génocide généralisé au cours de notre Histoire. Car vous pensez bien que ce type de pratique n'est pas né d'hier. Il est vieux comme l'histoire de l'humanité ! Vous n'avez qu'à aller chercher du côté de la Grèce ancienne ou de la Rome antique, quand des populations entières étaient passées au fil de l'épée par leurs vainqueurs, les villes pillées et rasées, leur site labouré et recouvert de sel pour que plus rien ne puisse y pousser et personne y vivre. Massacre ou génocide, malheureusement, tout cela s'oublie vite. Car il existe une contrepartie à cette violence de nos Etats modernes : l'amnésie et surtout l'indifférence totale à l'intérieur de nos sociétés. Les liens de solidarité s'affaiblissent et se dissolvent de plus en plus, au point que chaque individu en arrive à se demander « est-ce que cela me concerne vraiment ? ». Surtout si le massacre est loin géographiquement, s'il ne touche aucun membre de votre famille, de votre clan, de votre communauté ou de vos intérêts.
Le modèle de notre grande indifférence, vous allez le chercher dans un fameux fait divers du XIXe siècle, le massacre horrible d'un petit noble qui a fasciné bien des historiens... (Voir Alain Corbin, Le Village des cannibales - Flammarion, coll. Champs histoire).
L'histoire s'est déroulée en 1870, dans la Dordogne, au petit village de Hautefaye, à l'occasion d'une foire. Un hobereau de la région, Alain de Monéys, a été violemment pris à partie par des forains, l'accusant, sans raisons précises, d'être un « Prussien », d'avoir tenu des propos défaitistes et crié « Vive la république ! » (nous sommes à la fin de la guerre de 1870, donc sous le second Empire). Pendant deux heures, il va être roué de coups, frappé à grand renfort de triques, de gourdins et de crochets de boucher, puis traîné sur la place publique, avant d'être brûlé vif, au milieu des vivats et des propos patriotiques.
“Mais, contrairement à la plupart des historiens, fascinés par l'horreur du crime et cherchant à le replacer dans le contexte historique et les violences paysannes, vous mettez plutôt l'accent sur l'indifférence de la majorité des présents, qui n'a absolument pas participé au crime !
Oui. Sur le foirail, il y avait environ huit cents personnes. Plus de six cents n'ont pas participé au lynchage. Elles ont regardé, questionné, parfois même protesté du bout des lèvres, quelques-unes ont même timidement tenté de s'interposer, mais finalement la grande majorité des présents est retournée vers ses occupations comme si de rien n'était. C'est cette indifférence-là qui m'intéresse. Cette passivité. Ils ont laissé faire, ils ont accepté implicitement, au fond indifférents à cette violence perpétrée par les autres sur un autre encore plus anonyme, qui ne leur est rien. Dans le cas des violences perpétrées par l'Etat contre ses citoyens, l'indifférence s'accompagne aussi parfois d'un sens de l'intérêt personnel bien compris. La délation joue ainsi un rôle essentiel. On dénonce son voisin, pas seulement parce qu'il est juif au temps du nazisme, résistant sous l'Occupation, suspect d'entretenir des sympathies avec l'ethnie ennemie au Rwanda, mais pour assouvir une vengeance personnelle, pour obtenir un bien ou un avantage quelconque, comme un divorce à peu de frais. Ces dénonciations qu'on qualifie de « malicieuses » sont la hantise des pouvoirs totalitaires. Les nazis, par exemple, les archives le prouvent, s'en méfiaient comme de la peste et recommandaient à leur police politique de bien faire la part entre la véracité des faits et les calomnies, parfois inventées à d'autres fins. L'indifférence renvoie finalement à ce qu'Hannah Arendt a appelé la « banalité du mal », à cette abstraction absolue de l'horreur qui n'est rien, ne représente rien, ne signifie plus rien pour la majorité des gens, qui d'ailleurs n'en veulent rien savoir.
Mais c'était à l'occasion d'un événement exemplaire et unique dans l'Histoire : le procès du fonctionnaire nazi Eichmann, responsable de la logistique ferroviaire destinée à envoyer à la mort des millions de déportés...
Oui, mais là encore, l'anecdote est exemplaire, et Hannah Arendt l'a très bien analysée. Tout le monde met l'accent sur la monstruosité de l'homme, ce bourreau coupable de vrais crimes contre l'humanité. Elle, elle est plutôt fascinée par le côté mesquin de ce bon petit fonctionnaire, plus soucieux d'être bien noté par ses supérieurs, de faire carrière, de bien planifier la circulation et le remplissage des trains que d'avoir envoyé à la mort des centaines de milliers de Polonais, de juifs, d'homosexuels et de résistants. Le jugement moral n'a aucun poids sur ce type d'individu. Plus généralement, j'essaie de montrer que ces actes horribles ne sont pas des accidents contigents de l'Histoire, mais des événements inscrits dans la structure même de l'Etat. Quand celui-ci n'a plus d'ennemis extérieurs, par un saisissant retournement, il se met à multiplier les ennemis intérieurs. Regardez ce qui se passe aujourd'hui avec le fondamentalisme religieux et l'islam, cette crainte permanente du terrorisme et les comportements sécuritaires qui en découlent...
L'année 2001 et les attaques du World Trade Center de New York par al-Qaida marquent donc une vraie rupture ?
Non, c'est avant que tout s'est joué, dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. A partir du moment où le monde n'était plus divisé en deux blocs, on a vu revenir la guerre en Europe, l'affrontement des différentes communautés composant l'ex-Yougoslavie. On a vu aussi les démocraties repartir en guerre, avec des conflits bien différents des affrontements passés, comme la Seconde Guerre mondiale ou les guerres de libération coloniale. Le discours dominant qui veut que là où il y a la démocratie il n'y a plus de guerre est devenu caduc, pour ne pas dire complètement faux. Dans tous les pays occidentaux, on vit avec l'angoisse de l'ennemi intérieur, qui peut commettre des attentats-suicides, détourner les avions, faire sauter les trains. Nous sommes devenus une société de pansurveillance. On se sent même obligé de légiférer - et à l'unanimité, même dans un pays qui connaît une crise politique sans précédent comme la Belgique ! - sur la façon dont les gens doivent s'habiller, en interdisant un vêtement symbolique et « dangereux », que seules 2 000 femmes tout au plus arborent, souvent en guise de provocation. Vous parlez d'une menace !
Cet affolement de la raison politique ne révèle-t-il pas justement l'échec de son mécanisme constitutif ?
Une des thèses centrales de mon livre est que l'ordre politique moderne constitue un mécanisme de protection de la violence qui repose sur un transfert et sur une économie de la violence semblable à ce que le philosophe et académicien René Girard a appelé le « mécanisme victimaire », qui fonde le sacré. Les sociétés humaines vivent de crises successives que des victimes désignées, qu'on appelle « boucs émissaires », dénouent en étant rituellement sacrifiées. L'ordre politique moderne est un descendant tardif du sacré ancien : il est apparu au moment où l'ordre sacrificiel, en s'effondrant dans le chaos des guerres de religion, s'est révélé incapable de remplir sa fonction de protection contre la violence. Les massacres perpétrés par les Etats contre leurs propres citoyens constituent à leur tour des dysfonctionnements de cette fonction de l'ordre politique. D'où le titre du livre, Le Sacrifice inutile, car si dans un premier moment ce nouvel ordre politique a rendu inutiles les sacrifices au sens propre, ce sont aujourd'hui les « sacrifices » qu'il exige qui sont eux-mêmes devenus inutiles, en raison de leur incapacité croissante à nous protéger de la violence, cette violence vieille comme l'histoire de l'humanité.
La raison politique peut-elle justifier l'assassinat de Ben Laden ?
Certes, Ben Laden était un criminel fanatique responsable de la mort de nombreux innocents, mais il aurait plutôt dû être publiquement jugé par un tribunal international le plus impartial possible. On a préféré prendre le risque d'en faire un martyr. Comment prétendre que justice a été faite ? Toutes les traces des événements ont disparu, ou, si elles existent encore, elles sont top secret. Il n'y aura pas et il ne pourra pas y avoir d'enquête. Les victimes devront se satisfaire de la parole des vainqueurs. La mort du numéro 1 d'al-Qaida prouve que la logique du nouvel ordre international n'est pas celle du droit, mais de la guerre et du « droit du plus fort ».